Lettres persanes/Lettre 50

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 105-106).

LETTRE l.

Rica à ***.


J’ai vu des gens chez qui la vertu étoit si naturelle qu’elle ne se faisoit pas même sentir : ils s’attachoient à leur devoir sans s’y plier, et s’y portoient comme par instinct ; bien loin de relever par leurs discours leurs rares qualités, il sembloit qu’elles n’avoient pas percé jusques à eux. Voilà les gens que j’aime ; non pas ces hommes vertueux qui semblent être étonnés de l’être, et qui regardent une bonne action comme un prodige dont le récit doit surprendre.

Si la modestie est une vertu nécessaire à ceux à qui le ciel a donné de grands talents, que peut-on dire de ces insectes qui osent faire paroître un orgueil qui déshonoreroit les plus grands hommes ?

Je vois de tous côtés des gens qui parlent sans cesse d’eux-mêmes : leurs conversations sont un miroir qui présente toujours leur impertinente figure ; ils vous parleront des moindres choses qui leur sont arrivées, et ils veulent que l’intérêt qu’ils y prennent les grossisse à vos yeux ; ils ont tout fait, tout vu, tout dit, tout pensé ; ils sont un modèle universel, un sujet de comparaisons inépuisable, une source d’exemples qui ne tarit jamais. Oh ! que la louange est fade lorsqu’elle réfléchit vers le lieu d’où elle part !

Il y a quelques jours qu’un homme de ce caractère nous accabla pendant deux heures de lui, de son mérite et de ses talents ; mais, comme il n’y a point de mouvement perpétuel dans le monde, il cessa de parler ; la conversation nous revint donc, et nous la prîmes.

Un homme qui paraissoit assez chagrin commença par se plaindre de l’ennui répandu dans les conversations. Quoi ! toujours des sots qui se peignent eux-mêmes, et qui ramènent tout à eux ? Vous avez raison, reprit brusquement notre discoureur. Il n’y a qu’à faire comme moi ; je ne me loue jamais ; j’ai du bien, de la naissance, je fais de la dépense ; mes amis disent que j’ai quelque esprit ; mais je ne parle jamais de tout cela : si j’ai quelques bonnes qualités, celle dont je fais le plus de cas, c’est ma modestie.

J’admirois cet impertinent, et, pendant qu’il parloit tout haut, je disois tout bas : Heureux celui qui a assez de vanité pour ne dire jamais de bien de lui ; qui craint ceux qui l’écoutent ; et ne compromet point son mérite avec l’orgueil des autres !

À Paris, le 20 de la lune de Rhamazan, 1713.