Lettres persanes/Lettre 39

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 82-84).

LETTRE xxxix.

Hagi[1] Ibbi au juif Ben Josué,.
Prosélyte Mahométan.
À Smyrne.


Il me semble, Ben Josué, qu’il y a toujours des signes éclatants qui préparent à la naissance des hommes extraordinaires ; comme si la nature souffroit une espèce de crise, et que la puissance céleste ne produisît qu’avec effort.

Il n’y a rien de si merveilleux que la naissance de Mahomet. Dieu qui, par les décrets de sa providence, avoit résolu, dès le commencement, d’envoyer aux hommes ce grand prophète pour enchaîner Satan, créa une lumière deux mille ans avant Adam, qui, passant d’élu en élu, d’ancêtre en ancêtre de Mahomet, parvint enfin jusques à lui comme un témoignage authentique qu’il étoit descendu des patriarches.

Ce fut aussi à cause de ce même prophète que Dieu ne voulut pas qu’aucun enfant fût conçu que la femme ne cessât d’être immonde, et que l’homme ne fût livré à la circoncision.

Il vint au monde circoncis, et la joie parut sur son visage dès sa naissance, la terre trembla trois fois, comme si elle eût enfanté elle-même ; toutes les idoles se prosternèrent ; les trônes des rois furent renversés ; Lucifer fut jeté au fond de la mer, et ce ne fut qu’après avoir nagé pendant quarante jours qu’il sortit de l’abîme et s’enfuit sur le mont Cabès, d’où, avec une voix terrible, il appela les anges.

Cette nuit, Dieu posa un terme entre l’homme et la femme, qu’aucun d’eux ne put passer. L’art des magiciens et négromants se trouva sans vertu. On entendit une voix du ciel, qui disoit ces paroles : J’ai envoyé au monde mon ami fidèle.

Selon le témoignage d’Isben Aben, historien arabe, les générations des oiseaux, des nuées, des vents, et tous les escadrons des anges, se réunirent pour élever cet enfant, et se disputèrent cet avantage. Les oiseaux disoient dans leurs gazouillements qu’il étoit plus commode qu’ils l’élevassent, parce qu’ils pouvoient plus facilement rassembler plusieurs fruits de divers lieux. Les vents murmuroient, et disoient : C’est plutôt à nous, parce que nous pouvons lui apporter de tous les endroits les odeurs les plus agréables. — Non, non, disoient les nuées, non ; c’est à nos soins qu’il sera confié, parce que nous lui ferons part à tous les instants de la fraîcheur des eaux. Là-dessus les anges indignés s’écrioient : Que nous restera-t-il donc à faire ? Mais une voix du Ciel fut entendue, qui termina toutes les disputes : Il ne sera point ôté d’entre les mains des mortels, parce qu’heureuses les mamelles qui l’allaiteront, et les mains qui le toucheront, et la maison qu’il habitera, et le lit où il reposera.

Après tant de témoignages si éclatants, mon cher Josué, il faut avoir un cœur de fer pour ne pas croire sa sainte loi. Que pouvait faire davantage le ciel pour autoriser sa mission divine, à moins de renverser la nature et de faire périr les hommes mêmes qu’il vouloit convaincre ?

À Paris, le 20 de la lune de Rhégeb, 1713.

  1. Hagi est un homme qui a fait le pélerinage de la Mecque.