Lettres persanes/Lettre 155

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 150-152).

LETTRE CLV.

USBEK À NESSIR.
À Ispahan.


Heureux celui qui, connoissant le prix d’une vie douce et tranquille, repose son cœur au milieu de sa famille, et ne connaît d’autre terre que celle qui lui a donné le jour.

Je vis dans un climat barbare, présent à tout ce qui m’importune, absent de tout ce qui m’intéresse. Une tristesse sombre me saisit ; je tombe dans un accablement affreux : il me semble que je m’anéantis ; et je ne me retrouve moi-même que lorsqu’une sombre jalousie vient s’allumer et enfanter dans mon âme la crainte, les soupçons, la haine et les regrets.

Tu me connois, Nessir ; tu as toujours vu dans mon cœur comme dans le tien : je te ferois pitié si tu savois mon état déplorable. J’attends quelquefois six mois entiers des nouvelles du sérail ; je compte tous les instants qui s’écoulent ; mon impatience me les allonge toujours ; et, lorsque celui qui a été tant attendu est prêt d’arriver, il se fait dans mon cœur une révolution soudaine : ma main tremble d’ouvrir une lettre fatale ; cette inquiétude qui me désespéroit, je la trouve l’état le plus heureux où je puisse être, et je crains d’en sortir par un coup plus cruel pour moi que mille morts.

Mais, quelque raison que j’aie eue de sortir de ma patrie, quoique je doive ma vie à ma retraite, je ne puis plus, Nessir, rester dans cet affreux exil. Et ne mourrois-je pas tout de même, en proie à mes chagrins ? J’ai pressé mille fois Rica de quitter cette terre étrangère ; mais il s’oppose à toutes mes résolutions ; il m’attache ici par mille prétextes : il semble qu’il ait oublié sa patrie ; ou plutôt il semble qu’il m’ait oublié moi-même, tant il est insensible à mes déplaisirs.

Malheureux que je suis ! Je souhaite de revoir ma patrie, peut-être pour devenir plus malheureux encore ! Eh ! qu’y ferai-je ? Je vais rapporter ma tête à mes ennemis. Ce n’est pas tout : j’entrerai dans le sérail ; il faut que j’y demande compte du temps funeste de mon absence : et si j’y trouve des coupables, que deviendrai-je ? Et si la seule idée m’accable de si loin, que sera-ce, lorsque ma présence la rendra plus vive ? que sera-ce, s’il faut que je voie, s’il faut que j’entende ce que je n’ose imaginer sans frémir ? que sera-ce, enfin, s’il faut que des châtiments que je prononcerai moi-même soient des marques éternelles de ma confusion et de mon désespoir ?

J’irai m’enfermer dans des murs plus terribles pour moi que pour les femmes qui y sont gardées ; j’y porterai tous mes soupçons ; leurs empressements ne m’en déroberont rien ; dans mon lit, dans leurs bras, je ne jouirai que de mes inquiétudes ; dans un temps si peu propre aux réflexions, ma jalousie trouvera à en faire. Rebut indigne de la nature humaine, esclaves vils dont le cœur a été fermé pour jamais à tous les sentiments de l’amour, vous ne gémiriez plus sur votre condition, si vous connoissiez le malheur de la mienne.

De Paris, le 4 de la lune de Chahban, 1719.