Lettres persanes/Lettre 126

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 78-79).

LETTRE CXXVI.

RICA À ***.


On est bien embarrassé, dans toutes les religions, quand il s’agit de donner une idée des plaisirs qui sont destinés à ceux qui ont bien vécu. On épouvante facilement les méchants par une longue suite de peines, dont on les menace : mais, pour les gens vertueux, on ne sait que leur promettre. Ils semble que la nature des plaisirs soit d’être d’une courte durée ; l’imagination a peine à en représenter d’autres.

J’ai vu des descriptions du paradis, capables d’y faire renoncer tous les gens de bon sens : les uns font jouer sans cesse de la flûte ces ombres heureuses ; d’autres les condamnent au supplice de se promener éternellement ; d’autres enfin, qui les font rêver là-haut aux maîtresses d’ici-bas, n’ont pas cru que cent millions d’années fussent un terme assez long pour leur ôter le goût de ces inquiétudes amoureuses.

Je me souviens à ce propos d’une histoire que j’ai ouï raconter à un homme qui avoit été dans le pays du Mogol ; elle fait voir que les prêtres indiens ne sont pas moins stériles que les autres dans les idées qu’ils ont des plaisirs du paradis.

Une femme qui venoit de perdre son mari vint en cérémonie chez le gouverneur de la ville lui demander la permission de se brûler : mais, comme dans les pays soumis aux mahométans, on abolit tant qu’on peut cette cruelle coutume, il la refusa absolument.

Lorsqu’elle vit ses prières impuissantes, elle se jeta dans un furieux emportement. Voyez, disoit-elle, comme on est gêné ! Il ne sera seulement pas permis à une pauvre femme de se brûler quand elle en a envie ! A-t-on jamais vu rien de pareil ? Ma mère, ma tante, mes sœurs, se sont brûlées ? Et, quand je vais demander permission à ce maudit gouverneur, il se fâche et se met à crier comme un enragé.

Il se trouva là, par hasard, un jeune bonze : Homme infidèle, lui dit le gouverneur, est-ce toi qui as mis dans l’esprit de cette femme cette fureur  ? Non, dit-il, je ne lui ai jamais parlé : mais, si elle m’en croit, elle consommera son sacrifice ; elle fera une action agréable au dieu Brama : aussi en sera-t-elle bien récompensée ; car elle retrouvera dans l’autre monde son mari, et elle recommencera avec lui un second mariage. Que dites-vous ? dit la femme surprise. Je retrouverai mon mari ? Ah ! Je ne me brûle pas. Il étoit jaloux, chagrin, et d’ailleurs si vieux que, si le dieu Brama n’a point fait sur lui quelque réforme, sûrement il n’a pas besoin de moi. Me brûler pour lui !… pas seulement le bout du doigt pour le retirer du fond des enfers. Deux vieux bonzes qui me séduisoient, et qui savoient de quelle manière je vivois avec lui, n’avoient garde de me tout dire : mais, si le Dieu Brama n’a que ce présent à me faire, je renonce à cette béatitude. Monsieur le gouverneur, je me fais mahométane. Et pour vous, dit-elle en regardant le bonze, vous pouvez, si vous voulez, aller dire à mon mari que je me porte fort bien.

De Paris, le 2 de la lune de Chalval 1718.