Lettres persanes/Lettre 12

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 29-32).


LETTRE XII.

USBEK AU MÊME.
À Ispahan.


Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes périrent par leur méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices. De tant de familles, il n’en resta que deux qui échappèrent aux malheurs de la nation. Il y avoit dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avoient de l’humanité ; ils connaissoient la justice ; ils aimoient la vertu ; autant liés par la droiture de leur cœur que par la corruption de celui des autres, ils voyoient la désolation générale, et ne la ressentoient que par la pitié : c’était le motif d’une union nouvelle. Ils travailloient avec une sollicitude commune pour l’intérêt commun ; ils n’avoient de différends que ceux qu’une douce et tendre amitié faisoit naître ; et, dans l’endroit du pays le plus écarté, séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils menoient une vie heureuse et tranquille : la terre sembloit produire d’elle-même, cultivée par ces vertueuses mains.

Ils aimoient leurs femmes, et ils en étoient tendrement chéris. Toute leur attention étoit d’élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentoient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes, et leur mettoient devant les yeux cet exemple si touchant ; ils leur faisoient surtout sentir que l’intérêt des particuliers se trouve toujours dans l’intérêt commun ; que vouloir s’en séparer, c’est vouloir se perdre ; que la vertu n’est point une chose qui doive nous coûter ; qu’il ne faut point la regarder comme un exercice pénible ; et que la justice pour autrui est une charité pour nous.

Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d’avoir des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s’éleva sous leurs yeux s’accrut par d’heureux mariages : le nombre augmenta, l’union fut toujours la même ; et la vertu, bien loin de s’affoiblir dans la multitude, fut fortifiée, au contraire, par un plus grand nombre d’exemples.

Qui pourroit représenter ici le bonheur de ces Troglodytes ? Un peuple si juste devoit être chéri des dieux. Dès qu’il ouvrit les yeux pour les connoître, il apprit à les craindre ; et la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avoit laissé de trop rude.

Ils instituèrent des fêtes en l’honneur des dieux. Les jeunes filles, ornées de fleurs, et les jeunes garçons, les célébroient par leurs danses, et par les accords d’une musique champêtre ; on faisoit ensuite des festins, où la joie ne régnoit pas moins que la frugalité. C’étoit dans ces assemblées que parloit la nature naïve, c’est là qu’on apprenoit à donner le cœur et à le recevoir ; c’est là que la pudeur virginale faisoit en rougissant un aveu surpris, mais bientôt confirmé par le consentement des pères ; et c’est là que les tendres mères se plaisoient à prévoir de loin une union douce et fidèle.

On alloit au temple pour demander les faveurs des dieux : ce n’étoit pas les richesses et une onéreuse abondance ; de pareils souhaits étoient indignes des heureux Troglodytes ; ils ne savoient les désirer que pour leurs compatriotes. Ils n’étoient au pied des autels que pour demander la santé de leurs pères, l’union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l’amour et l’obéissance de leurs enfants. Les filles y venoient apporter le tendre sacrifice de leur cœur, et ne leur demandoient d’autre grâce que celle de pouvoir rendre un Troglodyte heureux.

Le soir, lorsque les troupeaux quittoient les prairies, et que les bœufs fatigués avoient ramené la charrue, ils s’assembloient ; et, dans un repas frugal, ils chantoient les injustices des premiers Troglodytes et leurs malheurs, la vertu renaissante avec un nouveau peuple, et sa félicité : ils chantoient ensuite les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas ; ils décrivoient ensuite les délices de la vie champêtre, et le bonheur d’une condition toujours parée de l’innocence. Bientôt ils s’abandonnoient à un sommeil que les soins et les chagrins n’interrompoient jamais.

La nature ne fournissoit pas moins à leurs désirs qu’à leurs besoins. Dans ce pays heureux, la cupidité étoit étrangère : ils se faisoient des présents, où celui qui donnoit croyoit toujours avoir l’avantage. Le peuple troglodyte se regardoit comme une seule famille ; les troupeaux étoient presque toujours confondus ; la seule peine qu’on s’épargnoit ordinairement, c’étoit de les partager.

D’Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi 2, 1711.