Lettres persanes/Lettre 116

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 56-57).

LETTRE CXVI.

USBEK AU MÊME.


Les Romains n’avoient pas moins d’esclaves que nous ; ils en avoient même plus : mais ils en faisoient un meilleur usage.

Bien loin d’empêcher, par des voies forcées, la multiplication de ces esclaves, ils la favorisoient au contraire de tout leur pouvoir ; ils les associoient le plus qu’ils pouvoient par des espèces de mariages : par ce moyen, ils remplissoient leurs maisons de domestiques de tous les sexes, de tous les âges, et l’État d’un peuple innombrable.

Ces enfants, qui faisoient à la longue la richesse d’un maître, naissoient sans nombre autour de lui : il étoit seul chargé de leur nourriture et de leur éducation ; les pères, libres de ce fardeau, suivoient uniquement le penchant de la nature, et multiplioient, sans craindre une trop nombreuse famille.

Je t’ai dit que, parmi nous, tous les esclaves sont occupés à garder nos femmes, et à rien de plus ; qu’ils sont, à l’égard de l’État, dans une perpétuelle léthargie : de manière qu’il faut restreindre à quelques hommes libres, à quelques chefs de famille, la culture des arts et des terres, lesquels même s’y donnent le moins qu’ils peuvent.

Il n’en étoit pas de même chez les Romains : la République se servoit avec un avantage infini de ce peuple d’esclaves. Chacun d’eux avoit son pécule, qu’il possédoit aux conditions que son maître lui imposoit ; avec ce pécule, il travailloit et se tournoit du côté où le portoit son industrie. Celui-ci faisoit valoir la banque ; celui-là se donnoit au commerce de la mer ; l’un vendoit des marchandises en détail ; l’autre s’appliquoit à quelque art mécanique, ou bien affermoit et faisoit valoir des terres : mais il n’y en avoit aucun qui ne s’attachât de tout son pouvoir à faire profiter ce pécule, qui lui procuroit, en même temps l’aisance dans la servitude présente, et l’espérance d’une liberté future : cela faisoit un peuple laborieux, animoit les arts et l’industrie.

Ces esclaves, devenus riches par leurs soins et leur travail, se faisoient affranchir, et devenoient citoyens. La république se réparoit sans cesse, et recevoit dans son sein de nouvelles familles, à mesure que les anciennes se détruisoient.

J’aurai peut-être, dans mes lettres suivantes, occasion de te prouver que plus il y a d’hommes dans un État, plus le commerce y fleurit ; je prouverai aussi facilement que plus le commerce y fleurit, plus le nombre des hommes y augmente : ces deux choses s’entr’aident et se favorisent nécessairement.

Si cela est, combien ce nombre prodigieux d’esclaves, toujours laborieux, devoit-il s’accroître et s’augmenter ! L’industrie et l’abondance les faisoient naître ; et eux, de leur côté, faisoient naître l’abondance et l’industrie.

De Paris, le 16 de la lune de Chahban 1718.