Lettres persanes/Lettre 101

Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 23-25).

LETTRE CI.

RICA AU MÊME


Je te parlois l’autre jour de l’inconstance prodigieuse des François sur leurs modes. Cependant il est inconcevable à quel point ils en sont entêtés : c’est la règle avec laquelle ils jugent de tout ce qui se fait chez les autres nations ; ils y rappellent tout ; ce qui est étranger leur paraît toujours ridicule. Je t’avoue que je ne saurois guères ajuster cette fureur pour leurs coutumes avec l’inconstance avec laquelle ils en changent tous les jours.

Quand je te dis qu’ils méprisent tout ce qui est étranger, je ne te parle que des bagatelles ; car, sur les choses importantes, ils semblent s’être méfiés d’eux-mêmes jusqu’à se dégrader. Ils avouent de bon cœur que les autres peuples sont plus sages, pourvu qu’on convienne qu’ils sont mieux vêtus : ils veulent bien s’assujettir aux lois d’une nation rivale, pourvu que les perruquiers françois décident en législateurs sur la forme des perruques étrangères. Rien ne leur paraît si beau que de voir le goût de leurs cuisiniers régner du septentrion au midi ; et les ordonnances de leurs coiffeuses portées dans toutes les toilettes de l’Europe.

Avec ces nobles avantages, que leur importe que le bon sens leur vienne d’ailleurs, et qu’ils aient pris de leurs voisins tout ce qui concerne le gouvernement politique et civil ?

Qui peut penser qu’un royaume, le plus ancien et le plus puissant de l’Europe, soit gouverné, depuis plus de dix siècles, par des lois qui ne sont pas faites pour lui ? Si les François avoient été conquis, ceci ne seroit pas difficile à comprendre : mais ils sont les conquérants.

Ils ont abandonné les lois anciennes, faites par leurs premiers rois dans les assemblées générales de la nation ; et ce qu’il y a de singulier, c’est que les lois romaines, qu’ils ont prises à la place, étoient en partie faites et en partie rédigées par des empereurs contemporains de leurs législateurs.

Et, afin que l’acquisition fût entière, et que tout le bon sens leur vint d’ailleurs, ils ont adopté toutes les constitutions des papes, et en ont fait une nouvelle partie de leur droit : nouveau genre de servitude.

Il est vrai que, dans les derniers temps, on a rédigé par écrit quelques statuts des villes et des provinces : mais ils sont presque tous pris du droit romain.

Cette abondance de lois adoptées, et pour ainsi dire naturalisées, est si grande qu’elle accable également la justice et les juges. Mais ces volumes de lois ne sont rien en comparaison de cette armée effroyable de glossateurs, de commentateurs, de compilateurs ; gens aussi faibles par le peu de justesse de leur esprit qu’ils sont forts par leur nombre prodigieux.

Ce n’est pas tout: ces lois étrangères ont introduit des formalités dont l’excès est la honte de la raison humaine. Il serait assez difficile de décider si la forme s’est rendue plus pernicieuse, lorsqu’elle est entrée dans la jurisprudence, ou lorsqu’elle s’est logée dans la médecine ; si elle a fait plus de ravages sous la robe d’un jurisconsulte que sous le large chapeau d’un médecin ; et si dans l’une elle a plus ruiné de gens qu’elle n’en a tué dans l’autre.

De Paris, le 17 de la lune de Saphar 1717.