Lettres intimes de l’impératrice Marie-Louise
Lamartine, en écrivant son Histoire de la Restauration, s’est fait un mérite de défendre la mémoire de l’impératrice Marie-Louise contre les calomnies des courtisans napoléoniens : « Le monde théâtral de cette cour voulait le simulacre de la passion conjugale dans une captive de la victoire. Elle était trop naturelle pour simuler l’amour, quand elle n’avait que l’obéissance, la terreur et la résignation… L’histoire doit lui rendre ce que la partialité des courtisans lui a enlevé, la grâce, la tendresse et la pitié. » Il nous la peint comme « une belle fille du Tyrol, le visage nuancé de la blancheur de ses neiges et des roses de ses vallées, l’attitude affaissée et langoureuse de ces Germaines qui semblent avoir besoin de s’appuyer sur le cœur d’un homme, le regard plein de rêves et d’horizons intérieurs, voilés sous le léger brouillard des yeux. » Lamartine, historien, possédait au même degré l’instinct du vrai et le génie du faux. En 1827, il avait eu l’occasion d’approcher de la duchesse de Parme. Il en fut bien accueilli, et il crut voir Elvire.
Pour connaître la vraie Marie-Louise, il faut lire les cinq volumes que lui a consacrés M. Imbert de Saint-Amand, dans ses Femmes des Tuileries, et qui sont le fruit de recherches consciencieuses. Malgré les longueurs, les hors-d’œuvre, ce récit en cinq volumes, parfois un peu trop lyrique, est attachant d’un bout à l’autre. M. de Saint-Amand se fait un scrupule de maltraiter les femmes, il n’aurait garde de les souffleter, même avec une rose. Il n’a pas laissé de juger Marie-Louise comme elle doit être jugée, et sa conclusion est que, « malgré les nombreuses circonstances atténuantes qui peuvent être invoquées en sa faveur, elle n’excitera dans l’histoire qu’un intérêt médiocre. »
Cependant, qu’il s’agisse d’un fondateur de religion, d’un grand capitaine ou d’une impératrice de France devenue duchesse de Parme, de Plaisance et de Guastalla, l’histoire vraie est toujours plus intéressante que la légende. Il n’y a que le convenu qui ennuie, et bien que Marie-Louise n’eût pas le regard « plein d’horizons intérieurs, » sa figure est curieuse à étudier. La destinée, qui a le goût de l’ironie, s’amuse quelquefois à mettre des âmes médiocres aux prises avec des situations tragiques. Il lui plut de dire un jour à une archiduchesse d’Autriche, bonne personne, d’un esprit assez court : « Je te ferai épouser un grand homme, et il t’en coûtera de l’épouser. Mais tu te réconcilieras bien vite avec ta nouvelle fortune ; ton mari sera parfait pour toi, durant quelques années tu seras heureuse et tu verras le monde à tes pieds. Puis, tout à coup, l’abîme s’ouvrira, et j’y ferai tomber cet homme. La plus noble des vertus est la fidélité au malheur. Tu ne l’auras pas, mais les devoirs inaccomplis laissent toujours dans l’âme un certain malaise. Comment t’y prendras-tu pour le tirer de ce mauvais pas ? » Elle s’en est tirée en rompant résolument avec ses souvenirs, en recommençant à vivre comme si rien ne s’était passé. Elle a oublié ses jours de gloire et les catastrophes où ils s’étaient engloutis ; elle a oublié qu’il y avait à Sainte-Hélène un homme qui se dévorait, qui se mourait, et que cet homme était son mari. Il comptait sur elle pour adoucir ses dernières souffrances et le supplice de sa captivité ; elle n’y a pas songé un instant.
Elle vivait heureuse, tranquille dans son petit Parme. Cependant elle n’était pas de la race des indolens et des apathiques ; elle s’intéressait à beaucoup de choses. Elle n’avait pas non plus le cœur dur : elle était obligeante, d’humeur douce ; mais elle avait juré d’oublier, elle oubliait. Lorsque Kant eut perdu son fidèle domestique Campe, il fut longtemps inconsolable ; mais il s’indignait de sa faiblesse, et pour faire son devoir de philosophe, il écrivait sur son carnet : « Nota bene, il faut que je me souvienne d’oublier Campe. » Marie-Louise était un plus grand philosophe que le sage de Kœnigsberg ; elle vaquait à ses petites affaires, à ses petits plaisirs sans que jamais l’exilé de Sainte-Hélène hantât ses pensées et son sommeil. Quand Chateaubriand la vit, en 1822, au congrès de Vérone, elle était veuve depuis peu ; il la trouva fort gaie : « L’univers s’était chargé du souvenir de Napoléon, elle n’avait pas la peine d’y songer. Nous lui dîmes que nous avions rencontré ses soldats à Plaisance et qu’elle en avait autrefois davantage. Elle répondit : « Je ne songe plus à cela. » Elle prononça quelques mots légers et comme en passant sur le roi de Rome, Marie-Louise avait eu, dès sa petite jeunesse, une correspondance réglée avec la comtesse Colloredo, depuis princesse de Lorraine, qui pendant dix ans avait été sa gouvernante, et avec Mlle Victoire de Poutet, née d’un premier mariage de la comtesse Colloredo, et qui, en 1810, épousa le comte de Crenneville. On vient de publier à Vienne un choix des lettres qu’elle adressa en français à ses deux amies de 1799 à 1847, année de sa mort[1]. Cette publication, entreprise, nous dit-on, sous les auspices du comte de Falkenhayn, ministre de l’agriculture, et dont le produit est destiné à des œuvres de bienfaisance, a été entourée, nous ne savons pourquoi, d’un certain mystère. Les auteurs de ce recueil se sont crus tenus de cacher leurs noms, et on chercherait vainement dans leur courte préface les explications qu’il est d’usage de donner au lecteur quand on publie une correspondance inédite. Ils se contentent de nous dire : « Sa Majesté a fait bien des ingrats partout. Ne pas publier ces lettres nous semblerait un vol fait au public, un tort au souvenir de la duchesse de Parme. » Ils ajoutent qu’ils ont mis tous leurs soins à les trier pour exciter plus sûrement l’intérêt du lecteur : « Puissions-nous, le jour des morts, où le monde afflue dans le caveau impérial, entendre dire : Voici le cercueil de l’archiduchesse Marie-Louise, qui l’année 1810 s’est sacrifiée pour la monarchie et son père ! Paix à son âme ! .. Cet appel est une fleur déposée sur sa tombe. » Ces lettres intimes, écrites à la hâte, sans prétention et sans apprêt, sont curieuses et nous aident à mieux comprendre l’étrange caractère de Marie-Louise ; mais nous doutons qu’elles changent, soit en bien, soit en mal, l’opinion qu’on s’était faite de la duchesse de Parme, et que sa tombe soit jamais de celles qu’on se plaît à fleurir.
Le 28 mars 1810, Napoléon disait à l’un de ses familiers en lui tirant les oreilles : « Mon cher, épousez une Allemande. Ce sont les meilleures femmes du monde : douces, bonnes, naïves et fraîches comme des roses. » Il venait d’en tâter, et il était charmé de son aventure. C’est une bonne petite fille, douce, naïve et fraîche qui nous apparaît dans les lettres enfantines de l’archiduchesse Marie-Louise. Elle avait ses accès d’humeur et de mutinerie ; elle s’en accusait bien gentiment et sauvait tout par ses jolis petits repentirs. « J’avoue que j’étais punissable, car je montrai bien de la mauvaise volonté et des caprices ; je l’en prie, pardonne-moi cela, je ne le ferai plus du tout dans ma vie. J’aurais bien du plaisir si ma bonne est contente de moi, car quand elle mourira, je pleurerai beaucoup. » Le 22 décembre 1802, elle envoie à sa gouvernante un présent pour son jour de naissance : « Je t’en prie, accepte cette petite bagatelle. La broderie des fleurs du fichu, le ridicule et les roses, les astres sont de moi… Je prie l’Être suprême tous les jours qu’il me conserve longtemps ma chère Colloredo. » Elle est résolue a à suivre les principes » de celle qu’elle appelait quelquefois sa chère maman ; elle tâchera au moins a de prendre l’ombre des qualités qui la font estimer de tout le monde. » On ne peut avoir de meilleures intentions.
Peut-être était-elle plus docile qu’appliquée ; elle convient elle-même qu’elle feuillette les livres plus qu’elle ne les lit. Elle a lu pourtant Athalie, qu’elle préfère aux romans d’Auguste Lafontaine. Elle n’a pas l’esprit engourdi ; elle se vante « de savoir un peu de neuf langues : l’allemand, l’anglais, le turc, le bohème, l’espagnol, la langue à rebours, de chiffres, l’italien, le français et la langue tachygraphique. » Elle a des dispositions pour le dessin, pour la musique. Elle brode des portefeuilles pour l’empereur François II, son père, et tricote un jupon pour Marie-Thérèse, sa mère. Un jour, elle écrira à la comtesse qu’elle lui doit d’avoir « l’amour de l’occupation. » Toute sa vie elle saura s’occuper, et toute sa vie elle saura s’amuser.
Il y a une bourgeoise aux goûts simples dans cette archiduchesse, et les grandes réjouissances, les galas, les fêtes royales lui conviennent moins que les plaisirs champêtres et tranquilles : « J’ai en bien du plaisir d’aller à la prairie d’Achau pour cueillir de la véronique pour faire du thé. Il n’y a pas un jour si heureux que j’ai passé dans ma vie que celui-là. » Trois ans plus tard, elle éprouve une joie plus vive encore : « Hier, il faisait fort beau temps ; j’ai étée promener avec papa et maman dans l’Altburger Au. Papa y a chassé et nous avons péché. Nous avons pris vingt écrivisses avec des lignes où il y avait un petit filet avec cinq ou six vers, et quand on voyait que cela irait, on prenait un petit filet et on tirait la ligne fort lentement dehors, puis on prenait le filet et on mettait la ligne dedans, et l’écrivisse était prise. » Ce n’est pas très clair, mais on s’amusa beaucoup. Elle aime les bêtes et leur prodigue ses soins. Elle constate avec bonheur que son lièvre commence à s’apprivoiser : « Il a mangé ce matin une feuille de chou dans la main de Laforêt… J’ai étée au moment de prendre une grenouille superbe, vert pistache ; mais elle est sautée dans le fossé qui est autour du vieux château. Je la regrette, car elle était la plus belle de toutes au monde ; peut-être que je la rattraperai. » Elle ne réussit pas à la rattraper, mais elle fut bientôt dédommagée de sa perte : « Hier, Kammerfrau m’a apporté quatre grenouilles ; j’en ai donné deux à ma sœur Léopoldine, et les autres, je les ai gardées ; elles sont fort belles, » Elle avait alors treize ans.
À mesure qu’elle grandit, ce qui frappe le plus dans cette blondine aux yeux bleus, c’est qu’elle est aussi prompte à s’émouvoir que prompte à s’apaiser. L’agitation ne gagne jamais les couches profondes de son cœur ; la surface se ride au moindre vent, mais les eaux du fond sont lourdes et froides, et le lac dort. Elle aura toujours la larme facile. Elle pleure à propos de tout, elle pleure en revoyant son père, elle pleure en lisant les lettres que l’empereur Joseph écrivit la veille de sa mort. Elle pleurera abondamment en 1810 quand on l’empêchera d’emporter aux Tuileries un petit chien qu’elle aimait, elle pleurera de joie en le retrouvant. Elle pleurera les jours où l’empereur Napoléon s’avisera d’écrire à Joséphine. En 1816, ses paupières se changeront en fontaines ; plus tard, elle s’attendrira souvent en parlant de son fils, quoiqu’elle eût pris sans peine son parti de ne plus le voir. Qu’on lui fasse un récit touchant ou qu’elle éprouve quelque contrariété, la duchesse de Parme deviendra rêveuse et ses yeux se mouilleront. Mais jamais pleurs plus abondans ne furent plus vite sêchés ; le soleil n’attendait pas pour reparaître que l’averse eût cessé, il éclairait et buvait cette pluie. Au don des larmes, Marie-Louise joignait le talent de se distraire et l’art de se consoler. Le 15 novembre 1805, l’empereur François congédia brusquement la comtesse Colloredo, cette gouvernante qu’elle adorait. Elle écrit à son amie Victoire : « J’entends avec déplaisir que tu es changée… J’y reconnais ton bon cœur… Crois-moi, tout ce que Dieu fait est pour notre bien. » Elle perd son frère Joseph ; elle se console en pensant que, s’il avait vécu, il aurait beaucoup souffert, qu’il est heureux, qu’il a retrouvé dans le ciel leur chère maman : « Pour nous, nous jouissons de la meilleure santé. Nous profitons bien du beau temps pour parcourir les belles promenades et forêts de Baden. »
Heureuses les femmes qui ont à la fois l’esprit très positif et le cœur très léger ! Quoi qu’il arrive, elles se tireront d’affaire. Ce qui intéressait le plus Marie-Louise dans les choses de ce monde, c’était le détail, et comme les événemens les plus pathétiques sent souvent accompagnés d’incidens agréables ou plaisans, les arbres l’empêchaient de voir la forêt. Durant cette terrible et sanglante guerre de 1809, où Napoléon trouva à qui parler et douta pendant quelques heures de sa fortune, elle s’intéresse assurément au sort des batailles, aux destinées de son pays et de sa maison. Elle avait dix-sept ans, et elle s’étonnait de l’insensibilité de sa sœur cadette, la future impératrice du Brésil : « Je vous assure que j’envie à ma sœur Léopoldine le peu d’effet que lui font nos malheurs ; elle en vivra d’autant plus longtemps. Elle s’amuse à élever un Wiedehopf (une huppe) ; il est superbe et très apprivoisé ; elle le porte au jardin, où hier il était au moment d’être croqué par un chat. » Mais elle-même, quoique les hasards de la guerre, comme en 1805, aient brisé sa famille en trois morceaux, quoiqu’elle ait quitté son cher Vienne pour se réfugier en Hongrie avec sa jeune belle-mère, l’impératrice Marie-Louise-Béatrix d’Esté, tout la distrait, tout l’amuse, et après s’être lamentée sur le sang qui coule, sur les hôpitaux pleins de blessés et de mourans, elle passe de très agréables journées dans une maison n où à trois heures on est réveillé par les cochons qu’on mène au pâturage. » Elle admire dans ses promenades des étangs de truites et des cascades naturelles, elle cause en hongrois avec les paysans et achète des cerises.
Un mois auparavant, elle écrivait de Bude : « Vendredi, nous eûmes la bénédiction des drapeaux du Torontaler Comitat… Nous étions sous une tente ; il y avait un terrible courant d’air. Après la messe, que dit le primat, eut lieu la cérémonie. Nous mîmes chacun un cloud… Nous trouvâmes ce temps mortel ; carde vingt personnes que nous sommes à table, dix-huit avaient l’estomac dérangé à la suite d’une crémonade que nous avions bue au souper précédent ; vous jugez comme c’était agréable. En revenant, maman se fit porter la traîne par le laquais, ce que voyant, Alvinzi, plein de bonne volonté, se précipite, prend la traîne par les plis, tire la robe et lui soulève les jupons jusqu’au gras de la jambe. Maman répétait toujours : « Mais que faites-vous donc, Alvinzi ? — Je ne fais que mon devoir ! » fut la réponse. Vous pensez comme nous nous en amusions ; il n’était pas possible de ne pas rire. » A Erlau, autre incident plus plaisant encore. Après avoir raconté en trois lignes à la comtesse Colloredo que les Français ont pillé Bockfliess, brûlé Schweinbarth et Bisamberg, après avoir déclaré « qu’elle trouve cela une vraie guerre à la manière des Huns, » elle passe brusquement à autre chose : « Maman et mon oncle sont allés promener dans le petit jardin, au clair de la lune. De la fenêtre où nous étions, nous les voyons tout à coup disparaître au bord d’une colline ; nous y courons, et que voyons-nous ? L’archiduc et maman étendus sur le nez, qui n’avaient pas vu la colline et étaient roulés sur le gazon… Il a fallu chercher les souliers de maman, qui avaient volé par-dessus sa tête. Cette aventure, de même que la suivante, nous a bien fait rire. Je veux entrer dans le salon, m’embarrasse dans ma robe, et, au lieu de saluer toute la compagnie, je me trouve sur mes genoux. » Elle ajoute : « J’ai le bonheur de ne jamais me faire bien mal. » Elle l’a bien prouvé. Précipitée du trône de France par une effroyable tempête, elle s’est trouvée assise sur le petit trône de Parme : elle n’avait pas une contusion, pas la moindre égratignure.
Les éditeurs de sa correspondance intime qualifient d’acte héroïque le sacrifice que cette fille des Habsbourg fit à son père et à l’Autriche en épousant un Bonaparte. Pour être un héros ou une héroïne, la première condition est d’avoir la faculté de souffrir ; du caractère dont elle était, Marie-Louise devait mourir sans avoir connu les grands dégoûts, les chagrins qui rongent. Sans doute, on l’avait élevée dans la haine de l’usurpateur, de l’ennemi de sa maison ; elle le traitait de Corsicain et même d’Antéchrist, et elle déclarait en 1809 « que de voir cette personne lui serait un supplice pire que tous les martyres. » Mais, puisqu’il le fallait, elle prit son parti, elle se résigna. Dans une lettre qui, par une inadvertance des éditeurs, porte la date du 23 janvier 1809, et qui doit être reportée au 23 janvier 1810, elle s’exprimait ainsi : « Depuis le divorce de Napoléon, j’ouvre chaque Gazette de Francfort dans l’idée d’y trouver la nomination de la nouvelle épouse, et j’avoue que ce retard me cause des inquiétudes involontaires. Je remets mon sort entre les mains de la divine Providence ; elle seule sait ce qui peut nous rendre heureux. » A la même date, elle écrivait à Mlle de Poutet : « Je sais que l’on me marie déjà à Vienne avec le grand Napoléon ; j’espère que cela en restera au discours, et je vous suis bien obligée, chère Victoire, pour votre beau souhait à ce sujet. Je forme des contre-vœux pour qu’il ne s’exécute pas. » Dans cette même lettre, elle raconte à son amie qu’elle s’amuse à composer des valses. Singulière façon de se préparer à un acte héroïque !
Elle se fit bien vite à son nouveau sort. Peu de temps après son mariage, elle écrit à sa chère Victoire, fiancée au comte de Crenneville, qu’elle lui souhaite de goûter un bonheur égal au sien ; elle lui vante la facilité d’humeur, l’obligeance, la grâce de l’empereur ; elle déclare que ses meilleurs momens sont ceux qu’elle passe tête à tête avec lui. Après la naissance du roi de Rome, elle demande au ciel qu’un jour cet enfant, comme son père, fasse le bonheur de tous ceux qui l’approcheront et le connaîtront. Elle n’éprouve qu’un chagrin, les absences de son mari la désolent : « Je ne puis être heureuse qu’auprès de lui… Que Dieu vous préserve à jamais d’une telle séparation, elle est trop cruelle pour un cœur aimant, et, si elle dure longtemps, je n’y résisterai pas ! » Elle a ressenti, en lui faisant ses adieux, « un chagrin bien plus violent que celui qu’elle avait éprouvé en quittant sa famille, » Un jour passé sans avoir de lettres suffit pour la mettre au désespoir, et quand elle en reçoit une, cela ne la soulage que pour quelques heures. Au chagrin des séparations se joignaient peut-être de sombres pressentimens. Cette archiduchesse très positive, mariée au plus romantique des césars, avait l’esprit court, mais juste, et le petit bon sens a quelquefois de meilleurs yeux que le génie. Elle eût été parfaitement heureuse si ce césar avait su se tenir en repos, si on lui avait appris, comme aux enfans bien élevés, à rester assis sur une chaise sans bouger. Les fougues de cette imagination indomptable et bondissante faisaient peur à cette femme tranquille. Elle pensait sans doute qu’il y a des hommes qui, à force de concevoir, d’entreprendre et de courir, lassent la fortune et fatiguent la victoire ; ardens à leur perte, on dirait qu’ils craignent de manquer le rendez-vous que leur a donné le malheur.
Dans les premiers jours d’avril 1814, Marie-Louise paraissait fermement décidée à partager le sort de Napoléon, à partir avec lui pour l’île d’Elbe. Jamais elle n’avait tant pleuré, et dans son désespoir elle regrettait de ne s’être pas faite chanoinesse. M. d’Haussonville a raconté dans ses très piquans Souvenirs de jeunesse que son père, qui avait accompagné l’impératrice à Blois, fut édifié de sa conduite autant que de son langage. Mais il a rapporté aussi une anecdote qu’il tenait du comte de Sainte-Aulaire et qui semble prouver « que même en ce moment, elle n’éprouvait guère des sentimens en rapport avec sa situation. » M. de Sainte-Aulaire était chargé de lui apprendre à la fois l’acte de déchéance et la tentative d’empoisonnement de l’empereur. Il se présenta de bon matin ; l’impératrice, qui n’avait pas eu le temps de se chausser, le reçut, assise sur le bord de son lit. Effrayé du chagrin qu’il allait causer, il baissait les yeux. « Ah ! vous regardez mon pied, lui dit-elle ; on m’a toujours dit qu’il était joli. » Nous avons remarqué que dans les affaires de ce monde, elle ne voyait que le détail. Dans ce cas-ci, le détail qui lui faisait oublier pour un instant la plus tragique des catastrophes était un joli pied, et ce joli pied était à elle ; jamais distraction ne fut plus excusable.
Il y a plusieurs sortes d’Allemandes, et M. de Saint-Amand a eu raison d’opposer à la défection de Marie-Louise, fuyant le malheur et son devoir, la noble conduite de la princesse Catherine de Wurtemberg, qui, pressée en 1814 de se séparer du roi de Westphalie, déclara qu’ayant trouvé le bonheur dans un mariage de politique, elle resterait à jamais fidèle à l’homme qu’elle aimait. La grand’mère de Marie-Louise, Marie-Caroline de Naples, aurait voulu que la femme de Napoléon fût aussi fidèle que Catherine de Wurtemberg. Fille de la grande Marie-Thérèse et sœur de Marie-Antoinette, elle avait bien des raisons de haïr et la révolution française et Napoléon, ce larron de couronnes, qui lui avait pris la sienne. Elle disait au baron de Méneval : « J’ai eu autrefois à me plaindre de votre empereur ; aujourd’hui, je ne veux plus savoir qu’une chose, c’est qu’il est malheureux. » Elle ajoutait que si l’on s’opposait à la réunion des deux époux, il fallait que sa petite-fille attachât les draps de son lit à sa fenêtre et s’échappât sous un déguisement. Mais sa petite-fille ne songeait point à attacher les draps de son lit à sa fenêtre ; elle apprenait à jouer de la guitare, et elle écrivait de Schœnbrunn à Mme de Crenneville : « Vous savez que je n’ai jamais aimé le grand monde, et je le hais à présent plus que jamais ; je suis heureuse dans mon petit coin. »
Elle était heureuse dans son petit coin, et pourtant elle était décidée à n’y pas rester. Étourdie un instant par le tumulte et la rapidité des événemens, elle avait bientôt recouvré sa liberté d’esprit. Ayant respiré, réfléchi, elle s’était dit qu’après s’être sacrifiée en 1810 au bien public, elle avait acquis le droit de ne plus songer désormais qu’à son bien particulier, et ses plans étaient faits. Rester à Vienne, y jouer un rôle subalterne et effacé, n’y compter pour rien et essuyer peut-être les hauteurs de l’impératrice sa belle-mère, que jadis, sans le vouloir, elle avait humiliée à Dresde, cela ne pouvait lui convenir. N’étant plus la souveraine d’un colossal empire, elle voulait être la première dans un petit endroit, avoir une petite principauté, qu’elle régenterait à son aise, un de ces petits duchés, assortis à sa taille, où à défaut de grandes affaires les détails prennent de l’importance, et régler des détails était son plaisir. Bref, elle entendait devenir duchesse de Parme, de Plaisance et de Guastalla, et cette personne si douce, si débonnaire, montra cette fois une vigueur de résolution, une opiniâtreté qu’on n’attendait pas d’elle. On lui offrait Lucques ou une pension payée par la Toscane et des fiefs en Bohême. Ni son père ni M. de Metternich ne purent vaincre ses tenaces résistances. Elle se souciait peu de la principauté de Lucques, trop voisine de l’Ile d’Elbe, et la plus grosse pension du monde ne pouvait lui suffire, sa gouvernante lui ayant donné le goût de l’occupation. On lui imposa l’engagement de ne jamais écrire une ligne à son mari et de se séparer de son fils. Elle se consulta ; elle pouvait être heureuse sans voir son fils, elle ne pouvait l’être sans avoir Parme ; elle en passa par tout ce qu’on lui demandait.
Napoléon n’était plus rien pour elle, mais il était encore son mari. Cette chaîne lui pesait peu, elle n’était pas impatiente de convoler. Au contraire, elle pensait que le meilleur des mariages est une servitude, et on la verra en 1821, quand elle sera veuve, résister obstinément « à toute attaque que l’on pourrait vouloir faire contre sa liberté. » Mais elle pensait aussi qu’elle avait vingt-quatre ans, qu’à son âge on avait besoin de conseil. Elle voulait avoir un grand-maître, un factotum, et que ce factotum fût un homme aimable. Elle se promettait d’employer les grands moyens pour se l’attacher, de stimuler son zèle en ne lui refusant rien, quitte à régulariser plus tard cette situation équivoque par un mariage morganatique : un mari de la main gauche n’est pas gênant, une duchesse régnante ne voit en lui que le premier de ses sujets. Elle avait déjà fait son choix ; son futur grand-maître lui était apparu en Savoie, aux bains d’Aix ; on avait couru ensemble la Suisse et les glaciers. Plus âgé qu’elle de vingt ans, il avait perdu un œil à la guerre et cachait sa cicatrice sous un large bandeau noir. Ce borgne n’avait rien de séduisant ; mais il était aimable, homme d’esprit, bon musicien ; ayant de l’expérience et la pratique des affaires, il savait aussi faire sa cour et feindre la passion. Il s’appelait le général comte de Neipperg. Marie-Louise n’avait plus rien à désirer. A l’âge de onze ans, elle avait écrit à Mlle de Poutet : « J’ai pensé à toi aujourd’hui en voyant papa sur le trône, et cela m’a rappelé qu’une fois nous avons trouvé au blatien Haus un petit trône et que nous sommes montées dessus en jouant à la cachette. » Ce petit trône qu’elle avait entrevu dans son enfance, elle venait de le retrouver ; on l’autorisait à s’y asseoir, à y passer le reste de ses jours. Un petit trône et un grand-maître, Parme et Neipperg, n’est-ce pas assez pour faire le bonheur d’une femme raisonnable ?
A vrai dire, il n’y a pas de félicité parfaite dans ce qu’elle appelait « ce misérable monde. » On est souvent appelé à vivre avec des gens d’humeur indiscrète ou tracassière, et les petites cours, comme les grandes, sont troublées par des picoteries, des zizanies. « Je rencontre par-ci par-là, disait-elle, des odiosités qui me chagrinent. » Elle disait aussi : « Sans toutes ces seccatures, je serais trop contente. » Elle se plaignait de sa santé, de ses rhumatismes ; elle avait quelquefois de la peine à se débarrasser de ses engelures. En revanche, elle avait une foule de petits plaisirs sur lesquels elle ne se blasera jamais. Quand elle est à Sala, elle se promène à pied et à cheval ; elle saute des fossés. Ses amusemens de campagnarde l’enchantent ; elle dessine des jardins anglais et plante des vergers. Le soir, elle joue au billard, aux échecs, aux dames, au trictrac. A Parme, elle donne des bals qui la divertissent, quoiqu’elle ne danse plus guère, et elle fréquente assidûment le théâtre. A la campagne comme à la ville, elle continue d’aimer les bêtes ; sa tendresse se partage entre un petit chien nommé Lovely et une perruche nommée Margharitina, que lui a donnée sa sœur Léopoldine avant de partir pour le Brésil.
Au mois de septembre 1816, peu après son installation, elle avait éprouvé une vive contrariété en visitant Bologne. Cinq cents personnes s’étaient attroupées autour de sa voiture et avaient crié tout d’une voix : « Vive Napoléon le Grand ! Vive sa malheureuse épouse, l’impératrice notre souveraine ! » Ces transports d’enthousiasme, cette brusque évocation du passé lui avaient causé autant de chagrin que de dépit. Elle avait juré d’oublier, elle avait enterré ses souvenirs, et les morts ressuscitaient. « Cette vilaine populace de Bologne m’a empêchée de visiter ce que je voulais voir dans cette ville. » Peu de temps avant sa mort, Napoléon disait au général Bertrand : « Soyez bien persuadé que, si l’impératrice ne fait aucun effort pour alléger mes maux, c’est qu’on la tient environnée d’espions qui l’empêchent de rien savoir de tout ce qu’on me fait souffrir, car Marie-Louise est la vertu même. « Il était à mille lieues de se douter que cette vertueuse personne était grosse. « La Gazette de Piémont, écrit-elle de Sala le 19 juillet 1825, a annoncé d’une manière si positive la mort de l’empereur Napoléon qu’il n’est presque plus possible d’en douter. J’avoue que j’en ai été extrêmement frappée ; quoique je n’aie jamais en de sentiment vif d’aucun genre pour lui, je ne puis oublier qu’il est le père de mon fils, et que loin de me maltraiter, comme le monde le croit, il m’a toujours témoigné tous les égards. » Elle écrivait un mois plus tard : « On a eu beau me détacher du père de mon enfant, la mort, qui efface tout ce qui a pu être mauvais, frappe toujours douloureusement, et surtout lorsqu’on pense à l’horrible agonie qu’il a eue depuis quelques années. » Elle n’ignorait donc rien ; maison l’eût bien étonnée en l’accusant d’avoir manqué de cœur. Qui avait le droit de se plaindre d’elle ? Ce n’était assurément ni le général Neipperg, ni Lovely, ni Margharitina, qui était sans contredit le plus gâté et le plus heureux de tous les perroquets du monde.
Huit ans après, le général mourait. Elle pleura beaucoup ; elle déclarait à Mme de Crenneville que son bonheur était détruit à jamais. Elle avait beau se dire que le défunt était heureux, qu’il veillait sur elle du haut du ciel, elle ne parvenait pas à se consoler. Cela dit, elle termine sa lettre par ces mots : « Je vais vous ennuyer à présent avec un tas de commissions. » Brun ou blond, il lui fallait quelqu’un ; peu d’années s’écoulèrent, et le comte Neipperg, dont elle avait eu trois enfans, fut remplacé par le comte de Bombelles, à qui elle n’en donna point, mais qui lui semblait « une trouvaille, un vrai saint et si agréable en société ! » Au cours d’un voyage qu’elle avait fait en 1824, elle écrivait de Naples : « On m’écrit que ma fille pleure souvent entre sept et neuf heures, et je crois qu’elle deviendra un des enfans les plus sensibles qui existent, tandis que son frère est un bon gros patapouf qui ne prend pas les choses si à cœur. » Comme on le voit, ces deux enfans tenaient d’elle, chacun à sa manière. A l’un elle avait donné son indifférence, à l’autre ses larmes, et tour à tour, selon les cas, elle pouvait se reconnaître dans cette petite fille qui aimait à pleurer et dans ce bon gros patapouf qui n’aimait rien.
Il faut lui rendre cette justice qu’elle gouverna honorablement son duché de Parme ; elle avait le goût des petits devoirs comme des petits plaisirs. Sous-préfète de la sainte-alliance, elle prêchait à ses sujets toutes les saintes soumissions et les tenait en garde contre les souvenirs dangereux. Ils la chassèrent en 1831 ; elle ne s’en affecta pas trop, elle comptait sur l’armée autrichienne pour lui rouvrir les portes de Parme. Elle s’occupait de l’administration, avait de l’ordre, mettait de l’argent en réserve. Pourtant, elle savait dépenser. On n’est pas impunément la femme de César quatre années durant ; elle avait rapporté des Tuileries l’amour de bâtir et le principe que les souverains doivent embellir leur capitale. Elle fit des ponts, une salle de spectacle, des asiles, une école militaire. Elle avait coutume » de distribuer ses journées par heures, » et sans doute elle avait communiqué cette louable habitude à ses enfans, puisque sa fille ne se permettait de pleurer qu’entre sept et neuf heures. Jusqu’à la fin, elle fut active, allante. On la voyait quelquefois à Vienne, elle passait le Pô pour assister à des revues, et rentrait dans ses états « avec un nez gros comme une jolie poire, » en se demandant si à force d’y appliquer des compresses, il reprendrait jamais sa première forme. En 1822, elle parut au congrès de Vérone, où personne ne l’avait invitée. Elle aimait à se montrer, à rappeler son existence ; tant de gens étaient tentés de croire qu’elle n’existait plus !
Elle s’était fait un fonds de philosophie. Elle donnait d’excellens conseils à sa chère Victoire, et lui représentait dans ses lettres que le mieux est l’ennemi du bien, qu’il faut s’appliquer à éviter les démarches brusques, les aventures, « qui cassent quelquefois le cou aux meilleures causes, » que certaines personnes sont « de terribles emplâtres, » que c’est un grand ennui d’avoir un foie et une bile, qu’il est difficile d’être tout à fait à son aise dans ce monde quand on a des rhumatismes et des nerfs, mais que, quand on vit avec des gens d’un caractère épineux et tourmentant, la sagesse consiste à ne pas faire attention à leurs tracasseries, qu’au surplus, si l’on surmonte le premier dégoût, on se fait à tout petit à petit. Elle aurait pu lui enseigner aussi qu’il faut laisser les vertus extraordinaires, les grandes pitiés comme les grands dévoûmens, aux âmes un peu folles et la religion du malheur aux sœurs grises. Mais elle n’aurait en garde. Parce qu’elle avait des nerfs et des larmes, elle se croyait de bonne foi la plus aimante des femmes, et parce que sa conscience oubliait tout, elle se croyait irréprochable. Au fait, le monde ne trouvait rien à lui reprocher ; il pensait seulement qu’elle était médiocrement intéressante, et quand le 17 décembre 1847, à l’âge de cinquante-six ans, elle mourut d’une congestion pulmonaire, il ne s’en émut point : depuis longtemps, il avait oublié cette oublieuse.
Napoléon était mort sans avoir un instant douté d’elle et de son inviolable fidélité. Toutefois, dans les derniers jours, il ne pensait pas à Marie-Louise, mais à Joséphine, qu’il avait cru voir assise à son chevet. « Elle s’est envolée au moment où j’ai voulu la prendre dans mes bras. Elle m’a dit que nous allions nous revoir pour ne plus nous quitter. » Pourquoi l’avait-il quittée ? L’événement lui a donné tort. Michelet, comme le rappelle M. de Saint-Amand, disait dans un de ses cours que Napoléon avait appris à la France à se taire, mais que le jour où il annonça l’intention de se séparer de sa créole, tout le monde parla. Les hommes disaient : « Elle ne lui donne pas d’enfant ; il lui en faut un. » Les femmes, sans discuter, répondaient : « N’importe, cela ne lui portera pas bonheur. » Les Allemandes étaient, sur ce point, du même avis que les Françaises. Le 21 décembre 1809, Hegel écrivait à son ami Niethammer que l’empereur, par son divorce, venait de se brouiller avec toutes les femmes de Nuremberg, qu’elles ne lui rendraient jamais leurs bonnes grâces. Cela prouve que les femmes ont quelquefois raison.
G. VALBERT.
- ↑ Correspondance de Marie-Louise, 1799-1847, lettres intimes et inédites à la comtesse de Colloredo et à Mlle de Poutet, depuis 1810, comtesse de Crenneville, avec trois portraits. Vienne, 1887 ; Charles Gerold fils, éditeurs.