LETTRES INTIMES

[I]


À Madame Dora Adelphi
Hôtel des Étrangers
rue Philhellène, à Athènes

Ma chérie, tu voudrais savoir ce qui se passe à Paris ? Mais crois-tu donc qu’on peut en vingt mots exposer des choses aussi grouillantes et complexes que celles de notre Capitale ? Ce qui advient en Grèce peut, et put, toujours se dire en deux vers de Philodème ou de Straton, mais, pour Paris, il faut un poème épique.

Enfin tu vas savoir quelques petites histoires fragmentaires. Avec cela, suis les principes de Cuvier et, comme cet estimable savant faisait l’image parfaite et intégrale d’un monstre dont on lui remettait juste une dent canine, tu reconstitueras toute la Babel de l’Île-de-France avec mes petits aperçus. D’abord, sache que trois dangers nous menacent : Primo : la Révolution ; secundo : le déluge ; tertio : un cyclone… (Il paraît qu’il sera un peu là…) La Révolution est dans nos murs, cela je puis te l’affirmer. J’ai une amie qui jouit de la protection d’un industriel New-Yorkais. Celui-même, si tu te souviens, qui détient les magasins au coin de Broadway et de la 58e Rue. Hier elle a reçu de son mâcheur-de-gomme un câble lui intimant ordre de partir illico. Le Yank disait à peu près ceci : « Quoique vous n’en disiez rien, je suis informé que la Révolution a commencé à Paris. S’il y a encore des communications possibles, partez pour Nice. Si pas, achetez un chauffeur avec son auto et six brownings pour vous défendre en route… » etc.

Et il ne faut pas prendre cet Américain pour un gamin. Il a soixante ans et autant de millions de dollars. C’est un homme sérieux. Donc…

Le Déluge, je ne sais d’où il viendra, de la mer, des eaux-douces, des neiges fondues ou encore d’une pluie éloquente ? Je puis te dire toutefois qu’un éditeur m’a confié hier son imminence. Lui aussi est sérieux Quant au cyclone il figure chaque jour dans la presse entre les Fratellini et l’homme coupé en morceaux. C’est dire si nous devons y croire. Tu connais maintenant les terreurs parisiennes. Écoute ensuite les colères : Il y aura ces jours une promotion Ronsard en notre Ordre Sacré de la Légion d’Honneur. Pourquoi ? Cela, les tarots n’ont pas su le dire. Tu sais, les mystères cabalistiques sont si grands. Bref ! on va décorer un tas de gens : des mastroquets, des chiffonniers, des marchands de pommades épilatoires, un cousin issu de germain de feu le préfet Barrème, deux ou trois Haï-Kaïstes dont l’un les fait en ébénisterie et l’autre en peluche pyrogravée, et d’autres moindres personnages. Mais ils étaient trente-trois mille candidats. Le conseil de l’Ordre a refusé de les décorer tous. On cite la forte parole du Grand Chancelier : « Je ne veux pas que la France soit toute chevalière de la Légion d’Honneur en moins de cinq ans, et, au train où le demande le Ministre, ce serait fait à Pâques. » Il avait raison, cet homme. On en laissera donc pour la promotion prochaine qui attendra jusqu’au premier mars sans doute. Tu penses si les colères grondent. On craint une émeute à ce propos. On a calmé les plus enragés en leur promettant à tous le Prix Goncourt cette année.

Mais ce qui devient délicat, c’est que le fameux Satyre du Bois de Boulogne a constitué avocat et avoué pour exiger la rosette. On est embarrassé en haut lieu. Les titres du personnage sont notables. Comme dit Me de Moro Giafferi qui s’est fait son avocat : « On décorerait des gens qui n’ont fait que tripatouiller les meilleurs Sonnets à Hélène et l’on oublierait celui qui les vécut »… Il est certain que le scandale serait grand.

T’ai-je dit que parmi les décorés il y aura le Cardonnel, qui est poète, curé et philethyle. ? C’est à ce seul dernier titre qu’on l’a choisi, comme naguère on fit de Ponchon, pour orner le dizain Goncourt. Notre Ministre de l’Instruction publique l’a dit en termes immortels : « L’Ivrogne est une des mamelles de la vigne et la vigne une des mamelles de la France. » Noble parole s’il en fut. Tu as dû voir sur les Journaux grecs, car rien de notre littérature n’est inconnu au pays des sabots à la poulaine, que l’on avait, ces temps, distribué des prix littéraires ici. Le Goncourt a été octroyé généreusement à ce Grec égyptien, né à Naucrate, qui se nommait Athénée, pour ses Diphnosophistes. Le choix était bon. Comme tu sais, Fritz Forberg, en écrivant le De Figuris Veneris, a beaucoup cité Athénée qui n’était pas vergogneux. Cela méritait bien un prix. Mais, quand les Académiciens eurent voté, ils s’aperçurent que le dit Athénée était mort depuis Marc-Aurèle, ce qui fait une pièce de dix-sept siècles passés. On songea donc lui chercher des héritiers. Finalement un brave garçon qui avait mis en français moderne la traduction de l’abbé Maroles a été jugé en mesure de recueillir le legs. Ce fut un beau Jour.

Un autre prix est offert par cette Académie des Dames que chanta Meursius en vers latins. (Je parle de l’Aloisia Sigea). J’ai lu, je ne sais plus où, qu’on l’avait offert à M. Émile. Si c’est Émile Zola, on peut sans hésiter qualifier de tardive cette justice rendue. Il est vrai qu’il fallait lui pardonner Nana…

Te dirai-je que le bruit court d’une défaillance ministérielle prochaine ? Nous le regretterions, car un ministre lyonnais nous eût fait abaisser le prix du crêpe Georgette et des soieries batikables. Il paraît que le successeur serait M. Painlevé. Nous saurons donc enfin, par décret ministériel, si l’Espace est Isotrope et la Durée Topologique. Cela nous est bien dû…

Quoi encore ? Il paraît que dans l’Estérel il existe un brave curé, qui, pour un billet de mille, marie les gens selon les canons de l’Église quels que soient leurs sexes respectifs et leurs parentés. On m’écrit ça de Nice. Il aurait marié très légitimement deux femmes ensemble, puis un frère et une sœur. C’est un spécialiste, qui, jadis, conjoignait des altesses et des bergères. Mais l’Altesse se fait rare et il s’est rejeté sur d’autres empêchements « dirimants ».

Tu ne me parles pas de ton séjour en Grèce ? Que dis-tu de l’Acropole et du Parthénon ? Hein Quel bel emplacement pour un casino comme celui de Monte-Carlo, avec dancing et restaurant de nuit Conçoit-on que le gouvernement grec laisse perdre ça, et pourquoi ? pour une mauvaise copie démantibulée de la Madeleine…

As-tu vu Olympie ? Que cela devait être charmant aux temps de sa gloire. Quelle belle anticipation de la fête de Neuilly. Je vois ça d’ici : des brocanteurs, vendant au rabais des knémides usées et des peplos en loques, les baraques où l’on montrait, soit la belle Fathma, soit la Gauloise albinos, les pâtisseries sentant l’huile et le safran, des débitants de vins résineux hurlant leur camelote dont ils étaient saouls déjà, des vendeurs d’olives en saumure, de tomates frites, et de poissons grillés au cumin, des philosophes gras avec des éphèbes épilés, des courtisanes riantes et sentant le jasmin, de la poussière, des cris, des voleurs, des bousculades et des injures en tous patois thessaliens ou asiatiques. Çà et là, des faces belles au milieu des laideurs populaires, une fillette aux yeux glauques qui faisait retourner un archonte de Délos, une négresse plus callipyge que la Vénus de Praxitèle, et des gaîtés, des chansons obscènes, autour de certain gibet qui avait vu en trois jours huit esclaves crucifiés…

Tu me diras que j’oublie d’évoquer les jeux Olympiques. Mais personne ne s’est jamais occupé de cela jadis, sauf un vague poète nommé Pindare. Au vrai, les jeux Olympiques sont une invention de notre temps. Qui donc dans cette Grèce voluptueuse et lettrée, se serait occupé de ces faiseurs de tours, coureurs et boxeurs, voyons ?

Au revoir, ma chérie. Écris-moi. Que la fille d’Ouranos te soit protectrice et les palikares aimables !

Je m’atteste, pour clore, toujours tienne.

Renée Dunan.
de Paris, ce 12 janvier 1925.


LETTRES INTIMES

de Renée Dunan
II

To sir Dolatam Vaydia,
Ganderoi (near Bombay)
India.
Cher Monsieur,

Je serais certes charmée de pouvoir en quelques mots, comme vous le désirez, vous informer des plus récentes modifications de la langue française.

Vous me dites avoir trouvé dans Balzac les mots les plus modernes de ce temps, ou qui semblent tels. Vous en concluez donc que, malgré l’apparence, notre langue depuis cent ans s’est tout juste enrichie de quelques vocables et de quelques interversions de sens en des mots anciens. C’est une erreur.

Les femmes de Balzac, déjà, nommaient leur chapeau un « bibi ». C’est entendu. Vous avez, entendant ce mot, lors de votre dernier voyage à Paris, demandé à un professeur d’où il provenait. Il vous a dit que c’était une expression d’argot toute récente. Il s’est trompé, vous le constatez vous-même. Mais il me faut précisément vous dire que l’argot et les langues techniques des métiers sont beaucoup plus immobiles que la langue écrite. Cela semble paradoxal. C’est un fait pourtant.

L’écriture seule entraîne un renouvellement constant du langage qui était immuable tant qu’il restait oral. Et une personne familiarisée avec l’argot contemporain lira plus clairement les ballades en jobelin de Villon qu’un quidam sans préparation spéciale ne saurait faire des morceaux du même poète, écrits en bon français.

Vous trouverez donc dans Balzac tout un vocabulaire qu’on croit bien faussement né d’aujourd’hui mais vous n’y trouverez pas les récents symboles poétiques qui foisonnent déjà dans la langue courante, et qui datent de peu d’ans. Ceux-là établissant une activité prodigieuse, et même excessive dans le français, n’allez pas croire, surtout, que ces symboles, nommés par moi poétiques, parce qu’ils possèdent le plus souvent de l’élégance et l’aspect de métaphores, soient nés dans la poésie. C’est la science qui les a forgés. Nous sommes ici sur l’axe même des transformations du langage.

La science fut de tous les temps. Elle constitue à proprement parler une constante mise en règle et une généralisation des faits d’expérience. À l’origine, l’expérience était spontanée. Elle est aujourd’hui artificielle, ou, si vous voulez, de laboratoire. Mais sous ses diverses formes, c’est la science seule qui transforme la langue en fonction de son activité intime.

Une règle linguistique enseignée partout dit que le langage s’use à servir. Rien de plus faux et de plus exact à la fois. Mais quand on dit que le langage « sert », cela doit vouloir dire qu’il tente de se justifier sans cesse devant les faits. Et c’est par la constante évolution des attitudes mentales que la langue change peu à peu. On lui réclame sans cesse, en effet, de nouveaux vocables, des formules inconnues auparavant, un ordre syntactique inédit et mille assouplissements propres à figurer le réel mieux compris. D’où cette perpétuelle transformation.

Or, depuis un siècle, et notoirement depuis la guerre, les hommes de science ont beaucoup cherché, beaucoup trouvé et surtout beaucoup supposé. Dans un café de notre boulevard de Strasbourg, Balzac converserait avec ceux qu’il nomme les « M’as-tu-vu », dans une langue qui n’a point changé depuis la Restauration. Mais ce n’est déjà plus du français que ce compost théâtral fait pour être débité en cadence sur une scène. C’est une façon de langue morte, orale, et tenue par une tradition.

Toutefois, si Balzac ouvrait la Métaphysique de Maurice Dide et P. Juppont, je n’hésite pas à dire qu’il n’y comprendrait rien. Ici, tout est renouvelé. D’innombrables mots, et des liens nouveaux ont été indispensables aux auteurs pour exposer leur connaissance du monde. Car le langage veut des unités verbales. Lorsqu’une spéculation délicate a conduit le savant à considérer un fait complexe comme un spécifique élément de raisonnement, ce fait doit être figuré par un mot. Ainsi, on dit couramment aujourd’hui un filtrat, pour dire le résidu d’une filtration. Pour équilibrer le mot concept, dont tout le monde use, on a créé, nécessairement, le mot percept. On a inventé sous un vocable ancien, une chose neuve, la relativité. Ce sont des unités intellectuelles qu’il fallait bien équivaloir verbalement. Le mot catalyse exprime l’idée d’une chose inerte, qui hâte pourtant l’action à laquelle elle participe par sa seule présence. Il est passé dans le langage économique. Bientôt il deviendra populaire. Le mot hystérisis, dont la racine désigne une partie de l’organisme sexuel des femmes, a été créé pour désigner une dissymétrie magnétique. Depuis peu on a inventé l’ergogenèse, qui est l’évolution de l’énergie. Ainsi, tout ce que prend mentalement une forme unitaire veut un mot pour le fixer. Or, on comprend bien que les règles syntaxiques normales soient bientôt insuffisantes pour exprimer certaines qualités, liaisons ou dépendances subtiles. D’où un autre principe évolutif dans l’ordre intérieur du langage. En quelques décades, l’idée, de scientifique, devient ensuite vulgaire. Elle s’intègre au langage familier, y apporte ses novations et en brise les vieux moules. Ainsi Descartes était abstrus en 1690, et aujourd’hui nous avons l’impression qu’il écrit comme une cuisinière. La langue scientifique de son temps a pénétré dans la conversation banale.

Voilà qui explique mon impuissance à vous exposer en détail les modifications quotidiennes du français. Sur vingt transformations esquissées, une ou deux d’ailleurs, au plus, resteront acquises. Nous sommes dans un moment de violences spirituelles. Tout paraît évoluer vertigineusement, mais il y aura beaucoup de déchet. Il est, en plus, probable que les centaines de milliers d’étrangers immigrés en France apporteront, d’instinct, des déformations complémentaires au français. Quelques-unes dureront. N’est-ce pas dans un milieu latin qui pourtant ne l’était pas purement qu’on dut commencer à dire « liber de Petri » au lieu de « liber Petri » (le livre de Pierre), qui est classique et normal. Mais je me sens aujourd’hui incapable de vous dire quel sort le polonais, l’arabe et le piémontais feront subir à la langue de Rabelais et de Voltaire.

Croyez, je vous prie, à mes sentiments déférents et dévoués.

Renée Dunan.


LETTRES INTIMES

de Renée Dunan
[III]

Mr. G.-H. Warrenly,
624, Agass str.,
Philadelphie, U. S. A.
Mon cher Monsieur,

Vous voulez bien me demander mon avis sur cette vente de livres signés que fait en ce moment un écrivain Français notoire. Je crains en effet qu’en dehors de mon pays, le sens exact et la morale de cette histoire ne soient pas facilement saisissables.

Il me faut dire toutefois au préalable comment s’organisent ici les rapports entre les gens de lettres et les amateurs. D’abord, ainsi que vous le savez déjà, la littérature, à Paris, constitue un milieu très spécial, différencié, et foncièrement retardataire en tout ce qui concerne l’évolution intellectuelle du monde contemporain. Vous n’avez pas été, par exemple, sans constater que les imprimés seuls, en France, échappent au système métrique, et qu’on compte la mesure des lignes, comme le corps des caractères d’imprimerie, selon des us datant de la Renaissance. C’est symbolique. Voici donc comment l’écrivain, ayant publié un ouvrage, opère devant ses confrères : Il prend chez l’éditeur un certain nombre d’exemplaires, dits de service, et les revêt de dédicaces variées, pour deux catégories de personnes : 1o  ses amis ; 2o  les critiques de la Presse. Vous reconnaissez bien là un état d’âme absolument paléolithique. Le bottier ne chausse pas gratis ses amis, ni le restaurateur ne les nourrit. L’écrivain, lui, le ravitaille d’esprit pour rien. À Paris, si l’on connaît, même de loin, un écrivain, on se croirait déshonoré d’acheter ses œuvres. Il faut qu’il vous en fasse cadeau. C’est de tradition. Quant aux critiques, l’auteur les amadoue d’avance par des dédicaces bourrées d’adjectifs admiratifs et de platitudes à la façon du grand siècle. Il offre, en quelque sorte, le gâteau de miel à Cerbère… Tout ceci — entre parenthèses — vous dira pourquoi la critique Française est si médiocrement représentée d’apparence, hormis trois ou quatre noms. C’est que notre race garde de l’ancien régime et de ses « largesses » un goût incoercible des cadeaux. C’est une véritable psychose. Aller gratis au théâtre, recevoir gratis des livres nouveaux sont l’objet de cent mille désirs. Et dans la mêlée des concurrents, toujours l’emportent les plus avides, non point les plus riches de talent. On peut donc dire que dans la presse française, quatre-vingt-quinze pour cent des critiques sont uniquement des amateurs de livres que leur passion seule poussa là où l’on en reçoit. Le reste représente les lecteurs désireux de parler avec loyauté des ouvrages qu’on leur envoie. Comme du désir au fait, il y a encore un fossé, cela dit le nombre encore plus réduit des critiques informés, sincères et loyaux. Vous voyez d’ailleurs de nombreux périodiques où l’on annonce qu’il sera parlé seulement des ouvrages envoyés en double ou en triple exemplaire. Il s’agit là de critiques ayant composé avec des concurrents. Ils écrivent, mais ceux qui leur cédèrent la place ne l’ont fait qu’à condition de goûter aussi à la manne…

Évidemment un désir aussi véhément donne une constante plus value aux livres dédicacés et signés. Il est peu de maisons d’éditions pour mettre en circulation plus de trois ou quatre cents services. Or, il y a cinq ou six mille amateurs, rien qu’à Paris. Voilà donc la dédicace devenue une valeur matérielle. Mais la dédicace ne suffit bientôt plus aux amateurs les plus passionnés. Ils veulent encore des documents sur l’œuvre, une lettre de l’auteur, ou une lettre sur l’auteur d’un autre auteur connu. Les plus ardents constituent même tout un dossier sur l’ouvrage et celui qui le signa. Ici, la matière, bien entendu, n’a plus de limites. On peut annexer dix, vingt, cinquante pages manuscrites à un livre. On le fait donc relier — de préférence bellement — avec tout ça. L’ouvrage est devenu une pièce unique, un exemplaire précieux et désiré. Et comme la bibliophilie est une charmante manie qui s’illimite à mesure qu’on la satisfait, l’exemplaire unique, enrichi de documents manuscrits, tentera les plus riches amateurs et le jeu de la concurrence lui donnera une cote très élevée…

Le collectionneur critique jouit donc des deux plus grandes satisfactions auxquelles le Français soit sensible, il reçoit gratuitement des choses rares et il peut s’enrichir à les garder.

L’auteur dont vous me parlez, et qui vend sa bibliothèque, fut un collectionneur habile, soigneux, passionné et pour qui la notion de valeur ne restait jamais vaine. Il possède donc plusieurs centaines d’œuvres introuvables, datant, les unes de la jeunesse d’hommes devenus illustres, les autres de choix bien faits parmi les publications à tirage restreint des trente années ultimes. Il a enrichi tout cela de textes originaux, lettres ou critiques, et même de pièces dont il est l’auteur. De ce chef, sa collection a une valeur énorme et l’on pense qu’elle va se vendre plus d’un million.

Dans le temps que je vous écris, au surplus, dix, cent, mille amateurs l’imitent et annexent sans répit des documents manuscrits à leur bibliothèque. Dans dix, vingt, trente ans, ils feront eux aussi « leur vente ». Auront-ils gardé, dans le fouillis des parutions quotidiennes, les ouvrages destinés à « faire prime », la plupart, non ! C’est qu’il faut là un flair rare, et peu répandu. Qui donc, lorsque parurent les Pleureuses de Henri Barbusse, devina que cet écrivain deviendrait un des plus illustres de l’ancien continent ? Tous les jours, je reçois des livres et les feuillette en me posant cette question : L’auteur a-t-il de l’étoffe ? C’est difficile à deviner. Non, certes que je songe à constituer une bibliothèque pour la vendre. Ce sont procédés de gagne-petit et de caque-deniers à la mode des rustauds. Mais il me plaît deviner une future célébrité. Peu d’écrivains débutent dans un puissant tumulte. Il faut flairer le génie. Évidemment c’est une besogne d’éditeur, car tous voudraient engager — et par un long contrat léonin — un futur auteur à succès, tant que sa timidité débutante coupe les ailes à ses exigences. Mais en réalité aucun éditeur n’a prévu jeunes les grandes gloires de littérature. Certains ont voulu les imposer. Ceci n’est plus que du négoce. C’est d’ailleurs du meilleur.

Voilà donc comment la bibliophilie, telle qu’on la comprend en France, crée l’état d’esprit dont le témoignage alla jusque chez vous. Je ne saurais vraiment donner, comme vous me le demandez, une appréciation morale de cette aventure. Tout ce qui prouve un individualisme vétilleux et passionné, tout ce qui attente rudement aux hypocrisies sociales, et prouve un caractère fortement gravé me plaît. Dans l’acte dont il s’agit, certaines de ces vertus sont apparentes, et je ne puis ici qu’approuver. Mais il y a d’autres motifs moins purs : la vanité, d’abord, caractéristique de notre milieu, si souvent écœurant de prétention naïve, et enfin, la cupidité, qui, elle…

Renée Dunan.


LETTRES INTIMES

de Renée Dunan
[IV]

Monsieur le Professeur J.-D. Prettywhore
à Dayton, Ohio.
Monsieur le Professeur,

Vous voulez bien postuler de moi une courte étude sur les milieux, classes, écoles, chapelles et coteries littéraires de France. Vous me faites beaucoup d’honneur en me supposant capable de démêler en un tournemain cet imbroglio cent fois plus gordien que le nœud historique tranché par Alexandre. Mais je ne veux aucunement vous voir suspecter l’amitié que je vous porte, et mon désir de vous être agréable. Voici donc comment je classe mes contemporains dans les lettres et de quelle façon je comprends le « devenir » de leurs tendances idéologiques :

Les diverses écoles, ou les centres littéraires du passé, exerçant toujours une action, quoique de plus en plus réduite, il y a en France ce qu’on peut nommer encore un romantisme, un naturalisme, un symbolisme et des petits groupes complexes participant par quelques points de diverses tendances à la fois.

Le romantisme est le plus florissant. Comme il en advient évidemment, lorsque la honte, et un rien d’insuffisance morale, font abandonner à ses fidèles quelque dénomination bien tranchée, tous les hésitants de jadis consentent à s’enrôler. Cela se voit bien en politique. Or, le romantisme a gardé depuis 1820 des opposants farouches qui, d’ailleurs, « écrivaient romantique ». Aujourd’hui, qu’il n’est plus de romantiques d’étiquette, tout le monde consent à faire du simili Hugo, du Vigny en titre fixe et du Théophile Gautier d’imitation. Sur cent volumes de vers qui paraissent, soixante-quinze sont romantiques. Il y en a d’ailleurs quatre-vingt-quatorze qui ne valent rien…

Si vous me demandez des noms, je vous dirai que depuis la guerre, à part trois ou quatre personnages, tout le monde est de quelque côté romantique. Paul Morand est sans doute le plus haut sommet de cette tendance. C’est d’ailleurs un grand écrivain. Joseph Delteil nous montre une sorte d’Aloysius Bertrand, et Vigny, avec quelque indigence, se trouve — devenant juif — représenté par Suarès. André Gide est un romantique de l’espèce huguenote. Il est assis une fesse chez Alfred de Musset — un Musset converti et devenu chaste — et une autre chez Edmond de Goncourt. Henri Béraud, lui, est un romantique de style xviie siècle.

L’école de Zola, elle, a de rares mais forts représentants. Tel est Alphonse de Chateaubriant, qui paraît vraiment continuer, avec un bucolisme plus sincère et artistique, les Rougon-Macquart. Claude Farrère est un Zola officier de marine, et Roland Dorgelès un héritier direct du Maître de Médan. Il faut encore classer ici Pierre Hamp et Léon Daudet, plus une foule de petites gens qui se sont réfugiés chez l’éditeur Fasquelle où le naturalisme prospéra. Victor Margueritte est un maître du Naturalisme contemporain.

Le Symbolisme est beaucoup plus décrépit. Il ne compte aucun nom digne de mémoire. En vérité, ce n’est sans doute pour aucune autre raison que la stérilité de cette école antiintellectuelle. On n’est pas, aujourd’hui, plus intelligent qu’en 1895, mais on peut le paraître. Il faut pourtant placer ici Edmond Jaloux, qui est très agréable romancier, avec nombre de plus jeunes écrivains qui ambitionnent de lui ressembler, mais, par chance, y échouent, comme Philippe Soupault.

Henri de Régnier fut un poète symboliste. Toutefois, romancier, il a créé une sorte d’école dont il est seul membre, quoique en vérité on distingue chez Pierre Benoît surtout, un grand désir d’assimiler sa technique. Henri de Régnier continue à la fois le conte du xviiie siècle, à la façon de Crébillon, Godard d’Aucourt et Choderlos de Laclos, et l’esprit Renaissant épanoui chez Rabelais ou Noël du Fail. Imiter ce romancier réclame des dons trop rares pour qu’il ait jamais une suite nombreuse.

Le Balzacisme a son représentant en René Boylesve, qui unit à une finesse plus italienne, un athlétisme moindre que l’auteur de La Comédie humaine.

Voltaire, en ses contes, n’a guère d’héritier, mais il existe un certain François de Bondy qui écrivit des romans peu connus, bondés de talent, d’ailleurs, et d’un scepticisme galant et cultivé. Ils peuvent soutenir comparaison avec Anatole France, lequel, on le sait, fut notre Voltaire de la IIIe République…

Un écrivain comme Pierre Louÿs reste inclassable. Mais il faut nettement le placer entre Voltaire et Gustave Flaubert.

Le grand Flaubert, laborieux ciseleur, n’a point d’héritier surtout pour son goût excessif de perfection, quoique son romantisme, je l’ai dit, ait mille disciples. Pourtant Henri Barbusse ne laisse pas de lui ressembler un peu, en plus efféminé ; c’est un ancien poète symboliste.

Je ne saurais assimiler à aucune direction de principe Rosny aîné, qui descend plutôt des romanciers belges, tel Camille Lemonnier ; Romain Rolland a créé une sorte de néo-romantisme à influences slaves et germaniques et au demeurant d’une valeur politique hors de pair.

Nombre de défunts sont à citer ici, individuellement, comme Huysmans, qui a uni assez joliment le langage de la sorcellerie médiévale au naturalisme le plus scatologique et Octave Mirbeau, qui prendra place parmi les créateurs d’écoles, quelque jour, et dont le talent voisine — sans que sa verve truculente le laissât deviner — le génie. Tous ceux-là n’ont point encore de postérité. Notre temps, avide de jouir, et au besoin sans délicatesse, dépouillé de toute culture profonde et assoti par la politique, n’est pas celui de ces écrivains laborieux ou trop subtils. Je dois dire, en passant, qu’à mes yeux, feu Barrès fut un écrivain médiocre et surfait.

Dans les écoles nouvelles, un rangement nouveau apparaît. C’est celui des éditeurs. La Nouvelle Revue Française, sur laquelle planait André Gide, transforma longtemps sa firme d’édition en cénacle. Ce fut financièrement très douteux, mais quel prestige ! On voulut tenir Gide comme le créateur d’une sorte de surstendhalisme et on fit beaucoup pour faire vivre ce que Je nommerai l’école Julien Sorel.

Les milieux étroits, toutefois, sont excellents pour donner confiance et force à leurs membres. Il est sorti de la N. R. F. des écrivains remarquables, comme Jules Romains, créateur de l’unanimisme, et qui est vraiment resté original dans son synthétisme psychologique. De là s’épanouit aussi Marcel Proust, curieux faiseur de monographies mondaines, en un genre anglo-saxon fort intelligent. Un critique estimé a classé Valéry Larbaud parmi les grands noms de cette firme. Je n’y puis souscrire, mais c’est un honnête symboliste ayant du goût pour les voyages, et qui inventa la couleur locale par symboles. De la N. R. F. naquit aussi Paul Valéry, la plus amusante mystification de notre temps. Car on accorda du génie à ses plaisantes — reconnaissons-le — imitations poétiques de Stéphane Mallarmé, et à des gloses en prose, très divertissantes, ou le charabia du Sar Peladan fait mayonnaise avec l’onction vaniteuse de Paul Claudel, capucin bègue et ambassadeur.

Le destin de Paul Valéry, que son œuvre — la matière d’un in-64 de cent pages — mènera sans doute à l’Académie, au titre d’écrivain, est une jolie et spirituelle fumisterie à laquelle tous les gens d’esprit — et beaucoup de sots — ne manquent point d’applaudir.

Le Surréalisme, fils déjà grand du Dadaïsme, mais fils non reconnu, est la plus récente école littéraire. Elle est née surtout de l’éditeur Simon Kra qui voulut, comme la N. R. F., avoir sa chapelle (faite d’ailleurs de transfuges). Il est sorti de ce groupe de savoureuses vaticinations. Mais la création de la vraie littérature « à l’état naissant » tarde un peu, du moins en ses chefs-d’œuvres. Je n’en crois pas moins qu’il y ait là un avenir réel et même riche en talent. Il s’y est créé en tout cas une notion surréaliste de révolte et de mépris des préjugés qui ne manque ni de force ni de saveur. Pour clore, il faut compter, parmi les récents écrivains, des isolés qui feront peut-être école. Ainsi Pierre-Mac Orlan a été pour beaucoup dans la naissance du talent de Paul Morand et de ses disciples. Lui-même œuvre avec, semble-t-il, une sorte de misanthropie âcre qui tient sans doute à quelque secret organique. Ses livres, dont la valeur n’est point contestable, cultivent un pessimisme à la Léopardi peu accessible au public.

Georges Duhamel, qui a débuté sous l’influence de Tolstoï, sera sous peu semblable, en plus pacifique, aux frères Tharaud. Ceux-ci apparaissent désormais comme des spécialistes du compte rendu de missions faites aux frais de la princesse.

Francis Carco doit beaucoup aux écrivains russes. Il a créé un type d’œuvre sombre et violent, qui n’a guère d’équivalent que chez les romanciers catholiques, avec François Mauriac, homme religieux que torture le démon des vices sexuels.

Je n’ai pas cité tous les noms qui peuvent avoir quelque importance, parce que j’écris au courant de la plume et que vous ne me demandez pas de catalogue. Néanmoins, c’est volontairement que j’ai délaissé nombre d’industriels, soit parmi les aînés, soit parmi les Jeunes, auxquels force m’est, malgré les boniments d’éditeurs et de critiques dressés aux litanies, de refuser d’être des écrivains.

Vous voulez bien me demander enfin où je me place moi-même, parmi les écoles, les groupes et les chapelles ? Vraiment nulle part. Je suis de cette sorte spéciale de romancier qui dirige des aventures vécues selon une règle philosophique. Trois bases sont indispensables pour comprendre la portée de mes écrits : le Néo-Platonicisme de Bergson, le Relativisme d’Einstein et le Pansexualisme de Freud. Comme, surtout dans les milieux où l’on juge des lettres, les connaissances abstraites sont peu en faveur, je dois me résigner, comme Rabelais passe pour un simple farceur, et Flaubert pour un plat bourgeois, à passer pour pornographe…

Croyez-moi, je vous prie…

Etc…, etc.
Renée Dunan.