Lettres inédites d’Alfred de Vigny
Angoulême, dimanche 20 septembre 1846.
C’était écrit, disent les Arabes : je devais partir hier et réfléchir toute la nuit en admirant les éclairs à l’horizon ; je pensais à l’inutilité de la parenté dans les choses humaines, au peu d’autorité d’un cousin, et même d’une sorte d’oncle comme moi, sur sa cousine. Jamais, par exemple, je le sais, je n’apprendrai rien de sa santé par elle-même jusqu’à mon retour à Tours. Et cependant, nous l’avons vu, elle était souffrante et le déguisait sous le sourire le plus affable du monde et, prête à s’évanouir, revenait armée d’un courage qui ne trompait personne.
Ceci entrera pour beaucoup dans mes remords, si je sais par d’autres que votre bonté de Meltray vous a pu rendre malade, ma gracieuse cousine, et vraiment je le crains beaucoup. S’il en est ainsi, demandez-en pardon pour moi à madame votre mère, qui n’en sera pas plus affligée que je ne le suis. — Qu’elle me pardonne en faveur de la bonne action que vous avez faite ! Vous m’avez décidé à l’adoption de ma patrie. Ingrat que j’étais, de ne pas l’aimer et la mieux connaître ! C’est quelque chose que de rendre un citoyen à l’amour de sa cité. La cité n’y gagne que bien peu : c’est un Tourangeau de plus en Touraine. Mais le citoyen y gagne beaucoup. Il sait les charmes de son pays et y concentre ses affections. Je n’aimerai plus la Beauce ; et l’Angoumois m’ennuie déjà, depuis un immense quart d’heure que je l’habite.
Dites à monsieur votre père, je vous prie, que j’adopte sa théorie. On est du pays où l’on est né et où l’on a été remué dans son premier berceau.
Madame votre mère a aussi bien raison ; j’aurai beaucoup à voir encore, beaucoup à demander : je ferai mourir de chagrin les archéologues par mes questions.
Je ne croirai jamais que la tour de Tristan tienne son nom du scélérat de Louis XI, mais du Tristan d’Yseult aux blanches mains, du Tristan de la Table ronde ; et je défendrai cette opinion avec la rage des savans des inscriptions. Qui songe à ce roman du moyen âge ? Personne ; et il est délicieux.
Je suis ravi de n’avoir pas trouvé un éléphant à louer ; je suis arrivé vite, et reviendrai vite à Tours, pour me disputer avec vous. — Si vous avez trouvé mon cheval gris, dites-moi, je vous prie, quelle est la page du livre qui lui sert d’écurie. — Peut-on mettre jamais assez d’humilité à se corriger de ses défauts ? Vous m’y trouverez toujours préparé, lorsque vous m’aurez révélé mes iniquités, et j’espère que ce vent de folie qui souffle sur la Touraine voudra bien m’épargner ; si je croyais le contraire je me déclarerais Beauceron, comme fit Ronsard.
Vous saurez que mon adresse est au Maine-Giraud, Blanzac, Charente. Je vous dis cela seulement en cas de grands événemens, et pour que votre grâce sache bien qu’elle a dans ce pays un parent assez triste et qui n’en veut pas avoir l’air. Dans bien peu de temps je vous le ramènerai.
ALFRED DE VIGNY.
Paris, mercredi 8 mars 1848.
Il n’y a rien de plus charmant que vous dans la création, et rien de plus haïssable que moi. Il est vrai que, si je suis silencieux (mon seul crime envers vous), c’est à force de tristesses et d’ennuis. Quand vous m’avez dit : « Etes-vous malade ? » je ne l’étais pas ; mais j’étais, comme cette nuit encore, garde-malade de votre bonne et toujours souffrante cousine. Elle avait une fluxion de poitrine de la plus effrayante nature. Andral, après Dieu, est celui qui l’a sauvée, dans de nombreuses consultations avec d’autres médecins, mais aujourd’hui encore elle est au lit et de nouveau souffrante. — Cette révolution de quatre heures a jeté ses premiers troubles dans notre paisible quartier ; j’ai mis Lydia à l’abri des cris et des balles, et je suis allé seul, partout, voir comment tombent les gouvernemens qui croient à la force contre une telle nation. L’ouragan est passé, il a emporté ce trône de carton, et à présent on se regarde, on attend. L’Assemblée nationale sera la vie politique réelle ; jusque-là on est paralysé. — Vous nous en voulez donc d’avoir interrompu vos danses ? Eh quoi ! y a-t-il tant de gaîté dans mon pays natal ?
Comment espérer que vous quittiez toute cette cour d’adorateurs pour venir voir des débris de barricades nouvelles et un champ de bataille à peine balayé ? Si cependant j’ai ce bonheur enfin, je vous fais une prière : c’est de m’écrire un mot avant devenir chez votre cousine, et que ce billet me dise : « Je suis à Paris, dans telle rue, telle maison. » Je suis jaloux, et demande à entendre seul vos premières paroles, moi qui entends encore les dernières que vous m’avez dites, chère Alexandrine.
J’espère qu’on n’a pas fait de barricades à Tours avec les pierres de la maison de Tristan, qui m’est si chère ?
Est-ce chez votre chère Elise que vous dansiez si souvent ? L’aimez-vous toujours d’amour tendre ? L’autre jour, quand vous me parliez d’elle, c’était avec tant d’effusion ! Qui ne se figurerait un ange gardien assis près de vous ?
Oui, c’était l’autre jour, c’était hier. Le temps n’existe pas pour moi. — Voilà un peu de soleil qui va venir. Vos ailes vont peut-être s’ouvrir et vous viendrez ici. Vous me trouverez tel que j’étais pour vous, ma belle cousine, à Tours, où vous m’avez montré tout ce que mon pays a de plus charmant.
Angoulôme, samedi 29 juillet 1848.
Tel j’étais hier à deux heures et tel j’arrive ce matin à dix heures. J’ouvre mon portefeuille anglais, mon confident et mon ami, je reste seul avec lui, et, dans le silence, je vous écris. Un orage commence à gronder et s’approche. Cette nuit déjà je le sentais à la fraîcheur des vents de l’ouest, qui venaient de la mer et n’iront pas, je crois, jusqu’à Dolbeau, car Poitiers était brûlant à minuit, et je comptais les chambres à coucher ouvertes pour respirer, dans cette triste ville. — Tous les habitans de la voiture dormaient, excepté moi. — Vous savez de combien de choses sensées ou insensées ma tête est pleine et tourmentée ; combien les peines et les félicités réelles de la vie s’y gravent et s’y multiplient à l’infini, à cause de cette folie que j’ai de prétendre à la fois ne rien perdre des souvenirs du passé et tout prévoir, tout régler à mon gré, dans l’avenir. Je craignais, en songeant à la journée, que vous ne nous eussiez caché quelque chose du mal que vous faisait ce temps orageux, et peut-être aussi ce coup que votre tête reçut contre la voiture, et que ne parait qu’imparfaitement votre belle chevelure. Je pensais à la consultation que vous attendiez avec un médecin célèbre, et je me demandais si son opinion serait celle que je vous donnai, moi, humble Docteur Noir, sur le régime qui vous convient. Mes ordonnances vous semblent-elles trop sévères ? Ne pourrez-vous vous y soumettre ? Chère et gracieuse amie, je vous en prie, croyez un peu plus en moi, comme il m’a semblé que vous y avez cru un instant hier. Vous avouez à peine la délicatesse de votre poitrine ; vous ne souffrez pas même qu’on s’inquiète, et vous grondez par bonté ; je n’en ai le courage que loin de vous, car de près je craindrais vos yeux. Est-ce donc que la délicatesse de l’âme est toujours unie à celle du corps ? Est-ce une loi de votre être qu’il vous faut suivre ? — Je ne sais si l’on gagne beaucoup, chère Alexandrine, à ces courageuses dissimulations. Il est bon de ne pas être par trop résigné. Ceux qui ne se plaignent jamais, par excès de bonté et de dévouement, ou par pudeur de trop occuper d’eux-mêmes, sont tout surpris un jour de voir qu’on s’accoutume à ne plus s’occuper d’eux. On les compte comme n’ayant plus le droit de souffrir ; on les traite comme invulnérables. — Ne vous fâchez pas, je vous en prie, et reconnaissez-moi le droit de vouloir que vous ayez soin de cette santé, dont vous avez besoin pour résister à la vie active qui vous entoure et à la vie mondaine toujours si impérieusement fatigante. — Il me semble que, d’après ce que vous dites de votre bonheur (et sur ce que j’en puis juger), la vie doit vous être d’heure en heure plus chère par tout ce que votre grâce, votre bonté si constante et tout ce que l’on admire de vous et dont on ne doit jamais vous parler, attire de tendresses et de dévouement vers votre personne. — Je vois encore votre jeune enfant et j’entends son joli petit adieu. Prenez-le, en mon nom, sur vos genoux, mon amie, baisez-le bien pour le remercier d’être ainsi venu se jeter à mon col à mon départ. — Quel amour ! a dit votre bon père. Les enfans ont de ces choses qui me vont au cœur, et comme un enfant moi-même j’en suis ému. Un adieu d’ailleurs est toujours triste, et j’entends à l’oreille :
Fare thee well, and if for ever, for ever then…
Ce for ever est plus mélancolique encore dans cette langue que dans la nôtre, je ne suis pourquoi. Elle a des sons vagues comme peuvent être ceux des Esprits dans les nuées, et cependant pour toujours est aussi très doux à entendre. Il faudrait un Grec comme Périclès ou Platon pour choisir entre les deux langues la plus douce et la plus passionnée, n’est-ce pas ? — Vous voilà punie d’avoir voulu que je cause un peu avec vous ; en voyageant je le lais plus que je ne veux moi-même.
— Deux visites m’interrompent et c’est heureux pour vous aujourd’hui.
Dimanche 30.
Le panorama est immense du haut des remparts d’Angoulême, et s’étend au loin comme celui de Strasbourg et de Constantinople ; mais la mer n’y est pas et j’y ai cherché la rue de Buffon, où vous me chercherez une chambre noire dans une maison obscure comme celle de Tristan, un cabinet sombre, et autour de tout cela l’air natal, l’air de Tours, l’air de Marmoutier, l’air de la Loire, et du mail, et des collines chargées de châteaux.
— Ce bel orage, je voudrais savoir s’il a porté chez vous ses éclairs et ses torrens ? s’il a inondé les angles de la chapelle près de laquelle vous dormez, et les arbres de Dolbeau. — Prenez garde aux serpens, madame, au bord des eaux ; et s’il en vient un, regardez-le fixement avec ce regard fier que vous savez, et il vous obéira comme celui de Milton qui appelait Eve Impératrice du monde. — Je vous demande un peu si ce grand poète avait le sens commun ce jour-là, et ce que pouvait être pour Eve une impératrice ? Et cependant cela ne lui déplaisait pas, elle comprenait que le serpent, symbole de la sagesse, de la science, de la prudence, prévoyait qu’il existerait un jour de belles impératrices. Où est ma bibliothèque de Paris ? je relirais avec vous le quatrième chant. Mais où êtes-vous vous-même et que lisez-vous ? dites-le-moi un peu. Grondez-moi encore un peu aussi pour avoir écrit une comédie, et fâchez-vous bien fort pour que je vous apaise.
Mon Dieu ! si vous saviez comme il y a longtemps que je suis à Angoulême, vous m’écririez pour m’en consoler.
Sérieusement, songez bien à ceci, ce n’est pas dans les rapides instans de conversation que l’on peut rappeler à ses devoirs un cousin criminel ou égaré comme je le suis. Il faut un discours écrit, au moins un, et les lettres ont cet avantage qu’on ne les interrompt pas par des cris et des exclamations trop vives. J’écouterai religieusement, et je bénirai la main qui me punira, et me montrera le meilleur chemin. Vous savez combien je suis disposé à l’obéissance.
Il m’a été prédit dans mon enfance que je serais un grand saint et que je construirais une église. Je m’engage à prendre les pierres de Dolbeau, comme on va faire pour Saint-Julien. — Dites-moi le jour où vous recommencerez votre lecture actuelle pour la quatrième fois, depuis le premier volume jusqu’au troisième ; j’en suis très jaloux. La seule chose qui me calme, c’est que vous voulez pendre l’auteur, et que j’ai bien de la peine à vous l’enlever des mains quand vous vous préparez à l’étrangler.
Lundi 31 juillet.
J’ajoute un mot à ce volume de Mémoires pour vous prier de dire à monsieur votre père que rien n’approche du calme de cette ville antique d’Angoulême, qui semble vivre encore à l’époque où François Ier naquit dans son château. — Si j’ai quelque chose d’important à lui écrire, qu’il ait bien l’assurance que je n’oublierai rien de ce que nous avons dit et rien de rattachement et de l’estime que je professe pour lui. — Je me reproche (car je passe ma vie dans les regrets et les remords), je me reproche de n’avoir pas prié madame votre mère de vous mettre au piano comme les petites filles ; je n’y ai entendu ni vos mains ni votre voix. C’est mal à vous, et je vous ferai gronder pour cela. Je n’ai pas insisté, reculant toujours devant les deux choses les plus importunes de la vie : une demande ou une question. — Cependant à présent je vous prie de me dire pourquoi je ne vous ai pas entendue, et si vous ne me répondez je le demanderai à votre maman. — Lydia aime tout de la Touraine, et se loue sans cesse de l’accueil charmant de votre famille et de la mesure si parfaite et si délicate de vos parens, qui ont si bien su ménager les terreurs perpétuelles de sa mauvaise et désolante santé.
Si vous êtes aimable vous me répondrez à Blanzac, Charente, poste restante.
Demain peut-être nous irons au Maine-Giraud.
Au Maine-Giraud, mardi 8 août 1848.
En recevant votre lettre du 4.
Oui, oui, c’est l’hiver, mon amie, je le veux aussi. Cet orage, c’est le premier frissonnement de l’hiver qui va me ramener à Tours. — Que le dernier mot de votre lettre soit le cri de toute votre vie, et puissé-je vivre assez pour l’entendre sortir souvent de votre jolie bouche et en être la cause ! — Oui, j’accepte et signe tous vos traités, Alexandrine. Je rachèterai ces dessins d’un enfant par des vers sur un album, comme par exemple ceux d’une certaine traduction de Roméo et Juliette, par moi, que Mlle Mars savait par cœur et disait admirablement. Je ne sais où ils sont, il est vrai ; je les crois à Paris dans quelqu’un de mes portefeuilles ; mais si on me les envoie et s’ils ne sont pas brûlés avec Babylone, je les écrirai. Ils commencent au moment où Roméo, qui allait emporter de son triste caveau sa belle Juliette vers la vie heureuse, se souvient qu’il est empoisonné et dit :
- Faut-il quitter cet ange à la porte du ciel ?
Aimerez-vous la scène que vous rappelleront ces vers ? Ou bien encore ceux-ci :
- Il est sur ma montagne une épaisse bruyère
- Où les pas du chasseur aiment à se plonger
- Viens y cacher ta vie et ta divine faute !
Mais non, vous n’aimez pas ceux-là. Je suis sur cette montagne justement aujourd’hui.
Ou peut-être, pour l’amie de votre chère Élise, ceux que j’écrivis lors de la mort d’un poète :
- Jeune homme au cœur d’acier, adieu pour cette vie,
- Je regarde ta mort et je te porte envie,
- Car tu meurs à cet âge où le cœur jeune encor
- De ses illusions conserve le trésor ;
- Comme, aux yeux du marin, le soleil des tropiques
- Se plonge tout ardent sous les flots pacifiques
- Et, sans pâlir, descend dans son nouveau séjour
- Aussi fort qu’il était dans le milieu du jour.
Ou d’autres encore, si vous ne voulez de tout cela. Il y en aura que je ne dirai qu’à vous, qu’à vous. — Et puis vous garderez les mauvais dessins pour les brûler de votre main blanche devant moi, c’est convenu.
Oui, je vous écouterai chanter, et je serai seul à vous entendre, et j’aurai l’orgueil de croire que je vaux bien pour vous un salon. Mais si vous faites vos conditions, amie prudente, je fais les miennes aussi. Chantez et causez tour à tour, que votre chant et voire esprit alternent, oui ; chantez la musique adorable dont nous parlions ; mais ne l’interrompez pas comme ces beaux oiseaux qui commencent un air délicieux et n’osent pas l’achever. — Au reste, ce sont là des questions d’avenir et de présence réelle, et jusque-là l’insuffisance des lettres vous satisfait-elle ? Pour moi je les voudrais plus sincères qu’elles ne sont, telles par exemple que serait la conversation continuée et écrite, telle qu’elle fut durant mes dernières heures à Tours.
Oui, bien vrai, je suis parti ! comme vous dites ; j’ai tous les courages puisque j’ai eu celui-là. Croyez-vous qu’il m’eût été possible si j’avais été seul ?
Vous ne m’avez pas répondu sur les choses qui me tenaient au cœur, comme par exemple : si vous suivez mes ordonnances et si vous avez consulté un autre que moi, celui que vous deviez voir à Tours. Et au lieu de me rassurer sur vous-même, vous m’excommuniez encore pour ce péché véniel de Quitte pour la peur.
Eh ! mon Dieu ! je ne prétends pas défendre cette bagatelle, mais je ne désespère pas de vous prouver que le fond en est plus grave que vous ne pensez. Il est bon de corriger des Othello sans amour, comme il s’en est trouvé souvent en France ; et de montrer une vengeance de bon goût, qui est en même temps une noble et généreuse protection, un pardon, et une réparation. Du reste, chère méchante Alexandrine, la bulle d’excommunication que vous lancez (et que j’ai provoquée pour parler de riens, de futilités, et pour dire autre chose que ce que j’avais à dire), cette bulle sévère m’est précieuse, ainsi que tout ce qui vient de votre belle main, quelque cruel que ce soit, mais je la garde en me réservant d’en appeler à notre premier concile. — Jusque-là, que votre gracieuse Majesté
- Ne se mette pas en colère,
- Mais plutôt qu’elle considère
qu’il est bien rare d’avoir à son côté un ange gardien qui détourne les mauvaises pensées avec énergie, et que ce qui arrive souvent c’est de faire comme les Musulmans qui, devant saluer, avant leur prière, le bon ange assis à leur droite et le mauvais ange assis à leur gauche, commencent par le mauvais ange. — Un jeune Turc m’en a expliqué les motifs en me lisant le Coran. Je vous les dirai un jour si vous êtes bien sage.
Mercredi 9 août 1848.
Plus je relis votre lettre et plus je vous en veux de me tourmenter et de m’attrister ainsi, chère âme tourmentée que vous êtes vous-même. Ne pouvez-vous me parler autrement ? vous le pouvez. — Sur combien de choses qui me sont chères vous gardez le silence, sans y être forcée ! — Faut-il pas encore que je vous pardonne, moi qui ai tant à vous pardonner déjà, ma belle et capricieuse amie. — Allons ! ne vous révoltez pas, ne relisez pas ; oui, c’est écrit ; il y a : pardonner ! Vous êtes très coupable envers moi. Convertissez-vous, corrigez-vous, confessez-vous à moi, votre vrai directeur, le meilleur, allez, croyez-moi ; celui qui ne demande qu’à absoudre. Mais dites tout, à votre prochaine confession, c’est-à-dire votre première lettre, et donnez-moi occasion aussi de parler le même langage ; car sans cela ne craignez-vous pas de perdre ce qu’il y a de plus intime, de plus intéressant et, je crois, de meilleur dans l’âme d’un ami ?
10 août, jeudi matin.
Vous aimez donc ceci ? cette sorte de journal ? Et moi aussi ! cela fait illusion, il semble qu’on vive ensemble.
Hélas ! jamais les vertes collines d’Irlande n’ont éclaté de plus belles couleurs que nos collines françaises chargées de vignes. nos prés arrosés de ruisseaux, et nos petites montagnes couronnées de chênes… Hélas ! jamais un soleil plus ardent ne les a éclairées, et pas une feuille ne tombe des grands frênes et des ormes, qui étalent insolemment leur immense éventail… Hélas ! c’est l’été. Et nous qui avions presque cru à l’hiver !
La campagne est-elle pour vous une suite de visites, et un chapelet de salons où vous allez dire un ave ? — S’il en est ainsi, je vous plains.
Pour moi, je ne lui pardonne son immobilité, son éternité impudente, sa fraîcheur et ses rajeunissemens annuels sur les tombe ? de ceux qu’on aime, qu’en faveur de son silence et de ses magnifiques horizons. La solitude est sainte, je ne cesserai de le répéter comme ce Stello que vous aimez. Elle me permet d’écouter mes idées, de m’entretenir de mes plus chers souvenirs, et, si vous vouliez, je vous pourrais confier de meilleures choses que ce que je vous écris dans ce langage irréprochable.
Pourquoi ? Hélas ! dit Stello. Conformons-nous aux lois. — Pas de titres sur nos lettres ! J’espère que mon nom, pour être plus court, n’en est pas plus petit. On est ici fort démocrate.
Mais certainement je boude. Eh ! pourquoi donc, s’il vous plaît, n’aurais-je pas aussi le droit de bouder ? Méchante que vous êtes, vous me dites bien tout ce qui peut me tourmenter, et vous me faites un procès perpétuel pour une pauvre petite comédie couleur de rose. Vous allez me forcer à vanter mes vertus et à vous prouver, chère belle amie, que vous êtes une ingrate. Je vous prie de me conserver jusqu’à mon retour dans ma patrie véritable (la Touraine) cette lettre que l’on m’écrivit il y a un an, et que je reçus ici, après tous les voyages que vous voyez sur l’enveloppe[3]. Cher petit juge d’instruction que vous êtes, considérez bien ce que j’ai fait de cette demande de toucher à ce fruit, défendu par vous. Je n’ai pas répondu un mot à ce Second Théâtre-Français, qui me demandait cette pièce et même une actrice par-dessus le marché, et qui en a été quitte pour la demande ; et, voyez votre mauvais caractère, c’était pour vous plaire que je refusais ainsi par mon silence, et je n’ai pas voulu même m’en faire un mérite auprès de vous, tant il était simple de ne pas laisser jouer une pièce que vous n’aimez pas.
À présent, voici bien autre chose. Vous savez bien que je suis à cent soixante lieues de Paris, et vous vous imaginez que j’ai fait répéter et jouer cette comédie à Paris ? Ah ! joli petit magistrat imberbe ! que vous êtes jeune et ignorant des choses de Paris ! On y prend, je vous assure, toutes les libertés dont on a besoin. J’ai appris par les journaux que le Gymnase avait trouvé agréable de me prendre cette pièce, comme on prend un mouchoir dans la poche du voisin. C’est un petit accès de communisme qui, dit-on, a réussi parfaitement. Je serai peut-être le seul à Paris n’ayant pas vu cette représentation, qui est fort courue à ce que l’on m’écrit. Et si je la vois jamais, faut-il vous le dire ? oui (pourquoi pas ? ) cela me pourra bien serrer le cœur, car il me semble, en pensant à celle pour qui ce fut écrit, que l’on jette sa robe au sort et que l’on se partage son manteau. — Du reste, je redeviens plus sérieux en parlant de ceux qui ne sont plus. Ne croyez pas que ces relations de théâtre, qui font tant de bruit que toute la France a su celle-là, tiennent autant de place qu’il le semble dans la vie d’un homme. Il y avait sept ans que je n’avais vu cette personne, qui vous préoccupe, lorsque j’ai appris qu’elle avait tout à coup quitté cette vie dont elle était en possession avec tant d’ardeur et d’éclat ; et je l’ai su, comment ? comme vous, comme tout le monde, par un journal, comme on sait tout aujourd’hui. — Repentez-vous donc, Ange sévère, de votre jugement ! Je ne suis coupable ni envers vous, amie chérie, pour avoir fait jouer ce joujou de salon, ni envers la mémoire de celle qui réalisait mes inventions sur la scène, et recevait sur son front les couronnes de fleurs qu’on leur jetait. Quand elle était en pays étranger, elle m’envoyait les couronnes, et il s’en trouva une un jour noire et blanche, comme on en jette sur les tombes. On l’avait jetée à Kitty Bell d’une loge du Théâtre de Bruxelles. — Je me tais, car savez-vous ce qui va arriver ? Vous pensiez que j’oubliais ; vous trouverez à présent que je me souviens trop. Mais n’importe, je laisse ce que j’ai écrit sur ce papier, pour vous punir de m’avoir accusé d’un froid calcul de vanité. — Moi je ne vous accuse jamais. Aujourd’hui, pauvre bonté blessée, je vous plains. Je sais que vous pleurez une amie, notre bon cousin me l’avait écrit. Jamais il ne viendra une larme de vos yeux sans qu’elle tombe sur mon cœur. — Non, non, je ne vais point à Poitiers où vous n’êtes pas, et ne voulez ni ne pouvez venir. Eh bien ! donc, restez chez vous, j’irai je ne sais comment, mais j’irai. Il faut que je vous voie. Vous êtes délicate, ménagez-vous et pensez à quelqu’un qui vous aime, pour vous donner le courage d’être prudente. — Si c’est par notre cousin que j’ai voulu savoir de vos nouvelles, et non par vous, c’est que j’ai espéré qu’il me dirait ce que vous faites de votre vie, de vos jours, de vos nuits, de vos heures, de vos pensées, de vos paroles, de vos regards. Mais il ne dit rien. Pourquoi n’écrivez-vous pas plus souvent sur votre amie, votre bonne amie dont vous préférez les entretiens à toute chose ? — Mon nom n’est-il jamais entre vous ? Ne vient-il jamais sur vos lèvres ? Ne sort-il pas un soupir de votre cœur qui le fasse entendre à cette Elise mystérieuse et si chère ? Vous aimez les vers anglais ? Eh bien ! je vous ordonne de traduire ceux-ci et de me répondre tout de suite :
- Doubt thou, the stars are fire ;
- Doubt that the sun doth move :
- Doubt truth to be a liar,
- But never doubt I love !
Paris, vendredi 16 novembre 1849.
Dimanche dernier, j’ai conduit comme président la députation de l’Académie française à la cérémonie singulière où les croix et les médailles données à l’industrie ont été portées à la Sainte-Chapelle, et bénies dans des châsses assez pareilles à l’arche sainte des Juifs. La vue de cette chapelle admirable, restaurée dans le style de saint Louis, ravirait, je crois, votre cœur par la gravité des souvenirs, et vos yeux par l’éclat du présent. Nous irons la visiter quand vous viendrez à Paris, et nous donnerons des noms aux statues des charmans apôtres, qui assurément furent des portraits des seigneurs de la cour de ce temps qui entourèrent Saint Louis à la Terre Sainte.
Ne croyez pas aux éloges que l’on donne aux chants de l’Orphéon. La mélodie et l’harmonie sont absentes de ces chants criards, violens, saccadés ; et je regrettais en les écoutant ces chants si merveilleusement mélancoliques et mélodieux des confréries italiennes du moyen âge, que l’on a joués quelquefois ici au Conservatoire, et dont la religieuse tendresse a dû vous ravir si vous les connaissez. Si vous avez chez vous la musique de la Romanesca, cette danse noble du temps de François Ier, jouez-la ce soir ; si vous ne l’avez pas, je vous l’enverrai. — Ne négligez pas, chère Alexandrine, cet art délicieux de la musique qui élève l’âme par de si douces émotions. Je les trouve d’autant plus ravissantes qu’elles sont indéterminées et que la limite des sentimens et des idées n’est pas fixée sur une image, comme par les autres arts, et laisse la rêverie plus libre.
Votre oncle était à Paris : je l’ai vu presque tous les jours. Hier je l’ai enlevé et mené aux Français. Il vole comme un papillon de théâtre en théâtre, et des roses aux fées. Il loge dans une rue dont le nom et les hasards me font frémir pour sa vertu. Donnez-lui de sages conseils. Il prétend avoir reçu de vous un billet où vous lui dites de me serrer la main et surtout de ne pas m’embrasser. Cela le préoccupe beaucoup, et il chante comme dans les vaudevilles :
- Quel est donc ce mystère ?
Il dit qu’il n’ira pas à Onzin jusqu’à l’été. Mais il se flatte de l’espoir que vous irez à Blois passer quelques jours. Est-ce vrai ? Il dit que vous étudiez une partition avec votre amie. Je croyais qu’il vous était défendu de chanter, et vous ne l’avez pas voulu devant moi, à Dolbeau. C’est bon ! ce sera ma première querelle. Il est toujours bon d’en avoir une en réserve pour fonder son empire. C’est assez votre manière, n’est-ce pas ?
Quelquefois je m’arrête tout à coup au moment de vous écrire. Et vous vous plaignez de ce qu’on ne vous parle pas à cœur ouvert, vous, femme toujours à demi voilée ?
Je rouvre ma lettre pour vous parler d’une lettre que je viens de recevoir de Tours, lettre toute brûlante, tout enthousiaste, d’un jeune homme qui vient de lire Stello et qui se jette dans mes bras en pleurant, mais tout enivré, et dans l’émotion d’une première lecture. C’est un étudiant. Sa lettre est un cri de douleur et de bonheur à la fois. Les jeunes gens forment la partie de la nation qui me répond toujours la première. Quelques jeunes femmes m’ont écrit quelquefois aussi de singulières confidences, presque des confessions, et je ne les ai pas trahies. Mais, sans dire leur nom, je vous donnerai à lire quelques-uns de ces épanchemens d’inconnues qui ont eu besoin de me dire leurs émotions profondes et ne me verront jamais. Il s’agit ici d’un garçon, et je puis bien le nommer. Il signe : Armand R…, étudiant, à l’hospice de Tours. Est-il malade, ce pauvre enfant ? ou élève en chirurgie ? En voyez donc un jeune homme ou quelqu’un s’en informer. Quel qu’il soit, il m’intéresse. Je lui répondrai, mais je voudrais savoir quelque chose de lui, pour mesurer ce que je dirai à sa situation. Quelles sont déjà ses désolations ? Déjà ! Je pourrais le désespérer si je n’y prenais garde. Je vous prie, aidez-moi, et prenez indirectement quelques renseignemens. Si vous m’éclairez, je frapperai juste et je le guérirai par quelques mots… je lui imposerai les mains.
Paris, lundi 31 décembre 1849.
Il y a des personnes pleines de raison qui disent qu’il est fort mal de ne pas inviter sa cousine aux grandes séances publiques de l’Académie française. Pour moi, je craignais un peu que vous n’eussiez froid aux pieds, mais au contraire on étouffait à la réception du duc de Noailles. Si vous êtes courageuse, venez à celle d’Alexis de Saint-Priest : vous l’avez vu, je crois, un matin chez moi. Il était ambassadeur en Portugal il y a deux ans. Nous avons reçu là deux citoyens assez peu révolutionnaires, comme vous voyez. Il y aura encore cette fois tout le faubourg Saint-Germain, et si vous n’avez pas vu encore nos séances publiques, cela pourra vous intéresser. Je crois peu à votre arrivée, mais si par impossible vous vous en avisez, écrivez-moi sur-le-champ pour avoir des billets réservés.
J’ai presque des remords d’avoir quitté le Midi, car ma pauvre Lydia semble ne plus pouvoir supporter l’air de Paris. Elle est au lit depuis trois semaines et souffre beaucoup de la poitrine ; mais le froid n’est-il pas rigoureux partout, cet hiver ?
Malgré cela, si j’étais libre, j’irais à Tours tout exprès, madame Alexandrine, pour vous parler d’un traité de théologie qui m’occupe beaucoup, et sur lequel un abbé m’a consulté. Si vous aviez été là hier, vous seriez venue avec moi dans votre loge du Gymnase voir une criminelle comédie qu’on nomme : Quitte pour la peur, et qui est jouée à ravir par une certaine Rose Chéri, jeune et charmante célébrité, qui ressemble dans ce rôle à Mlle de Coulanges, de Stello, qui ne vous est pas inconnue. Elle vous aurait fait « pardonner peut-être les péchés de l’auteur » : par ces mots finissent toutes les pièces de Calderon.
Jeudi dernier, à l’Académie, quand MM. Guizot, Salvandy et Pasquier me demandaient tour à tour la parole, je pensais à ce que vous m’auriez dit si vous aviez été assise dans mon grand fauteuil : — « Est-il bien vrai, Alfred, qu’il y ait eu une révolution ? » — Grâce au ciel, chère belle cousine, je viens de quitter ces grandeurs, et je descends du trône de la Présidence sans avoir conduit le convoi de personne. Un de mes amis, obligé de faire l’éloge d’un de nos confrères, me disait en partant : Je n’aime pas mon mort. Moi, j’aurais bien pu dire en recevant celui qui sera élu : Je n’aime pas mon vivant. J’ai de mes mains dépouillé le scrutin qui nomme mon successeur. Puisse toute abdication être aussi magnifique !
Est-ce pour les concerts de Tours que l’on a pris soin de cette belle voix qui m’est encore inconnue ? Quel livre a occupé vos soirées à la campagne ? Quel journal recevez-vous tous les jours ? Je voudrais le savoir ? Vous a-t-on communiqué ceux qui dénonçaient ma présence à l’Institut ? Avez-vous lu le discours du duc de Noailles ? Vous a-t-il plu ? — Mais vous n’avez pas le temps de causer, n’est-ce pas ? — Une visite vous attend en bas, une on haut, et demain un concert ! Pauvre enfant, comme ils vont fatiguer votre poitrine ; et quelles mauvaises fadeurs vous seront dites, en échange de tant de notes, de gammes, et d’accords !
Au Maine-Giraud, jeudi 11 juillet 1850.
Je crois que le silence et l’immobilité de la verte nature se communiquent à ses habitans comme des maladies contagieuses. Etes-vous « la Belle au bois dormant ? » Si non, qui vous empêche de me faire savoir toutes sortes de choses que j’attends de vous ? D’abord et avant tout, si votre père est tout à fait rétabli des brûlures des médecins ? Ensuite si vous allez voyager et pour quelle santé vous l’allez faire ? Combien de temps durera ce voyage ? Le savez-vous ? Etes-vous bien sûre que l’air de la mer ne soit pas votre ennemi ? Braverez-vous longtemps ses violences froides du soir et du matin ? J’ai vu des personnes plus fortes que vous en souffrir beaucoup. — Ma cousine, Mme de Ludres, est, dit-on, à Onzin, l’irez-vous voir là-bas ? Que faites-vous des longues journées à la campagne ? Que lisez-vous ? Qu’aimeriez-vous à lire ? Avez-vous des ouvrages favoris qui vous attachent ? Car toutes les heures ne peuvent vraiment se passer pour vous en visites de châteaux et en promenades. Je n’ai pas foi dans les dispositions pastorales d’une bergère qui ne sait pas combien elle a de vaches ; je ne crois donc pas non plus que les soins champêtres remplissent votre vie.
Lisez, je vous prie, les Mémoires de Chateaubriand. Malgré ses sombres humeurs contre son père, et sa mère, et ses amis, malgré ses jugemens injustes et jaloux, il a de grandes pages et des tableaux sévères remplis de beautés que vous aimerez assurément, ma chère Alexandrine. Sa vanité est excessive, il est vrai : il se pose en parallèle avec l’Empereur, il gémit sans cesse sur lui-même, il se pleure, il semble croire que le monde s’éteindra après lui et qu’il est le dernier homme. Il dénigre tous les écrivains de peur qu’on ne pense à lire autre chose que lui, etc., etc. Mais à part ces faiblesses toutes puériles, qui sont peut-être une maladie particulière à l’animal nommé auteur ou poète, vous serez ravie, j’en suis sûr, de certains tableaux, comme son voyage en Amérique et la cause subite de son départ ; ses misères d’émigré à l’armée de Condé et à Londres ; un sentiment timide en Angleterre quand il est professeur d’une jeune personne. Puis ses grandes colères politiques ! Tout cela passe souvent de la grâce à la grandeur. Lisez-le, cela en vaut la peine. Causez-en avec moi ; cela fera, ce me semble, que nous remplirons cet éloignement où je suis toujours de mes parens, trop dispersés, et de mes cousines, éparses dans tous les châteaux de France. On a beau avoir pour ses parens une douce affection, encore faudrait-il échanger des idées et des sentimens de temps à autre, et quoi de mieux vraiment que l’écriture pour cela ? N’est-ce pas une bonne invention ? Il me semble qu’il n’est point superflu de se connaître ?
En cette occasion, par exemple, dites-moi quel homme vous semble l’auteur de pareils Mémoires ? Pensez-vous qu’il soit probable que Mme de Beaumont l’ait aimé, comme il le prétend ? Moi qui l’ai connu, je n’y crois guère.
Voilà que je cause avec vous comme si vous étiez là. Que me répondrez-vous ? Mes arbres ne me disent rien, et sont aussi bêtes que les vôtres.
Bonjour, chère belle et bonne petite Alexandrine, je suis de mauvaise humeur de parler tout seul.
Au Maine-Giraud, 15 septembre 1850.
Je voudrais bien aujourd’hui savoir de vous, ma belle amie, si les femmes de Touraine ont eu seulement une larme pour ce pauvre Balzac, leur compatriote, et si quelque marque de ce regret lui a été donnée en public par son pays natal. — En vérité, je crois que c’est le mariage qui l’a tué. Quelques jours avant de vous aller voir à Dolbeau, j’étais chez Gudin (le paysagiste merveilleux de la marine universelle), et après avoir parcouru toutes les mers sur tous les murs des salons, des corridors, et des escaliers de sa villa de Beaujon, nous étions arrivés à la terrasse orientale de ce petit palais, et nous regardions le panorama de Paris. Il me montra dans la cour voisine une voiture de voyage toute poudreuse, qui venait de débarquer, me dit-il, Balzac arrivant avec sa femme moscovite. J’avais toujours cru cette Russe fabuleuse, et je m’étonnai de sa réalité. Est-ce ce glaçon du nord qui l’a pétrifié ? J’aurai des détails là-dessus. Je crois que c’est l’être abstrait nommé l’Hymen qui s’est vengé de son livre de la Physiologie du mariage, en le tuant au pied de son autel après l’avoir amené à sacrifier.
Je ne l’avais vu que trois fois dans ma vie, mais j’ai toujours estimé en lui la persévérance et l’obstination de ses travaux, malgré la nature, qui ne lui avait donné aucune facilité, malgré le public, qui avait dédaigné ses premiers ouvrages. — Je le rencontrai d’abord imprimeur ; et comme tel il me communiquait les épreuves de la seconde édition de Cinq-Mars. C’était un jeune homme très sale, très maigre, très bavard, s’embrouillant dans tout ce qu’il disait, et écumant en parlant parce que toutes ses dents d’en haut manquaient à sa bouche trop humide. — Il y a six ans environ, j’étais allé entendre à la Chambre des députés la discussion sur la loi de la propriété littéraire. Une voix, venue du fond de la tribune où j’étais, me dit : « Eh bien ! monsieur de Vigny, les poètes seront donc toujours, comme l’a dit votre Chatterton, des parias intelligens ? » Je me retourne et je vois que ces paroles sortent d’une bouche dont les dents étaient les perles les mieux rangées du monde, d’une poitrine forte, d’un corps très gros et très gras, d’une tête joufflue et toute rouge. Il me fit remarquer que nous étions les seuls présens parmi les poètes et les écrivains, qui étaient tous en cause.
— Est-ce surprenant, dis-je, à une époque où chacun s’abandonne et rit de lui-même, en demandant pardon de la liberté grande qu’il prend d’être quelque chose ?
Je ne le revis plus, si ce n’est à l’enterrement de mon pauvre ami Charles Nodier, le plus poétique des savans. Il me suivait en tournant autour de la bière drapée de noir. Je lui passai le goupillon. Je pensais en moi-même : Ainsi un jour, je vous passerai la palme académique. Il ne me parla pas non plus, mais j’affirme qu’il me comprit et que son regard me répondit : Qui sait ? car il sourit avec un peu de mélancolie en secouant la tête. Quoi de plus inutile, mon amie, que les paroles pour ceux qui savent voir, n’est-ce pas ? Quoi de plus inutile aussi que les médecins et leur science contre les maladies incompréhensibles de la pensée, ces maladies insaisissables qui nous empoisonnent ? De nos jours seulement, voyez et comptez ceux que nous avons pu connaître. L’Empereur en est mort à Sainte-Hélène, mort d’inanition et de ce que sa pensée lui disait : « Le monde tourne sans toi, que fais-tu là sur ton rocher ? » Casimir-Perier, Benjamin Constant, le général Foy, le bon et spirituel Martignac, que j’ai beaucoup connu, sont morts de tribune, autre forme du mal. Louis-Philippe vient d’y succomber, il meurt d’exil. La voix lui a dit : « Si tu avais agi comme toi-même en 1832, et comme Cavaignac, tu serais roi, Macbeth ! » Frédéric Soulié est mort du cœur, comme Balzac. Qui y pense maintenant, même en les lisant ? S’immolaient-ils pour vous, blondes lectrices ? ou à l’argent, au dieu Mammon, au dieu de l’or ? Toujours est-il que ces deux romanciers ne choisissaient pas assez dans leurs idées. Un grand peintre produit sans cesse, jour et nuit, et malgré lui, des esquisses et des ébauches, mais il ne doit choisir que les plus belles pour les exécuter en tableaux. Raphaël, Michel-Ange, crayonnèrent bien des attitudes, mais ils ne s’arrêtèrent qu’à des choses comme la Transfiguration et le Jugement dernier.
Au Maine-Giraud, dimanche 10 novembre 1850.
Par exemple, chère Alexandrine, je voudrais bien savoir ce que cela vous fait que je sois à la campagne ou à Paris, vous qui êtes située dans le juste milieu de mon voyage, et que j’ai l’honneur de voir un quart d’heure en passant. Que vous ayez quelque plaisir à jaser avec moi, cela n’est pas absolument impossible, et je connais quelques belles petites madames qui ont ce goût d’une façon très décidée et très prononcée ; mais quand je ne suis pas là elles font comme vous, elles ont d’autres causeurs, danseurs, nageurs, chasseurs et plus ou moins cousins ; je les approuve et les honore. J’ajoute que je les imite. En ce moment (c’est-à-dire le moment de votre dernière lettre, moment qui n’est déjà plus), vous semblez, fort attentive à la lecture : ce n’est toujours pas à une de mes lettres, dont vous oubliez la moitié et c’est toujours la meilleure ; mais enfin vous lisez. Vous jetez et vous reprenez Chateaubriand, puis vous l’abandonnez avant la fin de ses onze volumes. Voyons, que vous a-t-il donc fait ? N’est-il pas assez occupé de lui-même, ne se pose-t-il pas assez dans une attitude dédaigneuse en toute circonstance et supérieure à toutes choses ? Les femmes aiment infiniment ces poses magnifiques. N’a-t-il pas assez soigné d’avance son tombeau ? n’est-il pas vrai qu’il en a été le saule pleureur toute sa vie ? Il lui faisait de tendres visites sur le bord de la mer, et l’un de ses plus naïfs admirateurs me disait un jour, comme un trait d’originalité charmant : « Monsieur, il est allé cet été, tout seul, voir son rocher de Saint-Malo, et il n’a pas été faire visite à sa sœur âgée, malade, et pauvre, qui demeure quelque part sur cette route-là. » On me contait cela dans la voiture noire où je suivais ce pauvre Ballanche qui fut son Pylade. J’espère qu’il s’occupait assez de toute la comédie de sa vie, et du dénouement, voire même de l’oraison funèbre. — Comment, ingrate, vous n’applaudissez pas ? Après tant de peines prises pour les spectatrices ? Vous en êtes à Lamartine ? Aimez-vous beaucoup des confidences faites à l’univers ?
- C’est que tout l’univers est bien reçu de vous.
Vous pourriez dire cela à Lamartine, vous savez ce vers-là comme Célimène. — Lui, il admire tout le monde et adore tout ce qu’il a vu, là comme dans son Histoire de la Révolution. Ce n’est pas qu’il pense ce qu’il dit, mais comme il est encore un peu en scène, il veut être poli avec les autres personnages qui se costument déjà dans les coulisses pour reprendre leurs rôles. Dites-moi lequel des deux s’aime le plus, et déteste le plus ce qui n’est pas lui-même ? Ou Chateaubriand, qui mord de tous côtés, ou Lamartine, qui encense et caresse tous et toutes ? Je crois vraiment qu’il y a plus de personnalité, d’égoïsme, dans cette caresse éternelle et générale, et une froideur plus complète. — Vous avez donc connu les bonnes femmes qui le grondaient. Disent-elles et pensent-elles, comme lui, qu’à quinze ans il était beau « comme la Statue de l’adolescence ? »
J’ai deux petites promenades à vous proposer, chère belle amie. Si vous voulez prendre mon bras, il ne tient qu’à vous. Mon oncle anglais, le général Bunbury, est gouverneur de la Jamaïque, où il m’invite à déjeuner ; et je reçois en même temps une lettre d’un de mes amis, ministre russe et chambellan aide de camp de l’Empereur, qui m’invite à dîner à Tiflis en Géorgie pour voir la guerre poétique des Circassiens. Il n’y a rien de plus simple que cette partie de plaisir, dit-il. De Marseille, en trois semaines, je serai à Constantinople, plus huit jours à Rediat-Kal (vous saurez que c’est le jardin du Caucase) ; je passe la Grotte de Jason, j’arrive à Tiflis, je dîne chez mon ami russe et j’y loge, je remonte le Volga en bateau à vapeur, j’assiste à la grande foire de Novogorod, je passe par Moscou, et je reviens par Saint-Pétersbourg et la Baltique jusqu’à la rue des Ecuries-d’Artois. — Etes-vous prête ? je vous prends en passant, vous et les deux Hectors. Le second, en conscience, devra s’appeler Astyanax si nous visitons Troie. Si vous hésitez, nous attendrons, chère amie, que les ballons omnibus soient perfectionnés, ce qui ne peut tarder, et en trois heures nous ferons ce petit tour d’Europe et d’Asie Mineure. — La grotte de Jason et une Toison d’or, c’est bien séduisant, — Mes amis me croient toujours disponible, n’est-ce pas curieux ? moi qui suis en ce moment comme le dieu Terme, les pieds dans la terre, enfoncés jusqu’aux genoux, mais la tête ailleurs, je l’avoue, très près du ciel quelquefois ; tout le monde s’en croit près, vous savez. — Pour vous, amie, qui ne me semblez guère moins immobile, le jour n’approche-t-il pas cependant de votre entrée à Tours pour les plaisirs de l’hiver, et tout ce qu’on nomme de la sorte ? Avertissez-moi un peu d’avance, je vous prie, afin que je sache où continuer notre conversation, toujours brisée, et qui m’est toujours chère. Mon amie, vous êtes pour moi la plus charmante apparition du monde, mais en vérité bien rare.
Au Maine-Giraud, le 11 mars 1852.
Les malles étaient faites, nous partions pour Paris, lorsque votre pauvre cousine est encore devenue malade, et moi inquiet, tourmenté de cette fièvre qui revient encore sans motif, sans raison, sans prétexte, on ne sait pourquoi. Elle va et vient comme le vent, s’en retourne et reparaît. Les saignées affaiblissent et n’y font rien. Les médecins changent les noms de la maladie et vont du grec au latin sans plus de motifs aussi, je crois. Moi, je multiplie les consolations, les distractions, les lectures, les soins ; et quand tout a réussi, mon château de cartes s’écroule tout d’un coup. C’est le rocher de Sisyphe que l’on roule et qui ne cesse de retomber. Je donne de la vie et du courage à tout ce qui m’entoure, j’y dépense tout ce qu’il y a de joie naturelle et primitive dans mon caractère ; mais ensuite, quand je suis seul comme en ce moment à minuit, écrivant sous ma lampe dont la roue et les ressorts sont le seul bruit de ma solitude, la tristesse remonte à mon cœur et le serre plus fort qu’il ne faudrait. — Heureusement il y a en moi beaucoup de force, mais il ne faut pas que tout le monde m’en demande ; et c’est ce qui arrive. J’écris à Paris des consolations pour des peines de natures bien différentes, et causées par des événemens bien divers. Il me semble quelquefois que j’aurais par ma présence empêché la mort des amis que je viens de perdre, et quelle puérilité à moi ! Qu’y aurais-je fait ?
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Je vous en prie, ne me faites pas les questions de tout le monde ; je me sens bien le courage de supporter ce qu’il y a de pénible dans ma vie, mais non de le raconter. Dites à une garde-malade de vous écrire sa vie d’une année, je la défie de ne pas succomber à cette tâche. — Dans les intervalles de mes angoisses, j’écris, et j’ai ici dans mon ermitage bien des volumes à imprimer quand la pauvre folle de France pourra se remettre à lire et à écouter. Je ne suis point pressé de publier, et j’écris toujours ; mais le public n’a pas besoin qu’on lui donne régulièrement des morceaux de papier imprimés, et je n’aime pas les écrivains qui se mettent en coupe réglée comme un bois de chêne. — On m’envoie en ce moment les épreuves (vous savez ce que c’est que cela ? ) de la dixième édition de Cinq-Mars et de Stello et des autres volumes qu’on réimprime et qui étaient épuisés totalement ; cela me dérange un peu des choses nouvelles que j’écris et prépare quand je puis penser à mes idées et regarder un peu dans ma tête pour savoir ce qui s’y passe.
Je vous ai quittée un moment pour aller voir Lydia, dont la fièvre ne diminue pas. Je vais rester auprès d’elle une partie de la nuit, puis la garde-malade, puis sa femme de chambre jusqu’au jour.
Bonsoir. Priez un peu pour nous.
Au Maine-Giraud, lundi 15 juin 1852.
Gaétan rêve, Gaétan est très assurément somnambule, et je vous charge de lui dire que c’est sa léthargie qui le fait parler ainsi. Je ne le savais pas si malade, vraiment, et cela m’afflige. Je voudrais bien qu’il me dît de quelles cartes de visites on lui a parlé, et qui les a reçues à Paris pendant que je suis ici ? C’est moi, ma chère Alexandrine, qui reçois à la campagne, dans des boîtes régulièrement envoyées, les livres, les lettres et jusqu’aux cartes de visite qu’on laisse à ma porte parisienne. Parmi elles se trouvent celles des candidats, comme Berryer, Montalembert et Musset, que Notre-Dame l’Académie vient d’élire, ainsi que je le désirais fort. Avant de partir de Paris j’avais fait manquer une élection parce que je n’avais pas voulu donner ma voix à d’autres qu’à Musset. Nous étions quatre immuables dans cette idée qui depuis a fait des prosélytes, comme vous voyez.
Non, mon amie, je n’ai point quitté mon ermitage et ma cellule. Si je soulève mon capuchon en ce moment, c’est seulement pour vous dire sur-le-champ que malheureusement ceux qui ont dit que j’ai passé à Paris en ont menti par la gorge, comme disaient nos pères. Avant mon départ, à notre passage, à mon retour, vous l’auriez su la première. Peu s’en faut que je ne cède à la tentation de vous envoyer les lettres de regrets et même de reproches dont on me poursuit de Paris tous les jours, et ce matin encore. Je vous assure qu’on ne s’y contenterait pas de mes cartes de visites, et pourtant on n’y reçoit pas même cela.
J’allais vous écrire mon étonnement de ce que vous m’avez appris sur cette intéressante et courageuse Mlle Sedaine. Est-ce possible ? En êtes-vous bien sûre ? Quelques jours après la publication de cet écrit sur la propriété littéraire où j’avais parlé d’elle et raconté les travaux de son père, dont elle avait perdu le fruit, le ministre de l’intérieur et le ministre de l’instruction publique de ce quart d’heure politique vinrent ensemble me chercher, dans leur empressement de restituer à Mlle Sedaine la pension que l’empereur lui avait faite en dédommagement de ce que lui arrachait la loi qui dépouille, après dix ans, les héritiers d’un grand écrivain de ses droits d’auteur. Ces deux ministres avaient si vivement senti le reproche que je leur faisais publiquement, et leurs yeux s’étaient si miraculeusement ouverts, qu’ils se disputèrent le droit de rendre à Mlle Sedaine sa pauvre petite pension impériale et royale. Mlle Sedaine m’écrivit qu’elle lui était rendue, en me remerciant ; et un de ses amis, dont je crois encore avoir les lettres à Paris, me confirma cette bonne nouvelle. Sur cette assurance je louai cette restitution dans un post-scriptum ajouté à ma lettre aux députés, que vous pouvez lire encore, à la suite de Stello, et que l’on vient de réimprimer il y a peu de jours avec une nouvelle édition de tous mes ouvrages. L’avait-on trompée, lui a-t-on encore manqué de parole ? Je rayerai mes éloges et reprendrai mes deux lignes d’approbation. Faites-moi savoir la vérité, et soyez sûre que je ferai ce qu’il faudra pour que cette injustice soit réparée avant que son malheur et ses douleurs ne s’aggravent. Mais comment puis-je croire à une mauvaise foi si cruelle ? Si donc vous voulez du bien à cette excellente personne, achevez votre œuvre en la voyant à votre passage à Tours, et qu’elle vous dise les faits. Je voudrais, chère et gracieuse amie, que votre belle main fût le ministre des grâces et justices. Allez donc parler en passant à cette affligée, que je croyais sinon heureuse, du moins tranquille depuis onze ans.
Aurez-vous à Blois un état-major convenablement composé des danseurs de l’hiver, des nageurs de l’été, des féroces chasseurs de l’automne, et des causeurs de toutes les saisons ? Je vous souhaite autant de rossignols, de lys, et de roses, qu’il y en a autour de la chambre à coucher de Lydia, qui est au lit, hélas ! Mais je ne vous souhaite pas les tristesses et les inquiétudes qui m’assiègent souvent, et qui vous seront, j’espère, toujours inconnues.
Au Maine-Giraud, mardi 3 août 1852.
J’ai résolu, chère Alexandrine, de vous consulter sur tout ce qui touche notre famille. Voici quelqu’un qui m’écrit pour m’attester une découverte qu’il vient de faire à Limoges, pays assez anciennement connu, et qui était l’antique Lémovice des Gallo-Romains. Est-ce parmi les médailles qu’il se trouve que j’ai là une cousine germaine, m’écrit-on, issue des Vigny, et qui a épousé M. Gondinet, ancien sous-préfet, et l’un des propriétaires les plus considérables du pays ? Je n’avais été informé en aucune façon ni du voisinage, ni de la parenté, et si vous pouvez et voulez m’en parler, vous me ferez plaisir. J’espère que ma cousine n’est pas du temps des Gallo-Romains.
Vous m’avez fort diverti par votre étonnement des pétitions des campagnes des deux Charentes. Elles ressemblent fort aux adresses tourangelles que vous m’aviez envoyées, touchant Alexandre le Grand et son entrée à Babylone. Celles de ce pays sont écrites tous les matins par des gens qui ne savent pas écrire et font une croix pour signer. Soyez tranquille, ces bonnes gens n’ont pas le même genre de littérature que moi, et il est peu probable que nous écrivions ensemble. Mais je me demande comment quelque chose peut surprendre dans une nation tombée dans l’anarchie. Après la corruption, la dissolution, voilà ce qu’il ne faut pas oublier. Ce qu’il faut souhaiter à tout homme qui, à tort ou à raison, s’est créé un nom célèbre, c’est de tirer son nom du sac où se ballottent et se roulent les intrigues politiques, qui cherchent à souiller tous les noms.
Horace Walpole disait : Dirty Politic ! (Donnez cela à traduire à votre petit Hector.) C’est dans des temps comme le nôtre que la solitude est sainte. Quand par hasard vous vous occuperez de votre cousin, en famille, vous ferez bien de vous informer, car je crois que vous ignorez ce qu’il a fait. On vous dira : pendant dix-huit ans il a résisté à toutes les séductions, comme grâces, marques d’estime et même d’attention, de la famille d’Orléans. Il n’y a rien qui ne lui ait été offert sous ce règne. On lui offrit la pairie, il la refusa ; quelques jours avant sa réception publique à l’Académie française, quand on vint chez lui le prier de faire dans son discours l’éloge de Louis-Philippe et quêter une louange en usage jusqu’à lui, il refusa et dit que son siège était fait, qu’il n’avait rien à changer à son discours. De là vint la vendetta de quelques courtisans. Leur intrigue prit pour organe M. Mole, qui se faisait un mérite de sa complaisance pour rentrer au ministère, ce qui ne lui réussit même pas. Il ne lui en resta qu’une honte de plus. Les princes, qu’il flattait en ayant l’air de les venger contre moi, furent les premiers à traiter sa conduite avec mépris. Nous pouvons leur rendre cette justice, à présent qu’ils ne règnent pas, et Mme Adélaïde dit à un de ses parens, qui ne me l’a répété qu’il y a deux ans, à Paris : « M. de Vigny ne vient jamais aux Tuileries où nous l’invitons toujours, mais nous ne lui en voulons pas, nous savons son respect superstitieux pour la branche aînée… » C’était bien agir de part et d’autre, je crois. Qu’en pensez-vous ?
J’ai voulu vous conter cela ce soir, pour que quelqu’un de ma famille le sût bien.
Vous avez remarqué un jour que je ne parlais jamais de moi. Mes amis me le reprochent souvent ; hier encore l’un d’eux, en m’écrivant. Mais je viens de penser qu’il était permis au moins de raconter à sa famille des choses que tout le monde ne sait pas. Il faut se souvenir quelquefois que personne n’a dans sa vie une grande quantité de périodes de dix-huit ans. J’en ai sacrifié une tout entière, je n’en ai point de regret, et le ferais encore.
Voilà une page d’histoire de notre famille que vous pourrez léguer à vos héritiers, ma chère belle petite Alexandrine ; mais je mets un signet ici parce que je la trouve beaucoup trop longue, parce que je vous écris avec des plumes de fer trop fines qui déchirent le papier, et parce qu’une heure sonne après minuit.
Bonsoir.
Au Maine-Giraud, samedi 27 novembre 1852.
Puisque vous voilà retournée dans votre manoir, lisez donc, pendant que je la lis aussi dans mes bois, l’Histoire de la Restauration de Lamartine. J’en achève le septième volume ; vous y verrez une sorte de reproche qu’il me fait de ma solitude, et vous me direz l’impression que vous aurez reçue de ses jugemens. Il y a de beaux tableaux, et des portraits ressemblans, dont vous serez frappée et quelquefois émue. Vous pourriez déjà, s’il a l’esprit assez attentif pour suivre un récit, faire lire à votre Hector des fragmens que l’on peut détacher, tels que la bataille de Waterloo, la chute de Napoléon, la mort de Murât, la guerre d’Espagne, et les luttes habiles de Louis XVIII, qui a la gloire d’être mort sur le trône de France, seul souverain couché à Saint-Denis depuis Louis XV.
Un soir, seule avec votre enfant, vous choisirez (voilà mon ordonnance de Docteur-Noir), vous lirez vous-même un de ces tableaux, il dormira par là-dessus, s’en souviendra malgré lui dans son sommeil, et vous en parlera le lendemain tout le jour ; et il aura reçu ainsi pour sa vie entière une impression vive, profonde, colorée, de l’histoire de France la plus récente, dont nous avons vu les personnages.
Vous m’avez là dans un ermitage, encore sous mon capuchon, et vous n’en profitez pas pour causer avec un peu de réflexion, de calme, et d’abandon. — Vous avez tort, Alexandrine ; une fois à Paris, je n’en aurai plus le temps. Je cherche à deviner ce qui plaît à votre amie et à quoi elle s’attache dans ses réflexions. Vous ne me le dites pas assez. Puis-je penser que dans les longues et silencieuses journées de la campagne vous n’ayez pas une heure de retraite et de rêverie pour me parler comme vous avez fait quelquefois de vos lectures, de vos occupations, de votre famille ?
Au Maine-Giraud, le 25 janvier 1853.
Voici un abus de pouvoir abominable que vous commettez, ma belle cousine. Vous êtes la plus injuste des nièces en accusant votre oncle d’être bavard. J’avais au contraire espéré qu’il serait indiscret, et je lui trouve l’innocence d’une colombe. Je lui avais écrit toute une petite gazette du soir pour répondre à ses questions, afin que ce fût une sorte de circulaire pour nos parens, amis, alliés et connaissances ; et je pensais que sa première action serait de vous la dire. Il semblait même me le dire en me parlant de votre absence pour quelques jours au château de Champ-Ch… où il vous écrivait.
Ce fut le 23 octobre de l’an de grâce 1832 (autrefois, il y a un siècle, comme vous savez) que mon cousin, votre oncle en un mot, m’écrivit pour me demander si ma présentation, annoncée dans un journal, avait eu lieu le 10 octobre, et quelles étaient les paroles échangées de part et d’autre.
Je lui répondis jadis, le 30 octobre de la même année, que, comme je connaissais le prince Louis-Napoléon depuis quatorze ans, je ne lui avais pas été présenté du tout ; mais qu’apprenant à Bordeaux que j’étais encore dans mon ermitage, il avait bien voulu en témoigner un plaisir assez vif, et que j’avais reçu de lui l’invitation de dîner chez lui à Angoulême ; que je m’y étais rendu le 10, et qu’après la soirée je l’avais accompagné au bal de la ville. Quant aux paroles échangées de part et d’autre, comme elles ont été fort nombreuses et que j’ai, par caractère, une longue habitude de silence et de réserve sur toute chose tant soit peu particulière à quelqu’un ; comme cette disposition native n’a fait que s’accroître pendant seize ans de vie alarmée, où le silence est une consigne ; comme cette coutume s’est accrue encore par un long séjour en Angleterre et mes rapports avec les Anglais dans leur pays et le nôtre, il en résulte qu’il y a sur mon caractère une double enveloppe de taciturnité qui fait que j’aime à parler des idées et des sentimens, jamais des personnes. Etant donc orné de ce triple défaut, il m’a été absolument impossible de me livrer aux plaisirs de l’anecdote comme tel journaliste de ma connaissance qui l’aurait multipliée par vingt mille exemplaires et embellie de quelques agrémens.
Ayez donc la bonté, chère Alexandrine, de me dire d’abord si vous avez lu la lettre que j’écrivais à votre oncle mon cousin. Ensuite, quand je serai sûr de ne pas me répéter, chose que je considère comme une grande infortune, je chercherai si j’ai dans la mémoire quelque chose à ajouter à cette gazette des temps passés. Vous ne m’avez écrit que le 5 décembre pour me demander les mêmes choses ; j’ai, en vérité, pensé que mon cousin, votre oncle bien-aimé, vous devait tout dire et qu’il se chargerait de la réponse, que je n’avais qu’à le laisser faire. Mais voyez donc, dans quel siècle d’airain vivons-nous ? on ne peut compter sur les faiblesses de personne, pas même sur le bavardage !
…………………………………...
Le temps présent, s’il vous intéresse, n’a qu’une chose à vous faire connaître de moi : c’est mon immobilité. Après cette interruption de cloches et de canons, mon couvent a refermé sur moi ses gonds de fer et je suis revenu m’asseoir près d’un lit de malade ; lit dont la bonne et patiente habitante ne peut encore être transportée même dans la plus douce voiture. Tout est prêt pour le voyage dès qu’il se pourra faire ; et vous savez que la plus douce station pour nous sera celle de mon air natal, que vous respirez et que je vous envie.
Je n’écrirai pas plus longtemps, je suis fatigué. Hier, plus inquiet que de coutume, j’ai passé la nuit debout ; et, ce matin, j’ai vu le lever de l’abominable aurore que je hais, parce que je l’ai vue trop souvent venir s’asseoir au chevet des malades, à côté de moi.
Conservez-moi, malgré mes désordres de conduite dans cette existence que je vous raconte, un peu de bonne amitié ; et pour vous bonne année !
Paris, le 5 avril 1856.
Eh bien, chère Alexandrine, et le mot de l’énigme, où est-il ? Me le donnerez-vous ? Je l’attends toujours. Avez-vous découvert une Australie ou une Californie ? Connaissez-vous un Eldorado et un Candide qui parte pour chercher des moutons rouges ferrés en or ? Pour moi, je n’ai rien compris à tout votre dernier petit billet. Est-ce une charade ou un logogriphe ? dites-le franchement, chère amie. O mystérieuse étourdie que vous êtes ! Quand donc vous arrivera-t-il de me comprendre ? Que vous faut-il donc encore pour me connaître ? Avez-vous pu croire que, si je ne pouvais pas aller vous voir pour vous voir, il y avait au monde un intérêt, un but qui pût me faire partir ? Vous aimez, dites-vous, l’indépendance et un peu enfin la fierté avec lesquelles j’agis dans les choses publiques ? Ne comprenez-vous pas la dépendance où m’enchaîne le seul devoir que je me reconnaisse ? Que vouliez-vous dire ? Ce que vous m’avez écrit en dernier lieu avait quelque chose de déterminé qui me revient à la mémoire et je n’ai pu m’empêcher de croire que, de vous-même, vous m’en donneriez l’explication, si elle peut se donner par écrit ; ou, sinon, que vous chargeriez quelqu’un de venir me la donner s’il s’agissait d’une simple affaire.
Allons, mon amie, ma belle cousine, un peu de courage, prenez une plume, et traduisez pour moi ce que vous m’avez écrit dans le plus gracieux, mais le plus vague langage du monde !
Adoucissez ainsi la tristesse des éternelles absences, des souvenirs et des regrets !
Paris, mercredi 28 février 1860.
Vous nous surveillez très bien, je le vois, et il n’y a pas si petite historiette d’un petit journal qui ne vous arrive. L’anecdote du Père Lacordaire pris par un domestique pour un Arabe, ou pour un chanteur de l’Opéra, est aussi fausse que toutes les autres petites sottises qu’écrivent, en riant aux éclats, quelques joyeux garçons à leur estaminet. Etant obligés de parler toujours et ne sachant que dire, ils trouvent bien juste de conter ces sornettes. Le Père Lacordaire, que je connais depuis bien des années, — et depuis le temps où les hommes politiques qui votent pour lui aujourd’hui le nommaient l’abbé romantique, et l’abbé démagogue, — m’a envoyé ses œuvres et m’est venu voir dans ce même salon où il avait des conférences avec moi et des poètes qui se nommaient Lamartine, Victor Hugo et Alfred de Musset. Il s’était fait précéder de ses livres et je l’attendais. On m’a très sérieusement et respectueusement annoncé : M. l’abbé Lacordaire ; et, au lieu de ce jeune homme pâle qui semblait exténué par les veilles, les macérations et les souffrances de la pensée, j’ai vu sous la robe du dominicain un de ces visages roses et blancs que l’on devait voir au temps du Petit Jehan de Saintré à ce Damp abbé que la dame des Belles-Cousines ne dédaigna pas assez. — S’il s’était présenté à notre élection vers 1840, il n’eût pas vu quatorze voix s’opposer à lui. Toute l’Académie l’eût nommé ; excepté ceux qui gouvernaient alors et qui viennent de former pour l’élire une petite coalition comme ils faisaient les uns contre les autres. Rien ne réunit les hommes comme une haine commune. L’élection du Père Lacordaire eût été plus pure sans cet alliage grossier et vulgaire qui reste encore au fond des eaux après la tempête, comme la vase du gouvernement à demi parlementaire de juillet 1830. Lacordaire était digne de n’être élu que pour son éloquence. Dans la situation actuelle, il est élu, c’est-à-dire qu’il est dans la situation d’un enfant ondoyé, et ne sera baptisé académicien que le jour où il aura prononcé son discours en séance publique. Ce jour-là est loin d’être déterminé ; il y faut bien des conditions. D’abord : que son discours soit écrit, puis qu’il le communique au directeur qui lui répondra (M. Guizot) ; puis, que ce second discours soit écrit et communiqué à une commission d’académiciens tirée au sort et préposée à l’examen, et qui doit, au sortir de la lecture, attester à l’Académie française que les deux discours ne renferment rien qui soit contraire à la morale ou hostile au gouvernement. Tout cela prend quelquefois, comme ce fut pour moi, neuf mois : ce fut le terme de la gestation du discours de Molé, qu’un écolier de quatrième aurait mieux écrit en une matinée. Cette coutume d’empêcher de siéger jusqu’à la vaine cérémonie publique est particulière à l’Académie française seule, dans les cinq académies de l’Institut. Un savant comme Cuvier ou Laplace est reçu, prend sa place et sa part aux travaux. Cela vaut mieux, car il est arrivé que dans cette année perdue un membre est mort avant d’avoir pu siéger.
Je ne sais donc pas quand cet innocent spectacle gratuit sera donné aux curieuses roses et blanches comme vous, qui brûlent du désir de voir un moine blanc et noir.
Rien de curieux pour moi comme le contraste de ma vie et de l’idée que vous vous en faites. La niaiserie appelée carnaval n’existe pas pour moi. Je suis plus solitaire que bien des moines. Je ne sors que le moins possible dans le jour, et je passe mes soirées à faire des lectures à ma pauvre bonne Lydia dont la vue est sérieusement menacée et que je cherche à consoler de la privation des livres anglais qui lui étaient chers. Je refuse tous les dîners, que j’ai en horreur, et mes amis les plus intimes n’obtiendraient jamais de m’y traîner une seule fois. J’éprouve le sentiment craintif d’une mère qui serait priée de quitter le berceau de son enfant malade. Je donne des distractions et je n’en ai pas, ni n’en veux chercher, si ce n’est dans le travail de mes nuits, qui sont mes refuges et mes forteresses.
Je voudrais savoir quelle amie est en ce moment près de vous, chère Alexandrine, ou quelle parente vous rend quelque chose des soins que vous donnez à tout le monde autour de vous. Toujours est-il qu’il n’y a pas assurément d’opération à vous faire, comme à ce monsieur dont vous deviez accompagner la femme éplorée ? Ce qu’il vous faut, ce me semble, c’est le grand air de Touraine, mon air natal, et, dit-on, l’usage de la limonade et des citrons. On l’employa près de moi à Londres, un jour d’hiver où le charbon de terre d’un de mes amis m’avait asphyxié près de sa cheminée. J’entendais parler autour de moi et ne pouvais ni faire un signe, ni ouvrir les yeux. — N’est-ce pas cela ? — N’avez-vous pas senti combien on s’indigne dans son cœur de cette immobilité qui nous enchaîne ?
Je suis désolé de penser que vous avez aussi éprouvé cette souffrance, mais je vois tant de calme, tant d’ordre, de régularité dans votre gracieux billet et dans votre écriture, qu’il me semble que rien de douloureux ne vous attriste à présent. Je voudrais bien qu’il vous plût, chère amie, d’écrire à côté de la date de vos lettres votre séjour du moment. Je vais probablement vous écrire à Dolbeau pendant que vous serez à Tours. Vous ne me parlez jamais de votre mère, de votre père, de mon cousin, votre mari, de votre fils. Je ne sais où il est élevé, ni par qui, si votre mère est guérie, si personne n’est souffrant parmi vos proches. J’aimerais à me représenter votre vie intérieure. Aucun de nous n’est isolé et comme posé sur la pointe d’une aiguille ; notre vie est toujours appuyée sur quelqu’un, et resserrée par le voisinage des relations de famille, comme un arbre par les branches d’une forêt qui l’entoure, et quelquefois l’étouffé. — J’aimerais à connaître les frênes et les chênes qui vous pressent. — Parlez-moi d’eux, si ma bien véritable affection vous est toujours aussi chère qu’à votre dernier voyage (ou passage), si ancien déjà !
Paris, lundi 15 avril 1861.
La vie est bonne pendant trente ans, chère Alexandrine ; après cela on ne cesse, hélas ! de voir souffrir et s’éteindre ceux que l’on aime… Je ne puis que vous plaindre d’être arrivée à ce degré de peines où, dans l’ordre de la nature, nous conduit infailliblement la vie de famille. — En vous écrivant je suis assis à la fenêtre, près du lit de ma chère Lydia, couchée encore depuis quelques jours et n’ayant que moi pour la distraire et la consoler. J’ai sous les yeux les fenêtres de la chambre même où j’ai gardé pendant cinq ans, avec l’aide de Lydia, ma mère paralysée et mourante. Plus heureuse que moi, vous avez un père, un fils, des parentes ; et vous pouvez laisser à votre mari, mon cousin, le soin d’ordonner tout ce qui touche les ennuyeuses et fatigantes opérations du changement de domicile dont vous parliez.
Pour moi, je n’irais pas jusqu’à Saint-Cloud sans jeter l’incertitude et l’effroi de toute chose dans l’âme de tous les habitans de ma maison, qui ne savent que décider en mon absence.
Mon oncle le trappiste n’était pas plus cloîtré que je ne le suis, croyez-le bien ; mais il avait, dans sa cellule de la Val-Sainte, un renoncement à tous les attachemens de ce monde et à toutes les créatures du Seigneur que je ne saurai jamais atteindre.
Enfin mon imperfection en ceci me permet de vous dire bien vite, et en même temps que je l’éprouve, que vous ne sauriez avoir une seule peine sans que mon âme en soit remuée profondément, et que je ne sente dans mes yeux une larme que vous n’y verrez pas.
Paris, jeudi 10 octobre 1861.
Je reçois à l’instant votre douloureuse lettre, chère amie, et je ne perds pas un moment pour vous dire combien je prends part à cette affliction nouvelle, qui cependant n’était que trop prévue. — Vous avez au moins cette consolation, de n’avoir pas perdu un instant de sa vie sans la consoler, et comme je vous écrivais : Ne vous ménagez pas, aussi ne vous êtes-vous pas ménagée, et vous avez, je le crains, poussé trop loin le dévouement, puisque déjà vous commenciez à avoir la fièvre. Vous avez vu par ma dernière lettre qu’elle m’effrayait pour vous et que je vous parlais de chercher, dans cette triste maladie, un secours auquel bien des familles ont été forcées de recourir : le couvent des sœurs chrétiennes, aussi patientes qu’une fille peut l’être, mais insensibles par coutume, par lassitude de voir toujours souffrir auprès d’elles. et (il faut le dire), insensibles par piété, à force de considérer uniquement la vie future et de mépriser celle où nous sommes. Les saintes femmes secourent et consolent, mais ne souffrent jamais des cris, des reproches, des plaintes qui nous tuent dans nos familles, et qui ont dû vous faire bien du mal.
Comme j’ai coutume d’épargner à ceux que j’aime toute espèce d’inquiétude inutile, et que je me serais reproché d’ajouter aux vôtres, je ne vous ai pas écrit que j’étais au lit depuis le 4 septembre, et c’est encore de ce lit que je vous écris en ce moment.
Lorsque vous êtes venue à Paris, je vous ai dit, je crois, que j’éprouvais déjà quelques douleurs nerveuses de l’estomac. On en accusait mon habitude de ne boire presque que de l’eau, de ne pas manger, d’oublier de dormir pour écrire, de dîner à sept heures du soir et déjeuner à trois heures après midi, et enfin ma tempérance, une vertu ! Donc cette vertu m’a mis au lit, parce que les médecins m’ont donné des ordonnances sans nombre qui toutes m’ont été dangereuses, et ont produit ce résultat que des douleurs, des crampes d’estomac qui me saisissaient une fois dans six mois sont devenues périodiques et de chaque jour. On les traite à présent en me retenant au lit et dans la chambre, en m’affaiblissant par un régime tellement sévère que, pendant tout ce mois, je n’ai pris que du lait de chèvre froid et pas même du pain, qui serait un excès pour moi aujourd’hui encore. Et, comme en général les médecins ont la conscience parfaitement en repos pourvu qu’ils définissent bien le mal qu’ils ne guérissent pas, j’ajoute que les miens, car ils sont plusieurs et des plus illustres, nomment ma maladie : une gastralgie. Le nom étant grec, cela doit me suffire, puisqu’il signifie : douleur des nerfs de l’estomac.
Il a fallu le chagrin que vous m’annoncez pour que je vous aie parlé de moi, ce que je ne fais jamais. Je l’ai fait trop longuement et avec détail, mais c’est pour vous prouver qu’il ne faut pas moins qu’un obstacle pareil pour m’empêcher d’aller à Dolbeau.
Quand j’étais dans la Charente, d’où je vous écrivais souvent, ma chère Alexandrine, je fus atteint de la fièvre typhoïde, qui courait dans le pays et y détruisit tout un village. Je souffris et fus guéri, entre deux de nos lettres, sans vous le dire ; et, Lydia n’écrivant pas, personne ne le sut à Paris. A peine dans les environs du Maine-Giraud, on crut que j’avais été un peu enrhumé. A quoi bon, disais-je, envoyer à ceux que l’on aime le poison d’une inquiétude qui serait d’autant plus grande qu’ils ne pourraient pas avoir d’assez promptes et continuelles nouvelles ? N’ont-ils pas assez, pour les torturer, des ennuis de leur maison, et si j’en levais le toit cette nuit, qu’y verrais-je ? — Des larmes peut-être. — Pourquoi en faire couler d’autres ?
Ce sont les mêmes sentimens qui m’ont ordonné le silence envers vous, chère amie ; mais le voilà rompu, et je vous tiendrai plus au courant de ma maison à moi, mais par quelques mots seulement, car comment auriez-vous par moi cette fatigue de répondre, qu’en ce moment je ne veux point vous donner ?
Longue à guérir, mais sans danger, tel est le caractère de cette maladie, selon tous les médecins, qu’il faut croire en cela. — Je veux vous le dire afin que vous sachiez bien que vous n’avez à me plaindre que de la vie de prisonnier qu’il me faut mener, vie tout à fait semblable à celle d’un naufragé de la Méduse, affamé et sortant du radeau, à qui l’on mesure goutte à goutte le bouillon et le lait de peur qu’il ne se tue en mangeant. Plaignez-moi donc, mais sans vous inquiéter dans votre cœur, que je connais si bon et si parfait pour moi. Plaignez-moi surtout d’une captivité qui fait que mon pauvre cœur à moi, je ne puis jamais suivre un de ses mouvemens. Aujourd’hui ils m’auraient emporté près de vous, n’en doutez pas.
Paris, lundi 9 décembre 1861.
N’avez-vous donc pas eu près de vous assez de tableaux douloureux, et de détails comme les hospices en offrent aux sœurs de charité ?
Vous me demandez le récit de ce que j’ai souffert, chère amie. Ce serait trop pour moi que de l’écrire, et de le lire trop ennuyeux pour vous. Ne vous l’ai-je pas écrit déjà ? Depuis le 4 septembre jusqu’au 2 octobre, j’ai été condamné au régime d’Ugolin dans la tour de la Faim. Si j’avais eu quatre enfans pour me dire : Mange de nous, c’eût été un dédommagement, mais je n’ai porté à mes lèvres que deux tasses de lait de chèvre froid, chaque jour. Régime d’un berger de Virgile, qui donne peu de forces. On les a fait cependant revenir goutte à goutte, comme aux naufragés de la Méduse. A présent, je peux déjeuner ; mais, je ne sais pourquoi (et le docteur Andral ne le sait pas non plus) je ne puis supporter le dîner. Le soir est sobre plus que la journée, et je ne peux prendre que des choses légères comme le tapioca. Rien de capricieux, à ce qu’il paraît, comme les nerfs qui tapissent l’estomac : je n’avais pas encore fait cette découverte. Tout cela s’appelle, comme je vous l’ai dit, du joli nom de gastralgie. C’est consolant. — A présent il m’est permis de sortir une heure en voiture de temps en temps, et voilà tout. Je ne souffre plus et n’ai besoin que de repos. — En conséquence, je travaille toujours.
Il est bien vrai que l’âme est plus libre lorsque la pesanteur des repas ne l’écrase pas de ses lourdes fumées intérieures. Il n’y a que Brahma et Bouddha qui l’aient compris. Les Indous regardent comme un crime de manger tout ce qui a eu la vie, et ils meurent de faim quand le riz leur manque, plutôt que de boire le sang des animaux, comme nous faisons en mangeant leur chair. Aussi sont-ils récompensés de leur foi sincère et aveugle par des incarnations successives, qui leur font espérer à tous de revivre sous la forme bienheureuse d’un éléphant blanc.
Samedi 13 décembre.
L’ennui de parler de moi m’a donné un nouvel accès de silence. Il faut me le pardonner. Songez un peu à rapprocher les dates et vous trouverez que, tandis que vous pleuriez auprès de votre bonne mère, on pleurait auprès de moi. Du 4 septembre au 3 octobre on me croyait en danger. Souvenez-vous que Lydia devient presque aveugle et que c’était pour moi une affreuse pensée que de ne pouvoir plus la distraire par des lectures ou des conversations enjouées sur des choses indifférentes et mondaines. Il m’était défendu de parler et de recevoir. Je ne peux penser à moi au point de faire la moindre absence de chez moi. — Il faut toujours que les meilleurs domestiques du monde, comme sont les miens, dont je suis content, soient sous l’œil du maître, qui est forcé de remplacer, hélas ! les yeux de la maîtresse dont l’un est éteint et dont l’autre se ferme.
La seule consolation que j’aie reçue est dans mon invincible habitude de l’étude. Plus elle est abstraite et plus elle m’absorbe et me fait oublier mes chaînes. Ajoutez à cela que je n’aime et ne supporte guère en fait de nourriture que le pain et l’eau, et vous aurez un prisonnier parfait. Je me serais parfaitement trouvé du régime du Masque de fer.
Vos huîtres m’ont fait mal, six étaient pour moi une orgie. Je ne tenterai plus ce régime. A présent je dis à tous mes savans docteurs de Paris : « Il n’y a rien de ce que vous m’avez ordonné qui ne m’ait fait mal. Bismuth, belladone, laurier-cerise, eaux de Vichy, eaux de Bussang, liqueur jaune (et infernale), de la Grande-Chartreuse, etc., tout m’a blessé et déchiré dans ce qui était intérieur, tout à l’extérieur a été inutile. Une seule chose qui ne vient pas de vous me fut salutaire : l’honnête bouillon de poulet mêlé de bouillon de veau. » — O science ! ô graves délibérations ! ô clinique ! dissections et dissertations ! O Molière ! — Dignus es intrare in nostro docto corpore !
J’ai dit cela hier à un candidat qui veut le fauteuil de Scribe et, à son défaut, celui de Lacordaire…
Je regrette profondément ce religieux éloquent. Il ne s’est assis qu’un jour à côté de moi, et je ne croyais pas lui avoir serré la main pour la dernière fois.
Je baise la vôtre, chère Alexandrine, avec tous les sentimens que je ne vous écris pas et que vous connaissez.
Du Vendredi saint au Samedi saint 19 avril 1862.
C’est assurément une action très vertueuse que de rassurer une amie, mais s’il s’agit de lui faire faire une sorte de voyage inutile ; et si elle ne doit y trouver qu’une triste déception, il faut cesser de lui faire illusion par la gaieté du langage et par des anecdotes. Il faut dire la vérité.
Les médecins n’ont encore réussi ni à me tuer, ni à me guérir. Je souffre horriblement de ces crampes des nerfs de l’estomac. Ne pouvoir ni manger ni boire sans une douleur aiguë qui donne un tremblement violent et rejette ensuite sa victime dans une prostration accablante, voilà mon état. Une seule chose étonne tout le monde, c’est que j’y aie pu résister et être vivant encore.
Si donc votre amie vous implore, venez la voir et lui apporter le secours de votre gracieuse animation d’esprit ; mais vous ne viendrez que pour elle.
Mais parlons d’autre chose que de moi, sujet que je déteste. — Savez-vous qu’il n’y a rien de plus beau que ce mariage de deux âmes pures que vous m’annoncez ?
Vous n’avez qu’un raisonnement à employer et quelques lectures.
1° On mettra entre les mains de la fiancée un rosaire ou un scapulaire quelconque (je suppose le vôtre). Puis on lui donnera à lire, après la messe, la Fleur des saints. Là elle verra que, dans la primitive Église, le mariage fut considéré souvent comme impur et que beaucoup de saints, mariés avant leur conversion à l’Eglise chrétienne, firent vœu de vivre dans le désert avec leur femme, mais de l’aimer comme une sœur. Leur sainteté leur fit ainsi une seconde virginité, infiniment plus belle et plus méritoire que la première, puisque la tentation était là, tout à côté des mariés. Ils y gagnèrent le ciel d’où ils nous bénissent, et l’honneur d’être inscrits sur notre calendrier.
2° On fera lire à la fiancée Platon et tous ses dialogues, afin qu’elle ait pour le corps périssable le juste mépris qu’il mérite ; et elle ira à l’autel sans toucher la main de ce guerrier, notre cousin, qui l’a déjà devancée, à ce qu’il paraît (d’après votre récit), dans ces pieuses résolutions. La nuit elle n’aura pas besoin de prendre de chloroforme, comme la jeune et prudente Anglaise que vous savez. Personne n’attentera à sa pudeur, et vous entonnerez avec les deux époux un cantique d’actions de grâces.
Félicitez donc Fulgence, que je vois très proche du Paradis en ce moment.
Saint Augustin dit que nous renaîtrons après Josaphat dans notre corps, mais à la condition de ne pas nous en servir. Il sait parfaitement que ce corps aura trente-trois ans, âge de la mort de N. -S. (ceci a fait murmurer les jeunes filles mortes à dix-huit ans, et que l’on vieillit). Il ajoute que notre corps aura la taille de 5 pieds 3 pouces, qui était celle de J.-C. Enfin il n’y a point de mystères pour les saints, puisque tout est si bien expliqué par eux, et nous en aurons deux dans notre famille, où je n’en connaissais pas encore. Cela doit vous causer, ce me semble, une grande joie, chère belle amie ; et comme c’est aujourd’hui samedi saint, recommandez-moi à leurs prières, quoique indigne (selon la formule des capucins).
Bonsoir, chère belle amie, voilà cinq heures du matin, et peut-être le jour m’apportera-t-il ce qu’il ôte aux autres, quelques momens de sommeil ?
Paris, lundi 29 septembre 1862.
Tout souffrant que je suis, j’attendais minuit avec impatience pour vous écrire en paix. Tout le jour j’ai gardé Lydia pour m’efforcer de la distraire de ce qu’elle souffre. Sa vue s’affaiblit de plus en plus et ce n’est qu’après des douleurs de tête d’une grande violence que ses yeux se voilent et qu’une sorte d’ombre complète les couvre à tel point qu’elle est prête à tomber dans les appartemens où il faut qu’on l’accompagne en la soutenant. Cela me remplit de tristesse et d’effroi ; comment pourrais-je penser à moi-même au milieu de ces inquiétudes bien plus graves ? Aussi je n’en veux plus parler, même à vous, chère amie. Après l’ennui de souffrir ces lentes affections nerveuses, le plus grand c’est de les décrire.
Dans les temps de médecins où nous vivons, il est bon de s’avertir. Je suis persuadé que Castaing serait acquitté aujourd’hui. Il n’aurait qu’à dire au tribunal : « Je suis homéopathe, j’ai donné du poison, c’est tout simple. Tout médicament est un poison. Si la dose était un peu trop forte, tant pis pour le malade, sa constitution n’a pas permis de le guérir. »
Et n’allez pas croire que ce soit une conjecture satirique, tout simplement : c’est l’histoire contemporaine. Un certain docteur homéopathe me dit à moi, à moi-même, à moi seul, parlant à ma personne, ce qui suit, de l’air le plus radieux, le plus satisfait, confiant en lui-même et triomphant :
« — Monsieur, rien n’est si inoffensif assurément qu’un collier de corail, n’est-ce pas ?
— Assurément, monsieur ; j’en ai vu, dis-je, sur de très belles épaules qui ne s’en trouvaient pas blessées.
— Et si on avalait un grain de corail on n’en éprouverait aucun mal ?
— Je suis ravi de le savoir, dis-je, car si, dans un transport d’amour, il en restait un dans la bouche de l’un de mes cent soixante-trois cousins, qui sont tous mes neveux adolescens, ce serait fort dangereux.
— Eh bien ! monsieur, nous venons de découvrir que ce même grain de corail, pilé, en poudre, est le poison le plus subtil et le plus prompt qui existe. »
Ici il s’étala sur son fauteuil d’un air de triomphe et ajouta :
— Monsieur, cette épreuve-là, cette heureuse découverte m’a coûté quatre hommes !
— S’il vous plait de ne pas me compter comme le cinquième, vous m’obligerez fort, lui dis-je.
Eh bien ! chère Alexandrine, je vous dirai comme Manlius Capitolinus : — Queen dis-tu ? N’est-ce pas que l’honorable docteur Castaing fut un saint, et qu’on doit le réhabiliter avec statue expiatoire ? Toujours est-il que vous vous défierez du corail.
Hier j’eus la visite de mon cousin M. de la Rivière (Auguste). Et je fais ici la même faute de français si chère à Mme de Sévigné, qui recule tout jusqu’aux temps fabuleux, je ne sais pourquoi. Mon cousin ne m’a point conféré d’autre grade que celui-là, auquel je riposte toujours par le même nom, qui est parfaitement dû à l’un des fils d’Angélique de Vigny, qui aimait à me tenir sur ses genoux en donnant à manger à ses paons, desquels la roue aux cents yeux éblouit encore les miens, au souvenir seulement. — Ma mémoire m’amuse dans ces petites choses même. Jugez, je vous prie, des consolations qu’elle m’apporte dans mes insomnies quand je lui donne à revoir des tableaux moins anciens et plus séduisans encore, moins candides peut-être. Qui sait ? Rêveries de prisonnier qui écrit dans son lit à la lampe.
Notre cousin ne m’a pas parlé de votre chute, et moi, par discrétion, je n’ai point fait de questions, selon ma coutume, sachant d’ailleurs qu’elle n’est plus pour vous un obstacle à rien, mais seulement une petite leçon de prudence sur les escaliers. — Suivez bien ce conseil un peu rude de la Providence, et demandez à votre père si un vrai jurisconsulte comme lui n’acquitterait pas Castaing. J’y tiens beaucoup.
Paris, samedi 3 janvier 1863.
Non, ne venez pas encore, mon amie[4]. — Il est trop tard pour la première épreuve et pour mes plus graves et funèbres devoirs ; et il est trop tôt pour que les consolations me soient possibles à entendre. Les essais qui m’entourent ne font que m’accabler, et portent jusqu’à la maladie le supplice que chaque parent ou chaque ami m’apporte avec une tendresse qui me touche profondément, mais à laquelle je n’ai pas la force de répondre sans me tuer.
Dans un peu de temps j’aurai besoin de votre gracieuse présence et je vous la demanderai ; mais aujourd’hui la solitude et le silence sont si sévèrement ordonnés pour moi que les médecins regardent déjà, en ce moment, avec ombrage, ce billet que je vous écris ; et peu s’en faut qu’ils n’invoquent des autorités de famille et d’amitié pour m’interrompre. On a quelque crainte que la fièvre ne revienne malgré moi condamner ma porte ce mois-ci, et il faut bien que d’elle-même elle se condamne, cette porte douloureuse, jusqu’aux jours de calme où je vous écrirai pour vous prier de venir m’apporter quelques heures…
Jusque-là ne cessez pas de surveiller votre santé, troublée aussi par la grande douleur qui vient d’être la vôtre ; et de temps en temps, répondez, par quelques lettres venues de votre cœur aux appels que le mien lui fera et aux récits douloureux qu’il ne peut pas lui faire aujourd’hui sans achever de se déchirer.
Paris, jeudi 2 avril 1863.
Si j’ai gardé le silence après votre dernière lettre, chère Alexandrine, c’est qu’il y a un si cruel contraste entre mes souffrances de l’âme et du corps et la légèreté cavalière de vos lettres que je ne pouvais me décider à vous empêcher de jouir en paix de votre vie évaporée. Tous vos bals n’étaient pas dansés encore, je crois, et quoi que vous en disiez, vous n’y preniez point de peine. Vous m’avez écrit comme on continue un dialogue avec son danseur, parce que votre police est mal faite et qu’on vous a mal rendu compte de mon état. On a bien fait et je m’en suis applaudi. Nos usages mauvais veulent que, dans ces cruels et éternels adieux, faits au milieu des larmes que l’on veut inutilement contenir, les hommes n’aient pas la liberté de s’enfermer avec leur douleur ; et rien ne m’a été épargné des affreux détails, des déchirantes dispositions qu’il faut ordonner soi-même. Qu’auriez-vous fait ici, vous, femme inutile ? Mes parens et mes amis ont été pleins de bonté pour moi ; et tandis que j’étais (comme, hélas ! je suis encore) affaibli au point de ne pouvoir me soulever de mon lit sans l’aide de deux personnes, pendant que je me trouvais mal à chaque instant, ils m’ont remplacé dans l’ordonnance des sombres cérémonies à l’ambassade anglaise, et dans son église, et au dernier lieu du repos éternel. — Mais malgré eux les hommes froids et blasés sur les deuils, qui sont agens des pompes funèbres, venaient directement à moi recevoir des ordres et (selon leur terme hideux) apporter la note, comme le lendemain d’un repas de corps chez un restaurateur. — On les a chassés, et du fond de mon lit je les ai payés moi-même, après que l’un de mes amis leur a donné une sévère leçon. Mais ce ne sont là que les premières épines de mon martyre.
Je possède à perpétuité un caveau de famille à Montmartre et il a fallu y faire trois sortes de travaux : l’exhumation et l’inhumation nouvelle des cendres de ma mère, creuser plus profondément son caveau dans la terre, former au-dessus un second caveau et y descendre cette chère enfant que depuis 1825 je préservais de ce coup trop prévu qui frappe toute sa famille, celle que je préservais de tout, et pour qui j’avais sacrifié tous mes goûts de voyage, tous les désirs de liberté ou de science, afin de me vouer à son salut comme une mère à sa fille, toujours garde-malade et inquiet nuit et jour, mais lui épargnant toutes les peines de la vie, les prévoyances nécessaires des affaires. J’étais récompensé par une sorte de joie secrète de l’avoir sauvée chaque soir, après l’avoir vue en péril presque chaque matin. Mais, hélas ! cette fois je suis vaincu. Je semblais prêt à être guéri, je la pouvais conduire au Bois de Boulogne. Elle en venait avec moi et l’une de ses femmes, gaie et ayant vu avec moi l’essai d’un ballon. Mais tout à coup paralysée, elle dut être portée sur l’escalier, et ce fut la dernière fois qu’elle le monta. La rapidité de l’attaque fut inexorable ; mon médecin et le docteur Cruveilhier y épuisèrent tous les secours de leur science ; et sans un moment d’espérance, mais heureusement-sans douleur, cette âme si pure et si bonne me quitta en me disant : Mon bon Alfred, je ne souffre pas. — Seule et dernière consolation.
Puisqu’il faut vous parler de moi, sachez donc qu’il n’y a pas depuis cette nuit-là de martyre comparable au mien. Une rechute profonde, accablante, dans cette gastralgie m’a saisi tout entier et mes nerfs sont frappés cruellement. Voici ma vie. Affaibli comme vous le savez par cette vie de prisonnier, car depuis deux ans je ne suis pas sorti et ne peux marcher, j’ai toutes les nuits une insomnie qui me condamne à compter tous les coups de ma pendule. Les maladies sans fièvre sont les plus longues, disent les médecins : je l’éprouve, et même dans ces horribles tourmens je n’ai point de fièvre. J’allume mes bougies et j’écris, mes yeux en sont brûlés. Je les éteins ; reviennent les souvenirs récens et sombres ; et les larmes, que j’ai la force de cacher aux vivans dans la journée, reprennent leur cours. Enfin arrive la lumière du jour. On m’apporte ma seule nourriture, une coupe de lait chaud et, par une étrange régularité de la nature qui veut vivre en dépit de tout, je dors pour une heure et demie. C’est mon seul sommeil. J’en sors moins malade, en ce moment, et il me donne assez de force pour vous écrire.
Mais autre chose est survenu en moi. Après une vie toujours active, une immobilité de deux ans a altéré ma constitution et tous les jours mes jambes sont gonflées, et je ne peux ni me lever d’un fauteuil, ni marcher dans la chambre sans le soutien de deux personnes. Les frictions de toute sorte n’y ont rien fait, et aujourd’hui même je suis dans le même état.
Vers trois heures, on me lève. Je cherche alors à recevoir mes parens et à leur paraître guéri ; mais ces efforts-là me font mal presque toujours. Cependant il me semble que j’ai quelquefois réussi, car vous me paraissez très rassurée et vous m’écrivez, en folâtrant, que c’est pour ne reparaître que tel que j’étais que je reste chez moi. Cependant je dois croire qu’en d’autres récits, mes parens sont moins optimistes, car nous avons des cousines pieuses qui ont multiplié près de moi les amulettes, les médailles de la Vierge immaculée, et même des saintes amoureuses comme Mme de Chantal.
Le pauvre archevêque de Paris (que ces médailles n’ont malheureusement pas sauvé) m’est venu voir trois fois, comme depuis, l’évêque d’Orléans et un certain nombre d’abbés que je vous décrirai plus tard, ainsi que leurs rapports avec moi, en grand détail et vérité historique.
Voilà, ma chère amie, l’état des choses. Comment le trouvez-vous ?
A présent je ne puis avoir de volonté sur ce que vous ferez de voyage, si vous ne m’écrivez d’abord ce qu’il vous est permis de faire dans votre position.
Pour combien de temps pouvez-vous habiter Paris ? Mme de Croy vous loge-t-elle chez elle pendant votre séjour ? Aurez-vous dans l’été une autre occasion de revenir à Paris ? Quels sont ces projets que vous me faisiez sous-entendre dans votre première lettre ? Vous paraissent-ils praticables à présent ? Vous savez mon état. Jugez vous-même.
Si vous veniez à présent vous n’auriez rien à faire qui me fût utile comme vous l’offriez, et comme les hommes seuls de notre famille l’ont pu faire ; et pour moi ce serait un supplice de Tantale que de ne vous voir que peu d’instans dans la journée, de 3 heures à 6 heures du soir, troublé sans cesse par des visites que les liens du sang rendent inviolables, qui entrent à tout moment, restent longtemps, questionnent sans cesse, mettent la victime sur la sellette, observent, épiloguent, chuchotent, font parler les domestiques tout bas, et se mêlent de tout.
Cependant il serait possible dans la soirée de s’y dérober, mais trop rarement, et à l’heure où il faut que commencent les frictions ordonnées, et où il faut aussi que je sois péniblement porté dans ce lit qui ne connaît plus le sommeil.
Répondez-moi, je vous prie, avec un peu plus d’attention et beaucoup d’explications.
Si Mme de Croy vous est, comme tous les ans, utile en vous donnant un centre de maison d’où vous partez chaque jour pour faire vos trente visites nécessaires, indispensables, supposez-moi à Londres et venez vous acquitter de ces délicieux devoirs. Mais si c’est dans la sincère volonté de me voir, et de me voir longtemps de suite, sans précipitation ni souvenir des autres, des étrangers ; de voir la vérité des choses et des sentimens ensemble, de juger le présent et l’avenir pour tâcher de faire sortir de tous deux quelque chose qui ait une apparence de bonheur et de consolation, ce sera impossible en ce moment de souffrances extrêmes où je suis, et au milieu des empressemens exagérés de tant de monde, de tant de recettes de guérison que l’on m’apporte, avec des médecins tout neufs dont chacun a fait des miracles, et de petits abbés qui en ont vu plusieurs dans la semaine exécutés par eux.
Voyez, mon amie, et ne laissez, je vous prie, sans réponse aucune de mes questions. Vous parlez beaucoup de croire et de croyans. Croyez en moi, avec une ferme foi[5].
Au lit, à 2 h. et demie après-midi.
ALFRED DE VIGNY.
- ↑ Paris, le 1er décembre 1896.
Cher Monsieur,
J’ai lu ces lettres d’Alfred de Vigny à la vicomtesse du Plessis, sa petite-cousine, une cousine qu’il a dû, en tout bien tout honneur, ne pas aimer médiocrement, puisqu’il lui dit de si jolies choses et lui reproche doucement, mais sans cesse, ses lettres trop brèves et ses trop courtes et trop rares apparitions. Oh ! vous pouvez bien les publier, donner ce régal aux lecteurs de la Revue. Je vous ai dit d’ailleurs quelle était ma règle pour autoriser ou pour interdire, ayant reçu qualité pour faire l’un ou l’autre d’Alfred de Vigny lui-même, en vertu du codicille littéraire ajouté à son testament. En matière de correspondance, je n’ai garde de ne pas autoriser ce qui peut servir la mémoire de l’immortel absent et le faire mieux connaître en donnant un aliment à la curiosité extraordinaire qui s’attache de nos jours aux grandes illustrations. Je n’interdis que toute publicité qui eût froissé de son vivant sa fière susceptibilité…
Qu’elles sont charmantes dans leur grâce coquette et originale, ces lettres à la petite-cousine ! On surprend là, c’est une délectation, le poète, « la Pensée », comme l’appelait Barbey d’Aurevilly, qui sort de sa tour d’ivoire et écrit familièrement, — autant qu’il peut. Jules Sandeau n’a-t-il pas dit de lui qu’il n’était pas familier avec lui-même ? Certainement, c’est une familiarité d’un genre particulier, qui n’est pas celle de tout le monde, puisqu’on ne trouve pas dans ces lettres une seule ligne vulgaire. Elles nous montrent pourtant un Vigny qui n’est pas le poète altier de Moïse et des Destinées. Il n’est pas dans la Maison du Berger, la petite-cousine non plus. Elle est ou à Tours ou dans son château voisin de la ville. Il lui parle des choses de la terre et du monde, lui donne des conseils sur ses lectures, lui reproche doucement, mais souvent, la vie mondaine qui la retient esclave loin de lui, qui aimerait tant la voir. Il voudrait bien, lui, sortir de sa tour d’ivoire pour aller la trouver. Mais il y demeurera, non pas seulement prisonnier de ses rêves et de ses travaux solitaires, mais captif de sa bonté dans un foyer bien triste où il s’est fait le frère hospitalier de Mme de Vigny, sa vieille compagne malade. Ses dernières lettres sont navrantes. Elles le montrent malade lui-même, de l’affreux cancer à l’estomac qui l’emportera à la suite de souffrances inexprimables, sans que son dévouement s’arrête pour celle qu’il appelait sa chère Lydia.
J’ai entrevu, je ne puis dire connu, dans ses dernières années cette Lydia, — nom ne lui allait plus guère, — qui a tant pris au poète de ses veilles. L’excellente femme avait un culte pour celui dont elle portait le nom glorieux. Mais quel contraste entre la prêtresse et son dieu ! Née en Angleterre, elle était belle quand il l’avait épousée, mais elle avait perdu toute beauté. Elle avait oublié l’anglais et n’avait jamais réussi à apprendre le français, ce qui rendait les conversations, on le conçoit, assez difficiles. Quand je l’ai vue, massive, hommasse, comme nouée et demi-aveugle, elle avait autant de peine à se mouvoir qu’à parler. Telle quelle, Vigny l’entoura des soins les plus tendres, des prévenances je dirai les plus chevaleresques qu’il avait eues pour elle dans sa jeunesse, quand il s’ingéniait à lui cacher ce qui aurait pu l’affliger. Ils ne moururent pas tout à fait en même temps, mais à bien peu d’intervalle l’un de l’autre.
- Baucis devint tilleul, Philémon devint chêne.
- Baucis devint tilleul, Philémon devint chêne.
Recevez, mon cher monsieur Brunetière, les meilleures et les plus hautes cordialités de qui est bien heureux de se dire votre ami en Alfred de Vigny.
- Louis RATISBONNE.
- ↑ Paris, 1er décembre 1896.
Cher Monsieur,
J’ai lui ces lettres d’Alfred de Vigy à la vicomtesse du Plessis, sa petite-cousine, une cousine qu’il a dû, en tout bien tout honneur, ne pas aimer médiocrement, puisqu’il lui dit de si jolies choses et lui reproche doucement, mais sans cesse, ses lettres trop brèves et ses trop courtes et trop rares apparitions. Oh ! vous pouvez bien les publier, donner ce régal aux lecteur de la Revue. Je vous ai dit d’ailleurs quelle était ma règle pour autoriser ou pour interdire, ayant reçu qualité pour faire l’un ou l’autre d’Alfred de Vigny lui-même, en vertu du codicille littéraire ajouté à son testament. En matière de correspondance, je n’ai garde de ne pas autoriser ce qui peut servir la mémoire de l’immortel absent et le faire mieux connaître en donnant un aliment à la curiosité extraordinaire qui s’attache de nos jours aux grandes illustrations. Je n’interdis que tout publicité qui eût froissé de son vivant sa fière susceptibilité…
Qu’elles sont charmantes dans leur grâce coquette et originale, ces lettres à la petite-cousine ! On surprend là, c’est une délectation, le poète, « la Pensée », comme l’appelait Barbey d’Aurevilly, qui sort de sa tour d’ivoire et écrit familièrement, — autant qu’il peut. Jules Sandeau n’a-t-il pas dit de lui qu’il n’était pas familier avec lui-même ? Certainement, c’est une familiarité d’un genre particulier, qui n’est pas celle de tout le monde, puisqu’on ne trouve pas dans ces lettres une seule ligne vulgaire. Elles nous montrent pourtant un Vigny qui n’est pas le poète altier de Moïse et des Destinées. Il n’est pas dans la Maison du Berger, la petite-cousine non plus. Elle est ou à Tours ou dans son château voisin de la ville. Il lui parle des choses de la terre et du monde, lui donne des conseils sur ses lectures, lui reproche doucement, mais souvent, la vie mondaine qui la retient esclave loin de lui, qui aimerait tant la voir. Il voudrait bien, lui, sortir de sa tour d’ivoire pour aller la trouver. Mais il y demeurera, non pas seulement prisonnier de ses rêves et de ses travaux solitaires, mais captif de sa bonté dans un foyer bien triste où il s’est fait le frère hospitalier de Mme Vigny, sa vieille compagne malade. Ses dernières lettres sont navrantes. Elles le montrent malade lui-même, de l’affreux cancer à l’estomac qui l’emportera à la suite de souffrances inexprimables, sans que son dévouement s’arrête pour celle qu’il appelait sa chère Lydia.
J’ai entrevu, je ne puis dire connu, dans ses dernières années cette Lydia, — nom ne lui allait plus guère, — qui a tant pris au poète de ses veilles. L’excellente femme avait un culte pour celui dont elle portait le nom glorieux. Mais quel contraste entre le prêtresse et son dieu ! Née en Angleterre, elle était belle quand il l’avait épousée, mais elle avait perdu tout beauté. Elle avait oublié l’anglais et n’avait jamais réussi à apprendre le français, ce qui rendait les conversations, on le conçoit, assez difficiles. Quand je l’ai vue, massive, hommasse, comme nouée et demi-aveugle, elle avait autant de peine à se mouvoir qu’à parler. Telle quelle, Vigny l’entoura des soins les plus tendres, des prévenances je dirai les plus chevaleresques qu’il avait eues pour elle dans sa jeunesse, quand il s’ingéniait à lui cacher ce qui aurait pu l’affliger. Ils e moururent pas tout à fait D’intervalle l’un de l’autre.
Baucis devint tilleul, Philémon devint chêne.
Pauvre femme ! Elle était déjà devenue tilleul de son vivant. Lui aussi il était déjà chêne, mais un chêne pareil à ceux de la forêt de Dodone qui rendaient des oracles en chantant, plus merveilleux encore, puisque, même mort, on entend toujours ses beaux chants doux et sombres, et que depuis sa mort il a continué de grandir.
Recevez, mon cher monsieur Brunetière, les meilleures et les plus hautes cordialités de ce qui est bien heureux de se dire votre ami en Alfred de Vigny.
- LOUIS RATISBONNE.
- ↑ C’était une lettre de Ballande, directeur de l’Odéon, demandant au poète l’autorisation de reprendre sa petite comédie : Quitte pour la peur, jouée la première fois, le 30 mai 1833, avec Mlle Dorval dans le rôle principal.
- ↑ Mme de Vigny venait de mourir.
- ↑ Alfred de Vigny est mort le 17 septembre 1863. Cette lettre est la dernière qu’il ait écrite à Mme du Plessis.