LETTRES FAMILIÈRES


SUR L’INDE.

II.[1]


Sylhet, 7 septembre 1821.


Enfin j’ai vu la capitale du Sylhet qui porte le nom de la province, selon l’usage du Bengale ; enfin j’ai vu des maisons, des arbres, des pierres, de la terre, et j’ai dit à mes vilains marais comme Voltaire aux Hollandais : « Adieu, canaux, canards, canaille ». Tu sauras, ma chère belle, qu’une petite ville de l’Inde ne serait pas même un village en France. On appelle ville ici la résidence d’une demi-douzaine d’employés européens, parce qu’elle offre autant de maisons, autant de Buggy et le double de chevaux. Sylhet est au bord d’une petite rivière nommée Sourma, nom dû au hasard probablement, car ce mot, en hindoustani comme en persan, désigne une espèce de noir de fumée avec lequel les dames du Bengale se teignent les paupières, ce qui n’a pas grand rapport avec une rivière. Sylhet, au pied d’une montagne, occupe une surface d’environ une lieue de long, quoiqu’il n’y ait en tout que huit à dix maisons européennes nommées Bangala ; mais chacune est au milieu d’un vaste jardin, et chaque jardin est séparé par une centaine de huttes. Comme le terrein n’est pas à ménager, les maîtres ont un logement à part pour leurs domestiques qui sont toujours fort nombreux dans l’Inde. La cuisine forme aussi un bâtiment particulier. Les bestiaux ont une étable où chaque paire de vaches pourrait facilement danser la gavotte ; les volailles habitent un poulailler qui ressemble à une immense volière, et les éléphans sont logés dans un hôtel qui ne le cède pas à beaucoup d’autres. Quoique cette petite ville frontière soit des plus anciennes, on n’y voit rien que de très nouveau, par la raison qu’on aime mieux dans ce pays se construire une nouvelle maison que d’en réparer une vieille. L’unique antiquité de Sylhet n’a guère que quarante ans d’existence ; c’était un temple hindou, dont les musulmans firent une mosquée ; puis les Anglais, un magasin à poudre. Les revenus territoriaux de cette province s’élèvent à neuf lacks de roupies ou environ 2,500,000 francs. La population est de huit millions d’habitans, et il y a pour tout ce monde-là deux juges qui les pendent, un médecin qui les tue et un collecteur qui les vole. À Chandernagor, nous recevons quatre lacks des mains de la compagnie, sans faire autre chose que donner quatre reçus, et nous comptons cinq bureaux avec vingt-cinq employés. J’ai déjà eu l’idée de faire un petit tableau comparatif de notre mode d’administration avec celui des Anglais que j’ai un peu étudié ; mais j’ai pensé que ce serait montrer trop clairement combien ils ont droit de se moquer de nous, et que, d’ailleurs, il n’était pas généreux de plaisanter sur des malheureux qui meurent de faim. On a beau dire que les Anglais paient bien parce qu’ils ont beaucoup d’argent, on a tort, car ils y tiennent plus que d’autres, et d’ailleurs, pourquoi en ont-ils beaucoup ? César disait : « Avec de l’argent on a des soldats, et avec des soldats on a de l’argent ». Voilà leur principe ; ils font des avances pour augmenter leurs fonds ; ils sèment pour recueillir : ils font la fortune de ceux qui les enrichissent. D’ailleurs leurs salaires sont calculés d’après les besoins qu’impose le climat, et ils n’ont d’autre générosité, en payant bien, que de faire vivre un peu plus long-temps ceux qui les servent. Ils donnent un palanquin au dernier commis, afin que le soleil le tue un peu moins vite. Chez nous, les plus riches ont à peine un parasol ; il faut qu’ils se cotisent quatre pour boire une bouteille de vin, et chacun d’eux barbouille autant de paperasses que tout un bureau anglais. Je reviens au Sylhet. La ville ne mérite pas d’autres détails que ceux que je t’ai donnés ; mais les habitans m’ont comblé de prévenances et je leur dois quelques mots de remercîmens. Le gouverneur de Dacca, à qui j’avais envoyé ma lettre du marquis de Hastings, vint me recevoir sur mon bazarra, et m’offrit, pour commencer, un dîner, une voiture, une maison et une paire d’éléphans. J’ai accepté le tout, et je l’ai accompagné chez lui où le couvert était mis. Je fis un profond salut à sa femme, je m’inclinai devant celle du premier juge, je fis un signe de tête à celle du second, je donnai une poignée de main à celle du collecteur, et j’accordai à peine un moment d’attention à celle du médecin, parce que, dans ce pays, la considération qu’on a pour les femmes qui ont toutes la même valeur intrinsèque est en raison du rang de leurs maris. On me demanda des nouvelles comme si j’arrivais de Paris ; j’en donnai avec toute l’effronterie d’un gazetier de Calcutta. Je ripostai aux questions politiques par des questions sur les bêtes, et je finis par arranger une belle partie de chasse, dont je te parlerai demain au retour.


8 septembre, au soir.


On m’a dit qu’il ne faut jamais

Vendre la peau du tigre avant qu’il soit par terre.

Ma chère belle, pas de tigres, pas de cerfs, pas d’éléphans, pas de parties de chasse. Il pleuvait à verse au moment de partir, et le soleil était trop chaud après la pluie. Pour nous dédommager, nous avons été l’après-dînée faire une promenade au pied des montagnes, dans un village où l’on célébrait une fête religieuse. Nos dames étaient en calèche, car les anglaises du Bengale se passeraient plutôt de chemise que de voiture, et j’en connais qui, en dix ans, n’ont pas fait un mille à pied : aussi, quand les premières arrivèrent au Bengale, les Hindous, qui les voyaient toujours assises, s’imaginèrent long-temps qu’elles n’avaient pas de pieds. Les jeunes gens montèrent à cheval ; nos gens, sur des éléphans ; et, après avoir trotté deux heures, nous arrivâmes au village, les dames se plaignant des cahots, comme c’est l’usage, parce que, sans cela, elles n’auraient pas l’air délicat, et moi, fort ennuyé de la conversation de M. le juge qui avait cru devoir m’instruire de l’origine et de l’âge de ses chevaux, de l’éducation de ses chiens, de la mort de César tué par un sanglier, et du nom qu’il donnerait à ses descendans quand sa chienne aurait mis bas. En voyant arriver des calèches, des chevaux, des chrétiens, des éléphans, des musulmans, les pauvres Hindous s’imaginèrent que nous venions troubler leur fête, et commencèrent par se sauver ; mais on rassura le chef du village qui rassura bientôt ses compagnons, et peu à peu les fidèles se mirent de nouveau à prier. Cette fête se nomme l’épreuve du feu. Elle consiste à marcher nu-pieds sur des charbons ardens, et a beaucoup de rapport avec une fête du même genre qui se célébrait parmi nous au moyen âge, dans ce bon temps où l’innocence d’un accusé se prouvait par un combat singulier, et où l’on devenait homicide pour prouver qu’on n’avait pas volé. Nous vîmes là des fakirs qui sont les plus grands fripons de l’Inde se purifier et se faire même adorer et encenser, après avoir marché sur un bûcher. En Europe, les hommes soumis aux épreuves d’autrefois avaient sans doute les mains et les pieds plus durs que ceux des fakirs d’aujourd’hui, car ils devaient faire neuf pas en tenant une barre de fer rouge, ou marcher sur les socs brûlans de neuf charrues ; et Voltaire, de qui je tiens l’histoire, parle d’un Florentin qui traversa deux bûchers enflammés pour prouver, avec l’aide de Dieu, que son évêque était un coquin. Les fakirs que nous observâmes ce matin se bornent à faire quelques pas après avoir exécuté toutes les simagrées du métier en invoquant leurs dieux. Les uns font quatre pas, les autres six, et la plupart vont jusqu’à dix au troisième tour. Tu penses bien que les plus saints sont ceux dont les pieds sont les plus durs. Ce spectacle nous a retenus jusqu’à la nuit, et comme les dames craignaient la rencontre des tigres, nous avons armé chacun de nos domestiques d’une torche. Les éléphans marchaient en tête : le premier portait la musique qui faisait un tintamarre à faire peur au diable ; les cinq autres marchaient de front chargés de flambeaux, et rendaient la nuit aussi claire que le jour ; c’est ainsi que nous sommes rentrés à Sylhet, il y a une heure.

On célébrait là une autre fête fort intéressante, celle des vœux. Toutes les femmes dont les maris ou les amans sont absens portent un lampion sur un petit autel flottant, et, après force prières, elles lancent l’autel sur l’eau. La rivière était couverte de lumières, et ses bords garnis de femmes amoureuses regardant avec inquiétude si leur offrande n’était pas renversée par le vent ou les flots, ce qui serait le présage du plus grand malheur. J’ai encore vu aujourd’hui une foule d’autres petites cérémonies fort divertissantes que je voudrais te raconter ; mais ce sera le sujet d’une autre lettre. J’ai trouvé sur mon chemin de belles plantes, de beaux insectes et des colimaçons superbes. Il faut maintenant que je change de plume et que j’endosse, comme maître Jacques, mon habit de circonstance. J’ai trouvé à Sylhet autant de lettres qu’à Dacca, une, entre autres, fort remarquable par sa platitude. Elle m’est adressée par un de ces missionnaires que j’ai fait renvoyer de Chandernagor. En bon frère apostolique, il veut se raccommoder avec moi, avant d’aller se faire empaler en Chine, et me prie par la même occasion de lui procurer une lettre d’introduction pour le consul anglais établi à Canton. Je lui rendrai ce petit service avec d’autant plus de plaisir qu’il ne lui servira à rien, et je le lui ferai payer par quelques réflexions sur le ridicule de sa mission. Est-il donc vrai que le gouvernement français envoie encore des missionnaires en Chine, pour convertir des gens aussi pieux et aussi vertueux que nous ? Ne sait-il pas depuis long-temps, ce dont je me suis assuré moi-même depuis peu, que les Indiens, les Chinois et les Malais convertis au christianisme sont la plus vile canaille qui soit en Asie ? Qu’on envoie quatre naturalistes de plus et trente missionnaires de moins, il en résultera du bien pour tout le monde, et personne ne se moquera de nous.


9 septembre.


L’épreuve du feu n’est rien, ma chère belle, auprès de ce que j’ai vu aujourd’hui. J’ai sous les yeux une nouvelle preuve de l’absurdité des hommes et de la barbarie des religions humaines. Montesquieu prétend que les Scythes crevaient les yeux à leurs esclaves, pour qu’ils ne fussent pas distraits en battant le beurre ; mais, ma foi, les Hindous sont aussi cruels, et mon histoire est plus vraisemblable que celle de l’illustre président. En longeant les bords de la rivière qui passe à Sylhet, on aperçoit en certains endroits de larges et profondes excavations qui sont les tombeaux d’une caste hindoustanie, nommée Bosthoun, dont les femmes sont encore plus courageuses que celles du Malabar, puisqu’elles s’enterrent vivantes avec leurs maris, tandis que les autres se jettent tout simplement dans le feu. La caste des bosthoun se compose de ce qu’il y a de plus pur dans toutes les autres, et l’on a pour ses membres encore plus de vénération que pour les fakirs. Le principe fondamental de cette secte est de regarder la vie comme un mauvais moment qui n’a de terme qu’à la mort, où commence la véritable existence. Cette idée porte ces tristes philosophes à mépriser tous les biens de ce monde, et l’on a vu des hommes puissans se dépouiller de tout pour se faire bosthoun, ne recevant d’aumônes que ce qu’il en faut pour vivre ; car, malgré leur mépris pour la vie, ils doivent la supporter sans se plaindre. Ce même mépris les porte à ne faire aucun cas de leurs facultés morales et à se rendre les gens les plus stupides du monde, comme si la raison et les lumières jetaient quelque doute sur l’immortalité de l’âme. Un bosthoun a la singulière prétention de ne jamais se rappeler le passé, et quand on lui demande quelle était sa profession avant d’entrer dans cette noble caste, il assure très sérieusement qu’il l’a oublié. Il prétend même ne pas se souvenir de ce qu’il faisait la veille. Les bosthoun n’ont pas de noms précis pour désigner les choses et les personnes. Leur langage silencieux ne consiste guère qu’en signes, et ces signes eux-mêmes sont variables, de sorte que je ne conçois pas comment ils peuvent s’entendre, à moins qu’ils n’agissent entre eux autrement qu’avec les étrangers, ce qui me paraît vraisemblable. Le désir qu’ils ont de mourir leur fait considérer la vieillesse comme l’état le plus heureux. Ils portent envie aux vieillards comme nous aux gens puissans. C’est la secte la plus singulière que je connaisse. Elle mérite bien d’être observée avec attention, et je m’en occuperai. De tous leurs usages également extraordinaires, je n’ai pu connaître assez exactement que ce qui concerne leurs enterremens. À la mort d’un homme, sa famille creuse un trou cylindrique d’environ huit pieds de profondeur. On place au fond un banc sur lequel on assied le défunt couvert de ses meilleurs habits. La veuve se place sur les genoux du mort, et quand la lampe dont elle est pourvue est allumée, quand elle a reçu des fruits, du riz et tout ce qui doit servir au voyage, chacun des assistans jette sur les époux une poignée de terre. La martyre crie : Oriboll ! et la famille laisse tomber sur cet affreux tombeau une large trappe qu’on recouvre aussitôt de terre et de pierres. J’ai eu la curiosité de pénétrer dans deux de ces puits mis à découvert par l’éboulement du sol, et j’ai en effet trouvé dans tous deux des ossemens humains. En vérité, la folie des hommes n’a pas de bornes, et les plus fous ne sont pas aux petites maisons.


11 septembre.


J’étais resté quelques jours à Sylhet, pour attendre la réponse du roi des montagnes, qui ne se gêne pas plus que les autres rois. Enfin il a écrit au gouverneur des marécages qu’il ne pouvait me recevoir que dans douze jours, à cause du carême qui se prolongera jusque-là. Tu t’étonneras sans doute que des Tartares fassent maigre pendant quarante jours ; mais ce qui te surprendra moins, c’est que ce prince si pieux est en même temps le plus grand scélérat du pays, qu’il vous fait écorcher un chrétien tout comme un chien, et qu’il a épousé deux de ses filles. Quant au carême dont il parle, je présume que c’est pour son peuple seulement ; car il dit sans doute, comme une certaine grande dame dont j’ai oublié le nom : « Que ferons-nous pour édifier le public ? Faisons jeûner nos gens. » Quoi qu’il en soit, il me faut attendre ; et, pour ne pas perdre mon temps, j’ai quitté la ville pour voir une autre place, nommée Chattak, d’où proviennent toutes les oranges qui se mangent au Bengale, et qui n’est pas moins célèbre sous ce rapport dans l’Inde, que le Portugal en Europe. On assure que les orangers du pays ont jusqu’à cinquante pieds de haut, que leur tronc est gros comme quatre hommes, et que plusieurs portent jusqu’à douze mille oranges. Il y a sans doute un peu d’exagération là-dedans, et c’est ce dont je vais m’informer en recueillant quelques renseignemens sur la culture de ces excellens fruits. Je ne t’en parlerai que demain, parce que je n’écris que sur les lieux, afin d’être plus exact.

La petite rivière sur laquelle je me trouve sert de frontière au territoire anglais et baigne le pied des montagnes de Côsiah et de Gentya. Quand je dis qu’elle baigne, c’est une figure ou plutôt une licence de voyageur, car elle en est à quinze milles ; mais ces montagnes sont si hautes, qu’elles paraissent à la portée de la main. On les prendrait pour un mur immense, tant leur pente est rapide, et c’est sans doute pour cela que la végétation y est fort rare. Le peu d’arbres qu’on y rencontre sont réunis par petites masses dans des crevasses d’où sortent des cascades qu’on entendrait mugir d’ici, si nous avions pour aider nos oreilles des instrumens aussi parfaits que ceux qui servent à nos yeux.


Même jour, au soir.


Ainsi que je l’avais prévu en partant, nous n’arriverons à Chattak que demain. Je laisse tomber deux ancres pour n’être pas jeté la nuit contre terre. Les ténèbres sont d’une épaisseur effrayante. Il n’y a que le pied des montagnes qui soit éclairé par les exhalaisons émanées des marais ; on dirait des feux de bivouac d’une armée immense, campée le long de cette chaîne. Comme j’ai quitté le territoire anglais, je suis obligé de me garder moi-même, et je fais tirer de temps en temps un coup de fusil, pour prévenir messieurs les voleurs que j’ai de la poudre et du plomb. Voilà ce que les Anglais appellent a french politeness.


Le 12 septembre.


À sept heures, j’étais à Chattak, et, à huit, assis près d’une table bien servie, ayant deux hommes à mes côtés pour m’éventer, un troisième pour chasser les mouches, et un quatrième pour me servir. Il n’y a ici qu’un Anglais pour lequel j’avais une lettre d’introduction. On fait vite connaissance au Bengale, et surtout au Sylhet, où il ne paraît pas un étranger tous les deux ans. Au bout d’un quart d’heure, j’étais chez lui aussi à mon aise que chez moi. Mon hôte est un de ces hommes qui n’ont guère à la bouche d’autres mots que primes, actions ou dividendes. En outre, il est propriétaire de la plus belle manufacture de chaux du Bengale. Depuis vingt ans qu’il brûle des pierres pour construire des maisons, il aurait pu s’acheter dix palais ; mais il préfère ses carrières, sa cabane et la vie paisible qu’on y mène, aux jouissances agitées de l’Europe. Tu devines bien, ma chère belle, le sujet de nos conversations. Il n’était question ni de Shakespeare, ni de Locke, ni de Pope ; mon riche manufacturier s’en inquiète aussi peu que de ce qui se passe dans la lune. Nous avons parlé de lime stone, de quarry et de marble, depuis la première tasse de thé jusqu’à la dernière. Peu importe à ce philosophe pratique qu’on place sa poudre blanche dans les terres ordinaires ou dans les terres alcalines ; il ne lui importe guère davantage qu’elle verdisse la couleur des violettes ou des mauves : l’important pour lui est de savoir choisir les pierres qui produisent le plus de chaux, et c’est à quoi il s’entend aussi bien que le premier chimiste. Il ne s’était jamais aperçu que ses pierres renfermassent des coquilles, et encore moins que ces coquilles fussent des ammonites ou des nummulites. Il fut donc fort étonné de l’observation que je lui en fis faire, et il admira sans doute ma profondeur, puisqu’il me fit présent d’une douzaine de beaux échantillons, en se rappelant qu’en effet un certain M. Deluc, venu au Sylhet long-temps avant moi, en avait également recueilli pour les envoyer à son père à Genève. Après déjeuner, nous allâmes voir ses chantiers, ses fours et ses magasins qui n’occupent pas moins de trois mille hommes. Je ne pus me défendre, à l’aspect de tant de richesses, d’un petit sentiment d’envie et surtout de mépris pour cette sotte déesse qu’on nomme la Fortune, qui distribue ses faveurs si aveuglément, si injustement, si grossièrement.

Ces trois adverbes joints font admirablement.

Figure-toi que ce brave homme, qui pourrait avoir depuis vingt ans une bonne femme et dix beaux enfans, ne s’est pas marié dans la crainte que les soins du ménage ne nuisissent à sa fortune. Il a aujourd’hui cinquante-six ans. Sa maîtresse est une fille noire qui lui sert aussi de servante, toujours par principe d’économie. Il a deux enfans naturels que leur couleur et leur naissance repoussent de la société ; mais c’est égal : il a beaucoup d’argent, par conséquent il est heureux ; c’est ainsi que beaucoup d’Anglais s’expliquent le bonheur.

Après dîner, nous montâmes sur des éléphans, malgré mon peu de goût pour ce rude exercice ; mais dans ce pays marécageux on ne peut se servir des chevaux, qui ne seraient pas assez forts pour sortir des marais ou se dégager des broussailles. D’ailleurs le pied des montagnes est infesté de tigres, de buffles et de sangliers dont la rencontre serait fort dangereuse sur un cheval embourbé. Marguerite me fit salam avec sa trompe, attendu que les éléphans de l’Inde sont fort bien élevés : ensuite elle plia les jambes de devant, puis celles de derrière, et, au moyen d’une échelle, je juchai mon petit individu sur ce puissant et docile animal, qui se releva aussitôt et se mit à trotter, comme si de rien n’était. Nul pays, ma belle, n’est plus affreux que celui d’où je t’écris. La plus grande partie est sillonnée d’une multitude de petites rivières rapides et profondes ; le reste est hérissé de monticules et de buissons où ne peuvent pénétrer que des serpens, des hôtes féroces ou des naturalistes. Mais nos éléphans marchaient au travers de ces fourrés, comme Micromégas au milieu des planètes. Mon compagnon de voyage me disait à chaque pas : « C’est ici que j’ai tué un tigre, là deux perdrix, plus loin un buffle, etc. » Tout-à-coup nos deux montures s’arrêtèrent en dressant l’oreille et levant la trompe au-dessus de leur tête. « Qu’est cela ? » s’écria aussitôt mon riche Anglais, en changeant de couleur et en se cramponnant fortement à la selle. « Parbleu, monsieur, lui dis-je, ennuyé de ses histoires et surtout d’une promenade aussi dangereuse, ce seront encore des tigres, et vous pouvez faire un nouveau coup. » En effet, nous aperçûmes deux de ces vilains animaux qui se mirent à fuir en nous voyant. Nos deux éléphans continuèrent leur marche à la grande satisfaction du manufacturier qui ne prit pas le plus long, pour retourner à sa carrière.

Quelques éloges qu’on ait donnés à l’éléphant, je crois, en vérité, que c’est le seul animal encore au-dessus de sa réputation. M. Toscan a fort bien remarqué que ceux du Jardin des Plantes éprouvaient une douce agitation en entendant un air d’Iphigénie en Tauride en si mineur ; mais, s’il était monté sur ceux du Bengale et qu’il eût rencontré des tigres, il aurait vanté autre chose que leurs oreilles. Croirais-tu bien, par exemple, que ce colosse, que ce géant du règne animal l’emporte en légèreté comme en sûreté sur les coguats du Don et les mulets de l’Espagne ? Croirais-tu qu’un éléphant ne butte et ne s’abat jamais, qu’à dix et même vingt pas de distance il semble deviner un trou, un piège ou une terre trop molle pour le soutenir ? Croirais-tu enfin que ces énormes pieds, chargés de porter une si lourde masse, sont doués d’une délicatesse de tact que n’ont pas ceux de toutes les bêtes qui marchent ou devraient marcher à quatre pattes ? Mais ce qu’il y a surtout de merveilleux, c’est cette trompe d’une sensibilité si exquise, qu’elle semble être le siège de quelque sens qui nous est inconnu. Des sauvages, qui les voient en liberté, m’ont assuré que l’éléphant assommait un buffle d’un coup de trompe. J’en ai vu deux chez le sultan d’Achem qui déracinaient de très gros arbres en deux ou trois efforts ; et tout le monde ajoute qu’à cette force extraordinaire, cet animal joint un odorat si délicat, qu’il sent sa femelle à quatre lieues de distance, ce qui le place encore au-dessus d’un révérend prêtre, dont parle le Journal des Savans, qui jugeait par olfaction du plus ou moins de vertu des femmes.


13 septembre.


À cinq heures du matin, j’étais en route pour l’orangerie du Bengale, située au pied des montagnes de Côsiah, hors du territoire de la Compagnie. La rivière n’était pas assez profonde pour porter mon bazarra ; je le laissai à moitié chemin sous la garde de vingt soldats, et je partis, suivi de quarante autres, au milieu d’une flottille de petits canots parés de fleurs, avec un beau pavillon blanc sur celui qui servait d’amiral, et un bruyant orchestre sur ceux qui voguaient en tête. Nous atteignîmes les premiers orangers à l’heure où le soleil devient insupportable, et ce passage subit d’une chaleur excessive à une douce fraîcheur me disposa bien favorablement, pour les jardins de Côsiah, sans m’aveugler néanmoins sur ce que je voyais ; car, tout en mangeant d’excellens fruits, je trouvai beaucoup d’exagération dans ce qu’on m’en avait dit. Les plus grands orangers ont environ quarante pieds de hauteur ; mais ils manquent de ce touffu, de cette verdure, de ce vernis qu’on remarque chez ceux de nos serres. Leurs troncs, aussi gros que le corps, leurs branches aussi fortes que la jambe, sont armés de longues épines et rongés par ce qu’on appelle de l’échenillure. Il est difficile d’accorder la douceur et l’abondance de leurs fruits, qui supposent un terrein convenable, avec leurs cimes roussies, leurs feuilles roulées, jaunies et clairsemées. Cette orangerie, d’environ quatre lieues carrées, n’est pas disposée régulièrement comme tu pourrais le croire, et comme elle le serait chez un peuple moins indolent. Les arbres sont entassés sans ordre, sans symétrie, comme ceux d’un bois épais, et la terre est couverte de plantes aussi nuisibles pour eux que pour les hommes. Les propriétaires de l’orangerie sont des montagnards qui ne descendent que pour cueillir les fruits ; aussi ne voit-on que quelques huttes dispersées çà et là, et qu’ils abandonnent quand la récolte est faite, sans aider en rien la nature qui fait pour eux, comme pour tant d’autres, beaucoup plus qu’ils ne méritent. Mes idées philanthropiques m’ont inspiré le désir d’être utile à ces sauvages, et après avoir pris des renseignemens suffisans sur la cause de leur misère qui tient à ce que, n’étant pas sur le territoire de la Compagnie, on les soumet à des droits qui absorbent leurs bénéfices, j’ai adressé au conseil de Calcutta une pétition en leur faveur, pour demander que l’on perçoive les droits d’une autre manière, ce qui nous ferait manger au Bengale des oranges cultivées beaucoup meilleures que celles qu’on y apporte ordinairement. Nous sommes à l’époque de l’année où ces bons fruits commencent à mûrir. Cette multitude infinie de petits points rouges, au milieu de la verdure, produit un spectacle très agréable, qu’anime une foule d’oiseaux brillans, tels que des perruches, des argus et autres espèces de faisans sauvages. Du reste, pas de bosquets amoureux, pas de sentiers glissans, pas de ruisseaux limpides ; on ne voit ici ni naïades, ni hamadryades, ni épiméliades, mais bien des jardiniers aussi laids que des satyres, des bergers aussi stupides que des singes et d’affreux sangliers. Il faudrait une imagination bien montée pour y trouver le sujet d’un vers passable.

Dans un pays où les femmes n’ont pas de maux de nerfs, les orangers perdent les trois quarts de leur mérite. Cependant les médecins hindous font un usage heureux de leurs feuilles desséchées pour couper les fièvres pernicieuses, nommées ici fièvres de jongles, et les emploient en outre avec succès dans beaucoup de maladies indigènes. En fumigation, elles guérissent les douleurs rhumatismales et m’ont soulagé moi-même, quoique j’eusse oublié l’essentiel, c’est-à-dire certains mots sacrés plus puissans que tous les remèdes du monde. Nos pieux Hindous en font des amulettes qu’ils portent au cou avec des pierres à serpent. On trouve au milieu du jardin un temple en paille, consacré au dieu des orangers, dont je n’ai pu savoir le nom, parce que le fakir qui desservait l’autel ne le connaissait pas lui-même. Ce saint homme m’offrit une douzaine de talismans, et j’assurai mon bonheur pour une roupie. Mais j’ai grande confiance en un autre talisman que le dictionnaire de l’Académie nomme gourdin, et je fis couper une douzaine de branches épineuses pour l’usage de mes amis et de mes ennemis. Le fakir leur donna sa bénédiction pour une roupie de plus, et je me retirai saintement armé. Ma belle, je ne te dirai pas tout ce qu’il y avait dans le temple, attendu que je n’étais pas assez pur pour y pénétrer, quoique je me défendisse du meilleur de mon cœur de partager les erreurs de mes frères les chrétiens. Tout ce qu’on me permit fut de regarder au travers d’une fente, et je vis le dieu des orangers, en bois d’oranger lui-même, avec les attributs de l’agriculture et de la fécondité. Il était entouré d’une foule de sous-dieux fort considérés à Chandernagor, mais qui perdent beaucoup de leur crédit au Sylhet. Le même bois avait servi à fabriquer toute cette divine assemblée, et je comptai au moins soixante dieux de ma connaissance. Au reste, si l’on fait ici des dieux avec des orangers, on en fabrique en Chine avec du teck ; les Malais en font avec de la terre et de la bouse de vache ; les anciens en faisaient avec certains chênes ; les modernes en font avec du buis : ce qui prouve que nous avons tous été idolâtres, que tous les hommes sont sujets aux mêmes sottises, et qu’Arlequin avait raison de dire : Tutto il mundo è fatto como la nostra famiglia.


15 septembre.


Je t’écris d’un petit village situé tout auprès des montagnes, et qui serait pulvérisé en entier, s’il se détachait des hauteurs un des rochers que j’ai sous les yeux. Ces montagnes donnent naissance à une infinité de petites rivières fort agréables, mais très dangereuses à cause de leur rapidité, qui ne permet de les remonter qu’à force de bras. J’ai passé une grande partie de la journée à lutter contre leur courant, qui roule avec fracas les cailloux détachés par les eaux, et que grossissent une infinité de ruisseaux également bruyans dont le seul mérite est de rompre le silence effrayant de ces déserts. De distance en distance se trouvent des bancs de cailloux assez élevés pour former des chutes d’eau. On ne les remonte qu’avec beaucoup de peine, et on les descend avec la vitesse d’un char aux montagnes russes ; mais il faut pour ce dangereux plaisir des canots faits exprès, et surtout des hommes éprouvés, car la descente est hérissée de roches à fleur d’eau, et le moindre choc mettrait l’équipage en mille pièces. Les malheureux que leur profession oblige à naviguer sur ces rivières, ont soin de faire une prière et de jeter une offrande à l’eau, avant de se lancer dans les cascades. Au reste, ce n’est pas le seul danger qui menace les bûcherons et ceux qui charient les pierres à chaux. Le plus grand de tous est la rencontre de ces terribles buffles plus nombreux et bien plus redoutables que les tigres. Aussi les maisons du pays ressemblent-elles à des forteresses, et les champs à des villes assiégées. Ce ne sont pas les hommes qui mettent les bêtes en cage, mais les bêtes qui renferment les hommes. Les tigres et les éléphans viennent nous regarder à travers les barreaux, comme à Paris, on va voir Martin ou Marguerite.

Pour en revenir à ma navigation, nous arrivâmes à un énorme rocher où je fus fort étonné de voir tous mes gens tomber à genoux, frapper dans leurs mains avec fureur et crier comme des possédés. Mon interprète m’apprit que ce rocher était un dieu, et me répétait la même explication chaque fois que le vacarme recommençait. Ici c’était un éléphant changé en pierre, là un tigre, plus loin encore un rhinocéros, et l’on me montra même les douze apôtres d’un dieu côsiah, qui furent métamorphosés en statues de basalte, un jour qu’ils s’entretenaient trop gaîment des miracles de leur maître. J’étais las de me prosterner, quand nous arrivâmes près d’une masse de pierres cent fois plus élevée que les précédentes. Elle était percée vers le bas d’un trou semblable à une cheminée, et j’appris que ce trou était l’ouvrage du même dieu un jour qu’il cherchait à se soustraire aux poursuites du diable, qui se mêle des affaires des Côsiah comme des nôtres. Pour m’en convaincre, on me fit remarquer des traces noirâtres ayant la forme d’empreintes de pieds. Nous fîmes en ce lieu une longue prière qui se termina par un grand battement de mains et des cris affreux, puis nous continuâmes notre route, mes bateliers en chantant des psaumes, moi en tuant des bêtes, en ramassant des pierres et en cueillant des fleurs. Notre dernière halte eut lieu dans un endroit où la rivière, profondément encaissée entre deux hautes montagnes de rochers, est ombragée par leurs masses, qui entretiennent une fraîcheur délicieuse. Quoique ces montagnes soient taillées à pic, la terre a pu s’y fixer çà et là, et ces murs de rocs sont garnis d’arbres touffus dont les racines rampent en tout sens, comme pour chercher un appui. Quelques-unes enveloppent la pierre si étroitement, qu’elles semblent faire corps avec elle, et qu’on les prendrait pour d’énormes serpens. Nos petits canots, passant le long de ces masses gigantesques, avaient l’air de fétus de paille entraînés par les eaux. La moindre pierre, le plus petit arbre, en se détachant, nous eussent écrasés, et je songeais, non sans effroi, que ce malheur pouvait fort bien nous arriver. J’avais fait une ample récolte de productions des trois règnes. J’avais écrit huit pages dans le voyage. J’étais fatigué. Il était tard, et je retournai joindre mon bazarra. Ce qui me parut le plus remarquable à mon retour fut la vitesse avec laquelle je l’effectuai. J’avais mis huit heures pour me rendre à la cheminée du dieu côsiah, et je m’en revins chez moi en moins de trois. Adieu, ma belle, bonsoir.


16 septembre, au soir.


Il y a aux environs de Pundua une grotte souterraine qui passe dans le pays pour servir de résidence au diable. On la nomme Boubonne, mot dont j’ignore la signification, ou encore Sourong-Setane, c’est-à-dire trou du diable en langue tartaro-chinoise, qui n’a aucun rapport avec celles qu’on parle au Bengale. Peu de personnes ont vu cette caverne qui se trouve hors du territoire de la Compagnie et chez un peuple que la crainte des Européens rend féroce envers eux. Curieux de visiter les enfers dont je n’ai vu la description que dans les poètes, j’ai pris toutes les instructions nécessaires pour aller à Boubonne sans danger. C’est demain que je me mets en route, et si mon journal en reste là, il faudra t’en prendre au diable. J’avais expédié hier un ambassadeur au roi côsiah, pour lui demander la permission d’entrer dans ses états, et, comme un homme qui sait son monde, j’avais appuyé ma demande de deux aunes de drap rouge propre à faire un manteau à sa majesté. Il est à croire qu’elle fut très sensible à cette attention, car elle m’envoya aussitôt quatre de ses officiers pour me porter son auguste autorisation. Le premier tenait en main la royale boîte au bétel, et m’invita à y prendre une chique, ce qui passe ici, comme à Sumatra, pour une insigne faveur ; le second couvrit ma table de six paquets d’oranges de choix, renfermées dans des sacs en filet ; le troisième me présenta une flèche dont la pointe brisée indiquait qu’on ne me ferait pas de mal, et le quatrième, enfin, m’offrit un collier en œufs de tortue garnis d’or, avec un bel oiseau rouge, qui prévient les maris, me dit-il, quand leurs femmes les trompent. Je le réserve pour quelques personnes de ma connaissance.

Je reçus l’ambassade dans mon bazarra, et, comme depuis long-temps je m’occupais de recherches sur ces peuples, je profitai de la présence des quatre envoyés pour leur faire des questions qui devaient fortifier ou changer mes idées. La conversation dura deux heures. J’en passai deux autres à écrire ce que j’avais vu et entendu, et je termine la journée, comme à l’ordinaire, en t’en faisant le rapport. Tu voudras bien m’excuser, ma chère belle, si je ne lui donne pas plus d’étendue, quand j’aurais tant de moyens de le rendre intéressant. Mais c’est précisément cet intérêt-là qui me rend le temps rare et précieux. Plus je vois, moins je puis t’écrire, et je serai peut-être obligé de terminer mon récit, quand j’aurais dû le commencer. J’ai peu d’instans à moi ; après avoir recueilli, il ne me reste plus assez de temps pour travailler, et, à plus forte raison, pour m’amuser. Dans ce maudit pays, le travail finit avec le jour. Quand vient la nuit, on est tellement persécuté par les moustiques et les punaises, qu’il n’est pas même possible de lire avec fruit. — Adieu.


18 septembre.


J’ai fait hier une des courses les plus pénibles de ma vie, et je t’écris encore tout malade de mon voyage à la caverne du diable. J’ai beau m’attendre, comme Scapin, à tout ce qui peut m’arriver de pire, j’étais loin de prévoir tant de fatigues et de contrariétés. À cinq heures du matin, tous mes gens étaient prêts et je quittai mon bazarra par le plus beau temps du monde. J’avais pour m’accompagner quarante soldats hindous, un interprète, mes domestiques, la moitié de mon petit équipage, les quatre chefs côsiah qui m’avaient rendu visite et une foule d’Indiens qui profitaient de l’occasion pour faire un pèlerinage à la caverne. La pluie qui tombe journellement dans cette saison avait rendu les chemins affreux, et je n’avais pas fait cent pas, que déjà ma belle veste blanche et ma chemise à jabot étaient crottées jusqu’au collet. Je songeais avec embarras à ma présentation au roi des montagnes, lorsqu’au beau milieu d’une plaine nous fûmes surpris par un orage comme on n’en voit qu’ici. Il pleuvait à verse, et l’on voyait s’échapper des montagnes une infinité de filets d’eau qui devinrent bientôt des torrens. Il eût été sage de revenir, mais j’étais pressé et trempé et surtout las d’attendre. Je m’armai donc d’un beau courage, ou plutôt d’un solide entêtement, et je poursuivis ma route malgré les murmures de ma suite, qui n’était pas aussi curieuse que moi. J’avais ouï dire que les rois s’amusent quelquefois à faire morfondre leurs courtisans. Je voulus goûter de la royauté, et je trouvai, en effet, fort divertissant de faire enrager cent personnes qui ne m’en faisaient pas moins des révérences et des complimens. Plus nous avancions, plus le sol devenait marécageux. Les champs étaient submergés ; on ne distinguait plus aucun sentier, et, malgré mes guides, nous étions souvent dans la bourbe jusqu’à la ceinture. Ce ne fût qu’après quatre heures de marche, après avoir perdu mes souliers et une partie de mon pantalon, que j’arrivai au pied des montagnes, où je fus obligé d’attendre ma suite dont plus de la moitié était encore embourbée au milieu des champs. Cette maudite pluie ne cessait pas, et, pour cette fois, je croyais avoir raison de continuer, puisque nous avions fait les deux tiers du chemin ; le reste devait se faire à travers bois, et j’espérais qu’il serait moins pénible ; mais, au contraire, il le devint davantage, et j’eus souvent occasion de maudire mon entêtement. Ce bois était une forêt de ronces si épaisses, qu’à peine y voyait-on clair. L’humidité était si grande, qu’elle eût fait greloter un Lapon, et les végétaux pourris répandaient une odeur si infecte, si malfaisante, que je sentais la fièvre pénétrer par tous mes pores. Les chefs côsiah avaient rassemblé les habitans de plusieurs villages pour me tracer une route au milieu des broussailles, et j’étais précédé par une centaine de sauvages qui m’ouvraient un passage étroit à grands coups de hache. Mais tantôt il fallait traverser un torrent, tantôt passer sous une cascade, et le plus souvent grimper sur des rochers glissans. L’orage continuait, et nous étions de plus attaqués par une multitude de sangsues qui s’attachaient avec force à nos pieds, à nos mains, à nos visages, et nous suçaient le peu de sang et de forces qui nous restaient. De vingt personnes qui m’avaient accompagné jusqu’à l’entrée des bois, il n’en restait plus que huit, et j’avais encore deux montagnes à gravir. Les soldats de l’honorable Compagnie n’avaient jamais fait un si rude exercice, et ne concevaient pas qu’un civilian en veste blanche et sans épée les fît mieux marcher qu’un officier en habit rouge avec des plumes de coq. Il n’était pas prudent d’aller seul chez ces sauvages qui jouissent d’une fort mauvaise réputation ; d’ailleurs mon interprète était tombé dans un trou et j’étais épuisé de fatigue. Il était à propos de se reposer. Je m’étendis donc pendant une heure sur un rocher, en attendant que les traînards rejoignissent ma troupe. Il était onze heures quand je me remis en route, et, après avoir glissé dans deux ou trois nouveaux ravins, grimpé sur une douzaine de roches, après deux nouvelles chutes, deux ou trois accrocs, cinq ou six piqûres et autant de morsures, j’arrivai au pied d’une montagne où m’attendaient un orchestre nombreux et le roi en personne, escorté de toute sa cour, de ses prêtres et de ses soldats.

Sa majesté était un grand vieillard à figure tartaro-chinoise, vêtu d’une longue robe de drap bleu de ciel, avec le cou et les jambes nus, un beau poignard au côté, puis des bracelets, des jarretières et un large collier en gros grains d’or brut. Derrière elle se tenaient des esclaves portant le sac au bétel, l’arc et le carquois royaux et des présens d’oranges, de bananes et de noix d’Areck. La famille royale était sur les côtés ; mais, au lieu de ces princesses adorables dont parlent mes confrères les voyageurs, je n’aperçus que cinq ou six grands diables, tout débraillés, aussi malpropres que moi, du reste armés jusqu’aux dents, et ressemblant à s’y méprendre aux brigands de la Porte-Saint-Martin. Après m’avoir fait un compliment que je ne compris pas, le roi des montagnes me présenta la main avec toute la grâce d’un petit maître parisien, et me conduisit ainsi jusqu’à l’entrée de la caverne de Boubonne à travers la pluie, les sangsues et les roches, et au bruit d’une musique infernale qui me privait du plaisir d’entendre sa majesté, et m’ôtait l’embarras de lui répondre. Ce qui surprenait le plus le roi sauvage, ce n’était ni mes bas déchirés, ni mes habits en lambeaux, ni mon corps tout en sang, mais de me voir lui lâcher respectueusement la main de temps en temps, pour ramasser des colimaçons que je glissais dans ma poche ; et j’ai lieu de croire que toute sa cour n’était pas moins surprise, puisqu’à chaque fois que je me baissais, c’étaient des éclats de rire à couvrir la musique.

Enfin nous arrivâmes à la caverne dont l’entrée est un trou étroit, bordé de rochers énormes. La suite du roi grossissait sensiblement, et, comme mes instructions me recommandaient une extrême défiance, j’imaginai de saluer sa majesté avec une décharge de soixante coups de fusil au travers d’un bois serré, pour lui bien faire concevoir l’effet de la poudre. Ce petit apologue réussit à merveille. Mes hôtes parurent effrayés, et se montraient avec crainte les traces de ma fusillade. On me rendit mon salut par un roulement redoublé de tambours, et, après une invocation à Satan, nous descendîmes dans le trou, précédés d’une douzaine de torches, et du gros de la musique pour effrayer les esprits. La caverne de Boubonne n’est pas à beaucoup près aussi affreuse que celle d’Antiparos à laquelle on donne, je crois, quinze cents à deux mille pieds de profondeur. Elle n’en a guère que quinze ou vingt, et l’on y descend sans échelle et sans danger au moyen de quelques pierres disposées comme des marches. Quoique formée sans doute par les eaux pluviales, elle présente, au premier aspect, tout le désordre d’un éboulement subit, et les premiers pas se font au travers de blocs mal joints qui laissent entre eux des sentiers étroits et profonds ; mais les inégalités du terrein disparaissent à mesure qu’on avance, et la route, d’abord rompue, irrégulière et pénible, finit par devenir praticable dans presque toute sa largeur. La voûte est sensiblement inclinée de droite à gauche, et les eaux s’accumulent vers ce dernier côté et y déposent une infinité de stalactites qui ressemblent à de larges planches très serrées et disposées verticalement. D’autres stalactites, aussi variées dans leurs formes que dans leur grandeur, pendent du sommet de la voûte, et à ce travail immense que la nature a produit avec lenteur, on reconnaît dans Boubonne une des plus anciennes cavernes qui se soit formée depuis la consolidation du globe. Sa hauteur est constamment d’environ quinze pieds et sa largeur de vingt à vingt-cinq. Elle est rétrécie de distance en distance par des rochers qu’a défigurés le liquide lapidifique, et qui, simulant plus ou moins parfaitement des corps d’hommes ou d’animaux, passent chez les Côsiah pour des êtres métamorphosés en pierre. Ce peuple superstitieux considère cette caverne comme l’ouvrage de Satan. Plusieurs divinités malfaisantes y ont établi leur séjour ; aussi, en passant devant chaque œuvre diabolique, ont-ils soin de crier, de battre du tambour et de frapper dans leurs mains pour effrayer les démons. Après avoir marché pendant trois heures, et fait environ quatre milles sans trouver aucun changement sur ma route, mes guides, effrayés, refusèrent d’aller plus loin. Ayant remarqué que la flamme des torches vacillait toujours dans le même sens, comme poussée par un courant d’air, j’en conclus que la caverne avait une seconde issue, et, à force d’instances, je déterminai les Côsiah à s’avancer encore un peu ; mais ma présomption ne fut pas justifiée, et, après avoir cherché inutilement cette seconde issue, je restai sans preuve certaine de son existence. Enfin, accablé de fatigue, transi de froid, mourant de faim, je retournai vers ma suite, que je trouvai très inquiète de ma longue absence, et m’attendant avec impatience pour retourner au bazarra.

La route que nous suivions dans ce ténébreux labyrinthe était entrecoupée de sentiers étroits, conduisant rapidement à de profonds précipices. J’eus la curiosité d’examiner l’un de ceux dont l’entrée paraissait le plus praticable, et après avoir attaché deux lanternes à l’extrémité d’une échelle de cordes, j’en laissai filer vingt brasses dans l’intérieur du trou. L’entrée jusqu’à la quatrième brasse était assez étroite pour me permettre de toucher les parois des rochers, soit avec les pieds, soit avec les mains ; mais vers la cinquième elle me parut s’élargir sensiblement. À cinquante pieds de profondeur, je ne sentais plus rien, malgré l’oscillation que j’imprimais à mon échelle par des secousses violentes, et parvenu à la dix-huitième brasse, c’est-à-dire à quatre-vingt-dix pieds, je me trouvai suspendu au sommet d’une voûte immense, qui me parut avoir la forme d’un cône renversé. La lueur insuffisante de mes fanaux ne m’en laissait pas voir le fond ; mais je dois croire qu’il était à une distance considérable, puisque je n’entendis qu’au bout de douze secondes le bruit produit par la chute d’une pierre que j’y laissai tomber. Remonté vers la caverne supérieure, j’en fis frapper le sol avec force dans divers endroits éloignés les uns des autres. J’entendis partout un bruit sonore qui me fit présumer que toute la caverne, peut-être même toute la montagne, reposaient sur un vaste souterrain ; et, si je ne me trompe, la caverne de Boubonne, déjà si remarquable par son étendue, le serait encore davantage, en ce qu’elle devrait son origine à la double action du feu primitif et des eaux pluviales. Ma lettre est déjà si longue, ma chère belle, que je te ferai grâce de mes observations sur les diverses températures de l’eau et de l’air dans ces deux gouffres. Tu sauras seulement qu’il était nuit quand je rejoignis ma suite. La pluie tombait encore, et il eût fallu passer la moitié de la nuit dans des bois infestés de tigres et de buffles, si j’eusse voulu retourner de suite sur mes pas. Cette idée m’effraya, attendu que j’avais une centaine de personnes sous ma responsabilité, et je pensai qu’il était plus prudent de rester jusqu’au lendemain dans la caverne du diable. J’y fis descendre tout mon monde et allumer plusieurs feux. Les Côsiah nous apportèrent des oranges, des poules, des œufs, et, après avoir fait un bon repas, je m’endormis sur le sable humide, plus profondément que bien des gens ne le font sur le duvet. Je m’étais couché en remarquant que mon bivouac souterrain ne ressemblait pas mal à l’antre de Lucifer, et quand j’ouvris les yeux, l’aspect des brasiers, des rochers, des broches et des chaudières, me fit d’autant mieux croire que j’étais en enfer, que je souffrais comme un damné. Je réveillai mes diables à coups de baguette, et nous sortîmes de ce sépulcre, pour retourner clopin-clopant au logis où il n’était question que de notre enlèvement par les génies de la caverne de Boubonne. Il était midi quand je retrouvai mon bazarra tant désiré. J’ai passé vingt-quatre heures dans mon lit, sans pouvoir retrouver la moitié de mes forces. Je t’écris encore tout saignant de la morsure de ces cruelles sangsues, trop heureux si j’en suis quitte pour la perte de mon sang et quelques meurtrissures. Ce pénible voyage ne m’a rien procuré en minéralogie, quoique ce fût son principal objet ; mais si la caverne du diable est peu digne d’attirer l’attention des géologues, elle intéressera les zoologistes comme m’ayant offert diverses espèces d’animaux nouveaux. Elle m’aura aussi fourni le sujet d’une longue lettre pour ma sœur, mon aimable correspondant. La marquise de Hastings aura également son petit récit ; et, tout considéré, je me consolerai de ma peine, si je n’en meurs pas.


Alfred Duvaucel.
  1. Voyez la livraison du 15 juin.