Lettres familières (Machiavel, trad. Périès)/5

Traduction par Jean Vincent Périès.
Texte établi par Charles LouandreCharpentier et Cie (p. 453-458).

LETTRE V

À FRANCESCO VETTORI

 Magnifique ambassadeur,

Tarde non furon mai grazie divin. Je dis cela parce que je craignais d’avoir, non pas perdu, mais égaré vos bonnes grâces ; vous aviez été si longtemps sans m’écrire que je ne pouvais en imaginer les raisons. J’attachais peu d’importance, il est vrai, à toutes celles qui me passaient par la tête ; j’avais peur seulement qu’on ne vous eût écrit que j’étais un mauvais ménager de vos lettres, et que cela ne vous eût décidé à rompre toute correspondance ; j’étais certain cependant qu’à l’exception de Filippo et de Paolo, je ne les avais montrées à personne. J’ai été tout ranimé par votre dernière, du 23 du mois passé. J’ai bien du plaisir à voir avec quelle tranquillité d’esprit vous traitez les affaires. Je vous engage à continuer : quiconque abandonne ses aises pour les aises d’autrui perd les siennes sans qu’on lui en sache aucun gré. Et puisque la fortune veut se mêler de tout il faut la laisser faire, se tenir en repos, ne lui causer aucun embarras, et attendre qu’elle permette aux hommes d’agir un peu : alors vous pourrez prendre plus de peine, surveiller davantage ce qui se passe ; alors vous me verrez quitter la campagne et venir vous dire : Me voilà. En attendant, pour vous rendre une grâce pareille à celle que j’ai reçue de vous, je ne puis que vous dire dans cette lettre le genre de vie que je mène : et si vous jugez qu’elle vaille la vôtre, je consens avec un véritable plaisir à la poursuivre.

J’habite donc ma villa[1] ; et depuis les derniers malheurs que j’ai éprouvés, je ne crois pas, en tout, avoir été vingt jours à Florence. Jusqu’à présent, je me suis amusé à tendre de ma main des pièges aux grives ; me levant avant le jour, je disposais mes gluaux, et j’allais chargé d’un paquet de cages sur le dos, semblable à Geta[2] lorsqu’il revient du port chargé des livres d’Amphitryon. Je prenais ordinairement deux grives, mais jamais plus de sept. C’est ainsi que j’ai passé tout le mois de septembre. Cet amusement, tout sot qu’il est, m’a enfin manqué, à mon grand regret ; et voici comment j’ai vécu depuis ; je me lève avec le soleil, je vais dans un de mes bois que je fais couper. J’y demeure deux heures à examiner l’ouvrage qu’on a fait la veille, et à m’entretenir avec les bûcherons, qui ont toujours quelque maille à partir, soit entre eux, soit avec leurs voisins. J’aurais à vous dire sur ce bois mille belles choses qui me sont arrivées, soit avec Frosino de Panzano, soit avec d’autres qui en voulaient. Frosino, particulièrement, avait envoyé chercher une certaine quantité de cataste[3] sans m’en rien dire, et, lorsqu’il s’agit de payer, il voulut me retenir dix livres qu’il prétendait m’avoir gagnées, il y a quatre ans, en jouant à cricca, chez Antonio Guicciardini. Je commençai d’abord par faire le diable ; je voulais m’en prendre au voiturier qui était allé le chercher, comme à un voleur ; mais Giov. Machiavelli s’interposa dans cette affaire, et nous remit d’accord. Battista Guicciardini, Filippo Ginori, Tommaso del Bene, et quelques autres personnes m’en prirent chacun une catasta, lorsque nous avons eu ces grands vents du nord. Je promis à tous, et j’en envoyai une à Tommaso, qui en transporta la moitié à Florence, parce qu’il s’y trouvait avec sa femme, sa servante et ses enfants pour la recevoir ; on aurait dit le Gaburro lorsque avec ses garçons il vient le jeudi pour assommer un bœuf. M’étant alors aperçu qu’il n’y avait rien à gagner, j’ai annoncé aux autres qu’il ne me restait plus de bois : ils en ont tous fait la moue, surtout Battista, qui met ce refus au nombre de ses plus grandes mésaventures d’État.

Lorsque je quitte le bois, je me rends auprès d’une fontaine, et de là à mes gluaux, portant avec moi, soit le Dante, soit Pétrarque, soit un de ces poètes appelés minores, tels que Tibulle, Ovide, et autres. Je lis leurs plaintes passionnées et leurs transports amoureux ; je me rappelle les miens, et je jouis un moment de ce doux souvenir. Je vais ensuite à l’hôtellerie qui est située sur le grand chemin, je cause avec les passants, je leur demande des nouvelles de leur pays, j’apprends un grand nombre de choses, et j’observe la diversité qui existe entre les goûts et les imaginations de la plupart des hommes. Sur ces entrefaites, arrive l’heure du dîner, je mange en famille le peu de mets que me fournissent ma pauvre petite villa et mon chétif patrimoine. Le repas fini, je retourne à l’hôtellerie ; j’y trouve ordinairement l’hôte, un boucher, un meunier et deux chaufourniers ; je m’encanaille avec eux tout le reste de la journée, jouant à cricca, à tric-trac[4], il s’élève mille disputes ; aux emportements se joignent les injures ; et le plus souvent c’est pour un liard que nous nous échauffons, et que le bruit de nos querelles se fait entendre jusqu’à San-Casciano.

C’est ainsi que, plongé dans cette vulgaire existence, je tâche d’empêcher mon cerveau de se moisir ; je donne ainsi carrière à la malignité de la fortune qui me poursuit : je suis satisfait qu’elle ait pris ce moyen de me fouler aux pieds, et je veux voir si elle n’aura pas honte de me traiter toujours de la sorte. Le soir venu, je retourne chez moi, et j’entre dans mon cabinet : je me dépouille, sur la porte, de ces habits de paysan, couverts de poussière et de boue : je me revêts d’habits de cour, ou de mon costume, et, habillé décemment, je pénètre dans le sanctuaire antique des grands hommes de l’antiquité : reçu par eux avec bonté et bienveillance, je me repais de cette nourriture qui seule est faite pour moi, et pour laquelle je suis né. Je ne crains pas de m’entretenir avec eux, et de leur demander compte de leurs actions. Ils me répondent avec bonté ; et pendant quatre heures j’échappe à tout ennui, j’oublie tous mes chagrins, je ne crains plus la pauvreté, et la mort ne saurait m’épouvanter ; je me transporte en eux tout entier. Et comme le Dante a dit : Il n’y a point de science si l’on ne retient ce qu’on a entendu, j’ai noté tout ce qui dans leurs conversations, m’a paru de quelque importance, j’en ai composé un opuscule de Principatibus, dans lequel j’aborde autant que je puis toutes les profondeurs de mon sujet, recherchant quelle est l’essence des principautés, de combien de sortes il en existe, comment on les acquiert, comment on les maintient, et pourquoi on les perd ; et si mes rêveries vous ont plu quelquefois, celle-ci ne doit pas vous être désagréable, elle doit surtout convenir à un prince, et spécialement à un prince nouveau : voilà pourquoi je dédie mon ouvrage à la magnificence de Giuliano. Filippo Casavecchia l’a vu ; il pourra vous rendre compte de la chose en elle-même, et des discussions que nous avons eues ensemble ; toutefois je m’amuse encore à l’augmenter et à le polir.

Vous voudriez, magnifique ambassadeur, que j’abandonne ma manière de vivre pour venir partager la vôtre : je le ferai certainement ; je ne suis retenu en ce moment que par certaines petites affaires personnelles qui seront finies d’ici à six semaines. Ce qui me tient aussi en suspens, c’est que les Soderini sont à Rome, et que si je venais, je serais forcé de les visiter et de leur parler. J’aurais tout lieu de craindre qu’à mon retour, au lieu de mettre pied à terre chez moi, on ne me fît descendre chez le Bargello ; car, bien que ce gouvernement soit assis sur les fondements les plus solides, et jouisse de la plus profonde sécurité, cependant, comme il, est récemment établi, tout doit lui être suspect, et il ne manque pas d’importants qui, pour paraître semblables à Paulo Bertini, se feraient valoir à mes dépens, et me laisseraient me tirer d’affaire comme je pourrais. Je vous en prie, délivrez-moi de cette crainte, et je viendrai vous rejoindre au temps marqué, sans que rien ne m’en empêche.

J’ai parlé avec Filippo de mon opuscule, pour savoir s’il était bien de le publier ou de ne pas le publier, et, dans le premier cas, s’il conviendrait de le porter moi-même ou de vous l’envoyer. En ne le publiant pas, j’ai à craindre non seulement que Giuliano ne le lise pas, mais que cet Ardinghelli ne se fasse honneur auprès de lui de mes dernières fatigues. C’est le besoin auquel je suis en butte qui me force à le publier, car je me consume, et je ne puis rester longtemps encore dans la même position, sans que la pauvreté me rende l’objet de tous les mépris. Ensuite je voudrais bien que ces seigneurs Médicis commençassent à m’employer, dussent-ils d’abord ne me faire que retourner des pierres ; si je parvenais une fois à me concilier leur bienveillance, je ne pourrais me plaindre que de moi ; quant à mon ouvrage, s’ils prenaient la peine de le lire, ils verraient que je n’ai employé ni à dormir ni à jouer les quinze années que j’ai consacrées à l’étude des affaires de l’État. Chacun devrait tenir à se servir d’un homme qui a depuis longtemps acquis de l’expérience. On ne devrait pas non plus douter de ma fidélité ; car si jusqu’à ce jour je l’ai scrupuleusement gardée, ce n’est point aujourd’hui que j’apprendrais à la trahir : celui qui a été probe et honnête homme pendant quarante-trois ans (et tel est aujourd’hui mon âge) ne peut changer de nature ; et le meilleur garant que je puisse donner de mon honneur et de ma probité, c’est mon indigence.

Je désirerais donc que vous m’écriviez ce que vous pensez sur cette matière ; et je me recommande à vous. Sis felix.

N. Machiavel.

Florence, le 10 décembre 1513.

  1. Santa-Maria in Percussina pres de San-Casciano, bourg distant de Florence d’environ dix milles, sur la route de Rome.
  2. Personnage d’une comédie inconnue
  3. Sorte de mesure usitée à Florence
  4. Jeu différent de celui qui en France porte le même nom