Lettres familières (Machiavel, trad. Périès)/1

Traduction par Jean Vincent Périès.
Texte établi par Charles LouandreCharpentier et Cie (p. 433-437).

LETTRE PREMIÈRE.

À UN AMI.

Puisque vous désirez connaître en détail tout ce qui se passe ici relativement à Frà Girolamo Savonarola[1] vous saurez qu’après les deux sermons qu’il a prononcés, et dont vous avez déjà copie, il prêcha de nouveau le dimanche de carnaval, et invita, entre autres choses, ses auditeurs à communier le jour du mardi gras dans l’église de Saint-Marc. Il ajouta qu’il voulait prier Dieu que si ses prédictions ne lui étaient pas inspirées d’en haut, le ciel le fit connaître par quelques signes évidents. Il fit tout cela, à ce que l’on prétend, pour établir l’union parmi ses partisans, et leur donner plus de moyens de le défendre dans le cas où, comme il le craignait, la seigneurie qui venait d’être créée nouvellement, mais qui n’était pas encore publiée, lui aurait été contraire. Cette publication ayant eu lieu le lundi suivant, ainsi que vous avez dû en être pleinement informé, et jugeant que plus des deux tiers de ses membres étaient ses ennemis, et qu’ils obtempéraient au bref par lequel le pape le mandait à Rome sous peine d’interdiction, il résolut, suivant sa propre idée, ou d’après le conseil de ses amis, de cesser de prêcher dans Santa-Liberata, et d’aller faire des prédications à San-Marco. En conséquence, le jeudi matin, jour où la seigneurie entra en exercice, il annonça dans Santa-Liberata que, pour éviter tout prétexte de trouble, et conserver l’honneur de Dieu intact, il ne voulait plus se mettre en avant ; qu’il prêcherait pour les hommes seulement à San-Marco, et que les femmes n’avaient qu’a aller à San-Lorenzo entendre Frà Domenico. Notre moine se trouva donc chez lui. Tous ceux qui ont été témoins de l’audace avec laquelle il commença ses prédications et les continua ne peuvent qu’en être grandement émerveillés : en effet, il craint beaucoup pour lui-même ; il est persuadé que la nouvelle seigneurie est disposée à lui nuire ; et résolu, en conséquence, d’entraîner dans sa propre ruine un grand nombre de citoyens, il commença son discours par des prédictions effrayantes et par des raisonnements tout-puissants sur quiconque ne les approfondit pas, avançant que ceux qui avaient embrassé son parti étaient les meilleurs citoyens, et qu’il n’avait pour adversaires que les plus vils scélérats ; il n’oublia aucune des raisons propres à affaiblir le parti qui lui est opposé, et à donner de nouvelles forces au sien. Comme j’ai été témoin de toutes ces choses, je vous en rapporterai quelques échantillons.

Il prit pour texte de son premier sermon à San-Marco les paroles suivantes, tirées de l’Exode : Quanto magis premebant eos, tanto magis multipticabantur et crescebant. Avant d’en venir au développement de son texte, il exposa les raisons pour lesquelles il avait reculé, et ajouta : Prudentia est recta ratio agibilium. Il dit là-dessus que tous les hommes ont et doivent avoir une fin, mais qu’elle est différente de celle du chrétien, dont le Christ est l’unique fin, tandis que celle des autres hommes, tant passés que futurs, diffère suivant l’esprit de leur secte ; que nous, qui sommes chrétiens, nous devons tous aspirer à cette fin, qui est Jésus-Christ, et conserver son honneur par une conduite prudente, et en nous conformant aux temps ; que lorsque le temps exige que nous exposions notre vie pour lui, il ne faut pas balancer ; que lorsqu’il est nécessaire que l’homme se cache, il faut se cacher, comme on lit que le firent saint Paul et Jésus-Christ lui-même. C’est ainsi, ajouta-t-il, que nous devons nous conduire, et que nous nous sommes conduits : car, lorsqu’il a été nécessaire de nous opposera la fureur de nos adversaires, nous nous sommes précipités en avant, comme on l’a vu le jour de l’Ascension ; mais l’honneur de Dieu et les circonstances l’exigeaient ainsi. Aujourd’hui que l’honneur de Dieu veut que nous cédions aux coups de la colère, nous avons cédé. Après ce court préambule il fit des fidèles deux troupes, dont l’une, composée de ses partisans, combattait sous les ordres de Dieu ; et l’autre, commandée par le diable, offrait la réunion de tous ses adversaires. Il s’étendit longuement sur cet article, et entra enfin dans le développement des paroles de l’Exode qu’il avait prises pour texte de son discours. Il dit que, par les persécutions, les bons croissaient de deux manières, en esprit et en nombre : en esprit, parce que l’homme s’unit davantage à Dieu lorsque l’adversité l’environne, et qu’il y puise de nouvelles forces, comme s’approchant davantage de son moteur ; c’est ainsi, dit-il, que l’eau chaude, lorsqu’on la met près du feu, devient bouillante parce qu’elle se rapproche de l’agent qui excite la chaleur, ils croissent en nombre, parce qu’il existe trois espèces d’hommes : d’abord les bons, et ce sont ceux-ci qui me suivent ; puis les pervers et les obstinés, et ceux-là sont mes adversaires. Il y a encore une autre espèce d’hommes : ce sont ceux qui suivent une large voie, qui s’abandonnent aux voluptés, qui n’ont ni endurcissement dans le mal ni penchant décidé pour la vertu, parce qu’ils ne savent discerner ni l’un ni l’autre. Mais comme, dans le fait, il existe une différence réelle entre les bons et les méchants, quia opposita juxta se posita magis elucescunt, ils ne peuvent s’empêcher de reconnaître la méchanceté des pervers et la simplicité des bons ; ils se rapprochent donc de ces derniers, et s’éloignent des premiers avec empressement ; car naturellement chacun fuit volontiers le mal pour suivre le bien ; et voilà pourquoi dans l’adversité le nombre des méchants diminue et celui des bons multiplie ; et ideo quanlo maqis, etc. Je me bornerai à vous exposer le reste en peu de mots, car la brièveté épistolaire ne me permet pas de m’étendre longuement. Il aborda donc ensuite une foule de sujets, suivant sa coutume ordinaire, afin d’affaiblir le plus qu’il pourrait ses adversaires ; et dans le dessein de trouver une transition à son prochain discours, il dit que nos discordes pourraient donner naissance à un tyran qui ruinerait nos maisons et ravagerait nos villes : que ce qu’il annonçait n’était pas en contradiction avec ce qu’il avait déjà prédit ; que Florence devait être heureuse, et étendre sa domination sur toute l’Italie, car ce tyran ne régnerait que peu de temps, et finirait bientôt par être chasse. C’est ainsi qu’il termina sa prédication.

Le matin suivant il continua à parler sur l’Exode à ses auditeurs. Lorsqu’il en vint à ce passage où il est dit que Moïse tua un Égyptien, il s’écria que l’Egyptien représentait les méchants, et Moïse, le prédicateur qui les tue en découvrant leurs vices : « O Égyptien ! dit-il, je « veux te donner un coup de poignard » Et il commença alors à déchirer vos livres et vos prêtres, et à vous traiter de manière que les chiens n’en voudraient pas manger. Il ajouta ensuite, et c’est là principalement qu’il voulait en venir, qu’il prétendait faire a l’Égyptien une autre grande blessure. Et il annonça que Dieu lui avait dit qu’il existait dans Florence un homme qui cherchait à usurper la tyrannie, qui intriguait et cabalait pour réussir, et que vouloir chasser le frère, excommunier le frère, persécuter le frère, ne signifiait autre chose sinon que nous voulions faire un tyran, mais que l’essentiel était d observer les lois. Il en dit tant enfin, que pendant tout le reste du jour chacun jeta publiquement ses soupçons sur un homme qui est aussi éloigné de la tyrannie que vous pouvez l’être du ciel. Mais depuis, la seigneurie ayant écrit au pape eu sa faveur, il a vu qu’il n’avait plus rien à craindre des ennemis qu’il a dans Florence. Il avait d’abord cherché à réunir ses partisans, en versant l’odieux sur ses adversaires, et en cherchant à les effrayer par le nom de tyran ; mais aujourd’hui que ces moyens violents lui sont devenus inutiles, il a changé d’allure : il exhorte chacun à la concorde ; il ne parle plus ni de tyran ni de la scélératesse de ses rivaux : il cherche à exciter tous les partis en général, et chacun en particulier, à se soulever contre Sa Sainteté et ses agents, qu’il traite comme on ne traiterait pas les plus vils et les derniers des hommes. C’est ainsi, selon moi, qu’il s’accommode au temps, et qu’il tâche décolorer ses mensonges. Je sais combien vous êtes prudent ; c’est donc à vos lumières que je laisse a juger de ce que l’on dit dans le public, et de ce que l’on peut espérer ou craindre d’un pareil homme. Vous pouvez d’autant mieux asseoir votre opinion, que vous connaissez mieux que moi les divers partis qui divisent notre ville, les circonstances qui gouvernent le temps actuel, et que vous êtes, pour ainsi dire, à Rome l’âme du souverain pontife. Je vous prie seulement, si la lecture de ma lettre ne vous a pas trop fatigué, de ne point regarder comme une tâche pénible de me répondre, et de me faire connaître le jugement que vous portez et de l’esprit des temps et de celui que nous apportons dans nos propres affaires. Vale.

Votre dévoué,

Nicolò di Bernardo Machiavelli.

Florence, le 8 mars 1497

  1. Fra Girolamo Savonarola, frère Jérôme Savonarole, religieux de l’ordre de Saint Dominique, et célèbre prédicateur, né à Ferrare en 1452. Après avoir prêché avec un enthousiasme extraordinaire la réforme des mœurs, la liberté et l’égalité politique, après avoir annoncé à l’Italie des destinées nouvelles dignes de sa gloire antique, Savonarola, qui avait exercé sur les florentins une influence surhumaine, finit par succomber sous les intrigues des amis des Médicis, la haine du pape Alexandre VI, et celle des ordres religieux jaloux de la puissance des dominicains, et il fut brûlé à Florence avec deux de ses disciples, le 22 mai 1408. Saronarole, que l’on peut considérer comme l’un des apôtres les plus fervents de la démocratie chrétienne, a été attaqué par les uns et défendu par les autres avec une grande vivacité. L’article que lui consacre M. de Sismondi, dans la Biographie universelle, renferme une appréciation exacte et juste de conduite et l’influence qu’il a exercé sur son époque.