Lettres familières écrites d’Italie T.1/Suite du séjour à Naples

LETTRE XXX
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AU MÊME


Suite du séjour à Naples.
Rome, 24 novembre.


Puisque ma lettre du 14 n’est pas partie par cette poste, mon cher Neuilly, et que par celles que je reçois en ce moment je ne me vois plus si pressé de retourner en France, je veux vous donner une seconde édition de cette même lettre, revue et augmentée considérablement. Aussi bien, ai-je passé un peu trop rapidement sur divers articles, sans parler de la suppression du journal, suppression occasionnée par l’idée où j’étois que je n’aurois le temps, ni de rien écrire, ni de rien examiner comme il faut. J’ai cependant écrit quelque petite chose, mais tout cela est à bâtons rompus et ne vaut pas la peine de faire le voyage. Je vais seulement vous illustrer ma lettre précédente d’un beau commentaire, infiniment plus long que le texte. C’est ainsi qu’en use tout honnête scoliaste ; et vous n’êtes point en droit de vous inscrire contre un usage reçu.

La situation de Naples et celle de Gênes ont beaucoup de rapport entre elles ; toutes deux au fond d’une espèce de golfe, et étendues en demi-lune, le long du rivage, contre un rocher. Je dis que celle de Gênes est préférable. Il me semble que ce n’est pas le sentiment commun ; mais je vous jure que c’est le mien : la raison m’en paraît sensible. Il y a eu place à Naples pour bâtir la ville entre la mer et la montagne, en sorte que la ville est en quelque façon plate, à l’exception des Chartreux et du fort Saint-Elme, situés au-dessus de la montagne. À Gênes, au contraire, le pied du rocher touche quasi la mer ; ainsi on a été obligé de construire, à mi-côte, tout en amphithéâtre, ce qui, joint à l’exhaussement prodigieux des bâtiments, forme un aspect bien plus magnifique. Arrivez par mer


en ces deux villes, et je m’assure que vous serez de mon sentiment : à cela près, Naples mérite la préférence. Le climat y est tout autrement riche et riant ; sa baie est si bien ramassée qu’on en voit tout le tour d’un coup d’œil. Le coteau de Pausilippe la termine d’un côté, de l’autre le mont Vésuve, et plus loin le cap de Sorrento, en face l’île de Caprée, la ferme et fait perspective à la ville. Tout le long, depuis le Pausilippe jusqu’au môle du château de rOEuf, règne une espèce de large rue appelée la Piaggia (la Plage), vulgairement Chiaja, bordée de maisons d’un côté et de l’autre ouverte sur la mer. C’est véritablement un des beaux aspects qu’il y ait ; aussi le vante-t-on beaucoup et on a raison : mais je ne puis souscrire de même aux éloges merveilleux que Misson et autres voyageurs donnent aux édifices publics et à la ville en général. S’ils veulent louer les églises pour leur grand nombre et les richesses immenses qui y sont prodiguées, j’en suis d’accord ; pour le goût et l’architecture, c’est autre chose : l’un et l’autre sont à mon gré la plupart du temps assez mauvais, soit qu’ils le soient en effet, comme je le crois, ou que, comme on juge de tout par relation, j’aie les yeux trop gâtés par les véritables beautés des édifices de Rome. Les dômes sont oblongs, de vilaine forme, sans lanterne au-dessus, les tremblements de terre les aj’ant renversés, en un mot de vrais Sodomes (sots dômes). Véritablement les maîtres-autels, et surtout les tabernacles, y sont dignes de remarque, superbes et ornés de marbres et de pierres préciieuses, avec une étonnante profusion. J’en dis autant des palais des particuliers que des bâtiments publics ; ils n’ont point au dehors cet air de noblesse qui prévient, si l’on en excepte un petit nombre, comme ceux de Caraffa, de Monte-Leone, et principalement celui de Montalte, bâti avec des péristyles, galeHes et colonnades, sur le bord de la mer : c’est un grand et beau morceau. Tous les combles des maisons sont en terrasses, pavées de dalles, liées d’un ciment de pouzzolane. Franchement, cela ne me plaît point de voir ainsi toutes les maisons sans toit ; il me semble toujours qu’on vient de leur couper la tête : c’est peut-être un effet de l’habitude. Je no le pardonne qu’à celles “qui sont terminées par des balustrades.


La rue de Tolède est certainement la plus longue et la


plus belle rue qui soit dans aucune ville de l’Europe. Mais quoi ! elle est indignement défigurée par un demi-pied de boue et par deux rangs d’infâmes échoppes et boutiques de charcutiers qui régnent tout le long et masquent les maisons. Outre ceci, il y a en divers quartiers de la ville trois ou quatre points de vue qui méritent d’être remarqués. Pour le surplus, les autres rues sont borgnes et vilaines.


La façade du palais royal, à trois ordres de pilastres, par Dominique Fontana, est un morceau d’architecture d’une rare beauté. Le nouveau roi, depuis sa conquête, vient de le faire orner en dedans et à grands frais. Tous les chambranles des portes sont de marbre. Les meubles sont riches et neufs. Je remarquai qu’il n’y avoit point de lit dans l’appartement du roi, tant il est exact à coucher dans celui de la reine. Voilà sans doute un beau modèle d’assiduité conjugale : Che’ huon pro’ faccia alla di loro maestà ! Je veux aussi mettre en note une chose fort commode et aisée à pratiquer que j’ai vu mettre en usage dans le palais ; c’est d’étendre pour l’hiver dans chaque chambre une natte de paille de la grandeur et de la figure exacte de la chambre. Je crois que nous ferions fort bien d’introduire cette coutume en France, moyennant quoi on pourroit avoir pour l’été de beaux parquets de pierres polies, au lieu de nos parquets de bois difficiles à nettoyer en tous temps, qui forment pendant l’hiver de vrais pépinières de vents coulis, dont un lambeau de tapis de Perse qui les couvre alors ne garantit que dans une petite partie de l’appartement.


Les curiosités du palais sont en grand nombre ; c’est toute la riche collection de la maison Farnese qu’on a transportée de Parme à Naples. La précipitation avec laquelle on a arraché les tableaux, à cause de la circonstance de la guerre, et la négligence indigne avec laquelle on les a tenus depuis, les a fort endommagés. Tout ceci étoit resté jusqu’à présent fort mal en ordre, et ne commence que depuis peu à prendre quelque arrangement par les soins du sieur Venuti, lieutenant de galères ; c’est un gentilhomme florentin, fort habile, surtout en ce qui regarde les médailles. Il y a ici de quoi satisfaire son goût à cet égard. Le recueil de la maison Farnese est un des plus beaux et des plus complets qu’il y ait en Europe. J’ai


été charmé, en particulier, de la manière heureuse et commode dont elle sont disposées dans de grandes armoires sans épaisseur, grillées et couchées à la renverse sur des tréteaux. Les médailles sont disposées en lignes horizontales au-devant de l’armoire comme des rayons ; elles sont eniilées, ou font semblant de l’être, dans des verges de cuivre, comme des éperlans. Les brochettes portent des deux bouts sur les montants de l’armoire, dans de petites échancrures, où elles sont mobiles ; de sorte que les extrémités des brochettes perçant en dehors, on peut tourner les médailles pour en voir les têtes et les revers, et cela sans ouvrir l’armoire : moyennant quoi on a la facilité, sans pouvoir toucher ni déplacer les médailles, de les voir fort à son aise, têtes et revers, et même tous les revers d’une même tête d’un seul coup d’œil. Les principales médailles qu’on nous fit remarquer sont un Britannicus, avec le mot alabanda pour exergue au revers ; un Pescennius Niger, frappé à Antioche, revers Dea salus ; un Pertinax, etc. La bibliothèque est assez nombreuse, autant que j’en puis juger par les tas de livres qui sont encore en monceaux dans deux ou trois salles. Le canton des manuscrits me parut assez considérable : j’en mis à part quelques-uns de Salluste et de Suétone pour l’usage que vous savez.


À présent que nous voici arrivés à l’article des tableaux, comment ferez-vous ma paix, mon doux objet, avec le terrible Quintin, dont je vois d’ici la rage impétueuse s’allumer contre moi, de ce que je n’ai pas pris la moindre notice de tous ceux qui sont ici ? Il y en a pourtant de délicieux du Titien et de Raphaël, en petit nombre ; davantage du Parmigianino, d’Annibal Carrache, d’Andréa del Sarto et du Corrège : ceux de ce dernier ne sont pas de ses meilleurs, à mon gré. On me fit examiner comme infiniment précieuse, la Madonna délia Zingarella (à la bohémienne), du Corrège : c’est, dit-on, un de ses plus fameux morceaux (1), J’avoue qu’il ne me plut guère. Je n’y trouvai rien qui me rappelât l’idée de ce peintre si ravissant. Il est vrai qu’il est fort gâté, ou, pour mieux

(^ ) Corrège, rare partout, figure au Musée Degli Sludi pour quatre compositions : La Madonna délia Zingarella, La Vierge avec l’Enfant Jésus, Agar dans le Désert, et Le Mariage de sainte Catherine.


dire, entièrement défiguré ; mais remarquez deux morceaux de Schedone. Je n’ai jamais vu de ce maître que ces deux tableaux-ci (i) et un troisième à Rome, tous trois d’une beauté singulière, et, qui plus est, je n’avois jamais ouï parler de lui. J’en suis tout surpris ; car ils m’ont paru au niveau des meilleurs maîtres. Sa manière participe de celle d’Annibal et de celle de Guido Cagnacci ; son coloris est un peu sec, quoique assez agréable, le dessin d’une correction parfaite et les attitudes tout-à-fait savantes. Remarquez aussi les miniatures de Clovio. Parmi les peintures de ce genre, il n’y en a point qui aient plus de réputation que celles-ci, celles de la bibliothèque du Vatican, et celles de la sacristie de Sienne. Je demande à mondit seigneur Quintin la même indulgence que cidessus, au sujet des tableaux de la Chartreuse dont j’ai oublié de dresser un mémoire. Il y a cependant des pièces d’une grande distinction ; qu’il écrive à tout hasard sur son agenda que le plus beau de tous est celui de l’Espagnolet au fond d’une sacristie : c’est le meilleur ouvrage de cet auteur. C’est aussi là qu’on voit le prétendu Crucifix de Michel-Ange, peint d’après nature. Vous connaissez ce vieux conte. Il y a une Nativité du Guide dont on fait grand cas et que je n’aimai pas beaucoup, malgré ma prédilection pour le Guide. Plus deux autres tableaux de la Passion de Jésus-Christ, l’un par Josepin, l’autre par le Pontormo ; plus des Festins d’Annibal Carrache, du Veronese et du Massimo.


Mais, pour voir un tableau bien plus merveilleux que tous ceux-là, mettez la tête à la fenêtre, mon doux objet, et me dites ce que vous pensez de ce coup d’œil-là. Eh bien ! avez-vous regret maintenant à la peine que je vous ai donnée en vous faisant grimper au-dessus des rochers de cette damnée Chartreuse, où j’ai cru que nous n’arriverions jamais ?


D’une extrémité à l’autre, je vous précipite aux catacombes ; cela vous épargnera la peine de voir celles de Rome ; car ce ne sont pas de ces objets qui soient curieux deux fois : moi, qui vous parle, j’ai pourtant eu la sottise de visiter encore celles deSainte-Agnès ; raais que mon exemple

[i) Schedone a aujourd’hui seize tableaux à Naples au musée Degli Studi, au nombre desquels ses compositions les plus importantes.


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vous rende sage. Ce sont de longs corridors souterrains creusés dans des carrières de pierres. De côté et d’autre la pierre est taillée en niches, comme une bibliothèque. On peut assurer avec certitude que ceci n’a jamais été fait que pour servir de cimetière, soit depuis qu’on eût quitté l’usage de brûler les corps, soit peut-être même avant que cet usage ne fût introduit ; du moins on le pourroit penser des catacombes de Rome. On logeoit un ou plusieurs cadavres dans chaque niche, après quoi on la muroit, selon les apparences, pour prévenir l’infection. C’est une folie ridicule que de dire qu’elles aient été creusées par les premiers chrétiens pour s’y loger et célébrer les saints mystères, à couvert de la persécution. Le joli logement, s’il vous plaît, que de pareilles galeries, sans air et sans lumière ! Ce seroit d’ailleurs un bel ouvrage à faire tncognito, que toute cette suite de larges et hauts corridors, dont le labyrinthe n’a pas moins de neuf milles de parcours, à ce qu’on assure. Les chrétiens de Naples n’étoient pas en assez grand nombre pour entreprendre, même publiquement, un ouvrage pareil à ces catacombes-ci, qui sont bien plus belles et plus exhaussées que celles de Rome. Je ne dis pas que quelquefois, par hasard, quelqu’un n’ait pu s’y cacher ; mais, à coup sûr, ceci n’a jamais servi de demeure aux vivants. Les restes d’autels et de peintures barbouillées sur les murs, qui se voient dans une assez grande salle, à l’entrée des catacombes de Naples, sont apparemment des marques de quelque cérémonie pieuse, qui s’y sera faite jadis en l’honneur de feu messieurs les Saints, qu’on se figuroit y avoir tenu leur ménage. Voilà tout ce que vous aurez de moi sur cet article ; si vous en voulez davantage, lisez Misson et Burnet qui en parlent fort au long.


Tandis que vous êtes en train de dévotion, voulez-vous que je vous fasse voir le miracle de saint Janvier ? Ce n’est pas marchandise bien rare à Naples que les miracles. Le peuple qui n’a que cela à faire s’en occupe volontiers : Etotiosa credidit Neapolis. Celui-ci est un assez joli morceau de chimie ; mais, pauvres chanoines de la Cathédrale, vous n’en avez pas les gants ; le miracle est plus ancien que vous dans le pays. J’ai actuellement sous les yeux la relation d’un voyage qu’Horace a fait dans ces cantons-ci, et d’oii il résulte assez clairement que la liqué


faction du sang de saint Janvier est née et native de Gnatia. Cependant, l’opération ne réussit pas toujours aussi bien que l’on voudroit ; un saint a quelquefois des fantaisies, et alors grande désolation parmi le peuple, qui comprend bien par là que les tremblements de terre ne sont pas loin. Franchini de Florence, frère de l’abbé qui est envoyé à la cour de Paris, m’a conté que, porteur comme il est d’une physionomie un peu anglaise, s’étant trouvé pour son malheur dans l’église un jour que le miracle n’alloit pas bien, il auroit été mis en pièces, s’il ne se fût enfui, par la canaille dei lazarielli, qui alla se figurer que c’étoitla présence de ce chien d’hérétique qui mettoit le saint de mauvaise humeur. À bon compte, c’est le seigneur suzerain du pays, et le roi vient d’instituer en son honneur un ordre de chevalerie dont le cordon est cramoisi. Cette institution a plu au peuple, et attache la noblesse à don Carlos, chose dont a besoin tout nouveau conquérant.


À vrai dire, la conquête de ce royaume n’a pas coûté beaucoup de peine aux Espagnols. Le Montemar a acquis à bon marché sa réputation et son titre, puisque sa victoire de Bitonto ne fut autre chose que la rencontre de quelques troupes allemandes qui abandonnoient le royaume de Naples, selon l’ordre qu’elles en avoient reçu de l’Empereur ; cependant, cette victoire l’a fait regarder en France et en Espagne comme un grand homme de guerre, tandis que je ne vois pas que ceux qui l’ont connu en Italie, soient fort prévenus de son mérite. Entre nous, il passe ici pour un homme qui n’a pas grand’tête. Ce royaume-ci sera toujours la proie du premier occupant, pour peu que l’attaquant ait l’avantage sur son adversaire. Il n’a point de place de défense, et Naples même, autant que je m’y puis connaître, n’est pas capable d’une grande résistance du côté de la mer, étant fort exposée et trop ouverte de ce côté-là. J’ai peine à croire qu’en l’état où sont les choses, son château de l’Œuf, son château Neuf, son môle et le fortin qui est au bout, l’empêchassent d’essuyer quelque fâcheuse insulte. Joignez à cela un m,al intérieur plus grand et tout-à-fait incurable : c’est l’esprit du bas peuple, pervers à l’excès, méchant, superstitieux, traître, enclin à la sédition, et toujours prêt à piller à la suite du prenjier Mazaniello qui voudra


saisir une occasion favorable de faire du tumulte. C’est la plus abominable canaille, la plus dégoûtante vermine qui ait jamais rampé sur la surface de la terre. Et, par malheur, ce qui vicie abonde ; la ville est peuplée à regorger. Tous les bandits et les fainéants des provinces se sont écoulés dans la capitale. On les appelle lazarielli ; ces gens-là n’ont point d’habitations ; ils passent leur vie au milieu des rues à ne rien faire, et vivent des distributions que font les couvents. Tous les matins ils couvrent les escaliers et la place entière de Monte Oliveto, à n’y pouvoir passer : c’est un spectacle hideux à faire vomir.


À mon sens, Naples est la seule ville d’Italie qui sente véritablement sa capitale ; le mouvement, l’affluence du peuple, l’abondance et le fracas perpétuel des équipages ; une Cour dans les formes, et assez brillante ; le train et l’air magnifique qu’ont les grands seigneurs, tout contribue à lui donner cet extérieur vivant et animé qu’ont Paris et Londres, et qu’on ne trouve point du tout à Rome. La populace y est tumultueuse, la bourgeoisie vaine ; la haute noblesse fastueuse, et la petite avide des grands titres : elle a eu de quoi se satisfaire sous la domination de la maison d’Autriche. L’empereur à donné des titres pour de l’argent à qui en a voulu, d’oîi est venu le proverbe : E veramente duca, ma non cavalière. Le boucher dont nous nous servions n’exerce plus que par ses commis, depuis qu’il est duc. La femme d’un commerçant ne sort jamais de chez elle, dans son équipage, sans un autre carrosse de suite, dans lequel vous vous doutez bien qu’il n’y a personne ; mais cela fait toujours du bruit et va comme la tempête. Vous savez que c’est ici le pays des chevaux. Sur leur réputation, je m’étois fait d’eux une toute autre idée ; ils ne sont point beaux, au contraire ils sont petits et effilés, mais fins, diligents, malins et pleins de feu. On fait grand usage ici de petites voitures en coquilles, à roues fort basses et attelées d’un seul cheval qui les emporte à toutes jambes.


Le discours commun est que les habitants de Naples montent à cinq cent mille : c’est une hyperbole excessive. Je m’en suis informé au cardinal Spinelli, qui est plus que personne à portée de le savoir, en sa qualité d’archevêque, et il ne pense pas qu’il y en ait au-delà de deux cent quatre-vingt njille ; mais leur habitude de se


tenir tout le jour dans la rue feroit supposer une population plus considérable. La nation est plus heureuse sous la domination espagnole qu’elle ne l’étoit ci-devant. Les vice-rois autrichiens avoient à la vérité déjà commencé, mais l’autorité royale achève d’éteindre la tyrannie étrange dont usoient les seigneurs envers leurs vasseaux. La vieille connétable Colonna, Marie Mancini, ne manquoit jamais de demander pour première parole à tous ceux qui venoient de Naples : Che fanno questi baroni tiranni ? À propos de la connétable, je fus fort surpris d’apprendre que cette simpiternelle, qui étoit maîtresse de Louis XIV, il y a un siècle, n’étoit morte que depuis peu d’années. On me conta aussi en même temps que, lorsqu’elle arriva à Rome, dans le temps de son mariage, son mari lui faisant voir le palais Colonna, lui montra une certaine chambre, et lui dit : « Madame, » voilà où logeoit votre grand’père dans temps qu’il étoit » maître de chambre du mien. — Monsieur, répliqua-t» elle, piquée de l’observation, je ne sais qui étoit mon » grand’père ; ce que je sais fort bien, c’est que de toutes » mes sœurs, je suis la plus mal mariée . »Ce n’est pas à dire pour ceci que les Mancini soient des gens de rien : ils ne laissent pas que d’être d’une noblesse passable. Ce n’est pas chose rare à Rome que de voir des gentilshommes se mettre au service d’autres gentilshommes plus riches. J’ai vu plusieurs chevaliers de Malte domestiques de cardinaux ; véritablement cela paraît d’abord un peu extraordinaire à nous autres François.


Mais revenons aux grands seigneurs napolitains. Ils vivent à l’espagnole bien plus qu’à l’italienne ; ils représentent, sont accessibles chez eux aux étrangers, et ont un air de politesse noble, tiennent une maison, et même assez souvent une table. Le duc de Monte-Leone ( de la maison Pignatelli ) n’admet pas chez lui ce dernier article, quoiqu’il y tienne tous les jours la plus nombreuse et la plus magnifique assemblée de la ville, qui lui coûte, à ce qu’on prétend, au-delà de 50 mille écus, en bougies, glaces, et rafraîchissements ; c’est l’homme le plus riche de l’Etat. Nous avons reçu beaucoup d’accueil tant de lui que du marquis de Montalegre, premier ministre du gros duc Caraffa ; de l’abbé Galiani [\), l’une des bonnes têtes du

. (I) Oncle du célèbre abbé Galiani.


pays ; du prince Jacci, et de don Michel Roggio, général des galères, que j’estime particulièrement pour la bonne chère qu’il nous faisoit fréquemment. C’est ici l’endroit où on la fait la meilleure ; de très-bons vins, et d’autant meilleurs que nulle part ailleurs ils ne sont supportables, pas même celui de Montepulciano, qui est âpre, plat, et mat ; du bœuf excellent, des raisins comme vous le pouvez croire, et des melons au milieu de l’hiver ; il est vrai qu’il ne tiendroit qu’à eux d’être concombres. Mais quelle langue assez éloquente pourroit dignement célébrer les louanges dos pigeons et du veau de Sorrento ! Pensez donc ce que c’est que des pigeons qui, s’avisant déjà d’être exquis à Milan, nefont que toujours croître et embellir à mesure qu’on s’enfonce dans l’Italie. Pour le veau Mongana, si vanté, si gras, si blanc et si dur, faites-moi l’honneur d’être persuadé que ce n’est qu’un fat à côté de celui de Sorrento.


Après avoir donné un temps considérable à l’examen de ce que dessus, nous allions souvent employer une partie de notre après-dînée à raisonner de physique avec l’abbé Entieri, Florentin ; quand vous verrez quelque part en Italie un homme qui a de l’esprit et de la science, dites toujours que c’est un Florentin ( voilà ce que c’est que d’avoir eu des Médicis) ; ou avec la princesse de Palombrano, qui excelle aussi en géométrie. La soirée étoit consacrée à l’opéra. Sur ce récit, vous vous figurez peut-être que le séjour de Naples nous a plu, que nous nous y sommes amusés. Nullement, il ne règne point ici un air aisé. Les assemblées n’y ont rien d’agréable ; il y a- un certain vernis de superstition et de contrainte qui se répand sur tout. Les femmes y sont beaucoup plus gênées qu’ailleurs. Toute la jalousie italienne est venue se réfu-. gier ici, oîi elle s’est crue plus à l’abri des manières des peuples septentrionaux.


Enfin, je reviens toujours avec plaisir à mes bonnes gens de Romains ; ce sont encore de tous, ceux avec qui il fait meilleur vivre et commercer : et puis cette Rome a tant de ressources ! elle est si belle, si curieuse, qu’on n’a jamais fait d’avoir tout vu.


Nous n’avons point dans ce moment-ci d’ambassadeur à Naples. Le Puizieux (dont on dit mille biens] (1), est parti,

(I) Le marquis Brolart de Paizieux, depuis ministre des affaires étrangères. et le marquis de l’Hôpital, nommé en sa place, n’est pas encore arrivé. Dans l’intervalle, M. Ticquet, secrétaire de l’ambassade, est chargé des affaires. C’est un garçon d’un vrai mérite, qui a l’esprit agréable et cultivé ; il attend avec impatience de pouvoir retourner en France, à cause de sa santé. En attendant il s’est retiré au couvent de Monte-Oliveto, ce qui ne l’empêche pas de faire fort bien les honneurs de sa nation. (Écrivez sur votre registre que ce monastère est dans le nombre des plus beaux qui soient en Italie ; c’est là que se fabrique le meilleur savon de Naples.)


Quand nous arrivâmes, le roi étoit à Portici, petite maison au pied du Vésuve : c’est son Fontainebleau ; il en revint le 3 au soir, et le lendemain nous lui fûmes présentés. Ce même jour il y eut grand gala à la Cour, à cause de la fête du roi, qui donne sa main à baiser à tous les gentilshommes. Tous les seigneurs étoient vêtus avec beaucoup de magnificence, et sa majesté s’étoit ornée d’un vieux habit de droguet brun à boutons jaunes. Il a le visage long et étroit, le nez fort saillant, la physionomie triste et timide, la taille médiocre et qui n’est pas sans reproche. Il s’occupe peu, ne parle point, et n’a de goût que pour la chasse ; en quoi, par parenthèse, il n’a pas trop de quoi se satisfaire, tout ce pays étant de longue main dépeuplé par le paysan ou les Lazariels qui chassent en pleine liberté ; de sorte que sa majesté revient fort satisfaite quand elle a tué deux grives et quatre moineaux. En faveur de la fête, la reine donna aussi sa main à baiser ; ce qui faisoit, selon mon sentiment, beaucoup plus d’honneur que de faveur. Ils dînèrent tous deux en public et furent servis selon l’étiquette espagnole, qu’on suit exactement dans cette cour, le roi par son gentilhomme de la chambre, la reine par la comtesse de Charny. Elle est boiteuse ; mais peste, qu’elle est jolie ! Notre cousin Loppin vous la regardoit, comme frère Lubin, avec des yeux ardents ; si bien que je ne sais ce qui en seroit arrivé sans Lacurne, qui le retint par le milieu du corps, dans le temps qu’il alloit s’élancer pour violer tout net, le précepte non mœchaberis. Son très-cocufiable mari est un vieux jaloux, fils de mon frère Charny, dont on a tant les oreilles rebattues dans les mémoires de mademoiselle de Montpensier. Celui-ci, comme vous savez, étoit fils


turel du duc d’Orléans, Gaston, et de mademoiselle Saugeon, fille d’honneur de Madame. On se met à genoux pour présenter à boire au roi et à la reine, et l’on ne se relève point qu’ils n’aient rendu le verre. À ce propos, je fus un peu indisposé contre la reine qui, au grand scandale des genoux de ma divine Charny, s’amusa pendant une demi-heure à faire la soupe au vin de Canarie dans son verre. Elle a l’air malicieux, la digne princesse, avec son nez fait en gobille, sa physionomie d’écrevisse et sa voix de pie-grièche. On dit qu’elle étoit jolie quand elle arriva de Saxe ; mais elle vient d’avoir la petite vérole. Elle est toute jeune, et n’est même pas encore grande fille. {Nota. Elle a été prise sur le temps. Au moment où j’écrivois ceci à Naples, elle étoit grosse d’un mois ou cinq semaines ; ce qui lui est arrivé avant que rien ne parût.) L’après-dîner fut employé à voir quelques exercices de troupes dans la grande place ; cela fut assez long. Le soir, on fit l’ouverture du grand théâtre du palais par la première représentation de l’opéra de Parthenope, de Domenico Sarri. Le roi y vint ; il causa pendant une moitié de l’opéra et dormit pendant l’autre :

Cet homme assurément n’aime pas la musique.


Il a sa loge aux secondes, vis-à-vis des acteurs : c’est beaucoup trop loin, vu l’énorme grandeur de la salle, dans une partie de laquelle on ne voit guère, et dans l’autre on n’entend point du tout. Les théâtres d’Aliberti et d’Argentina, à Rome, sont bien moins grands, plus commodes et mieux ramassés. Ei^ vérité, nous devrions être honteux de n’avoir pas dans toute laFrance une salle de spectacle, si ce n’est celle des Tuileries, peu commode et dont ^on ne se sert presque jamais. La salle de l’opéra, bonne pour un particulier qui l’a fait bâtir dans sa maison pour jouer sa tragédie de Mirame, est ridicule pour une ville et un peuple comme celui de Paris. Soyez bien certain que le théâtre proprement dit de la salle de Naples est plus grand que toute la salle de l’opéra de Paris, et large à proportion, et voilà ce qu’il faut pour déployer des décorations ; encore m’a-t-ondit que le fond du théâtre n’étoit fermé que par une simple cloison, qui donne sur les jardins du palais ; et, dans le cas où l’on veut donner des


fêtes de très-grand appareil, on enlève cette cloison et l’on prolonge la décoration tout le long des jardins. Jugez quel <^fl“et de perspective cela doit faire ; c’est en cet article que les peintres italiens excellent aujourd’hui autant que jamais ; et je ne puis me lasser d’admirer le goût exquis et la variété avec laquelle ils en font usage pour le théâtre : du reste, la peinture est entièrement déchue. Salimbeni à Naples, Trevisani à Rome, et le Canaletto à Venise, sont les seuls peintres de réputation qui restent en Italie ; et de ces trois, les deux premiers sont si vieux qu’ils sont depuis fort longtemps hors d’état de travailler. Pour le Canaletto. son métier est de peindre des vues de Venise ; en ce genre il surpasse tout ce qu’il y a jamais eu. Sa manière est claire, gaie, vive, perspective et d’un détail admirable. Les Anglais ont si bien gâté cet ouvrier, en lui offrant de ses tableaux trois fois plus qu’il n’en demande, qu’il n’est plus possible de faire marché avec lui. Il y a encore, dans le même goût, Pannini à Rome, qui a fait l’intérieur de Saint-Pierre pour le cardinal de Polignac. C’est un tableau singulièrement joli pour le détail, l’exacte ressemblance et la distribution des lumières ; mais je m’égare en bécarre, ce n’est pas de peinture dont il s’agit maintenant, c’est de musique.


C’étoit ici le premier grand opéra que nous eussions vu. La composition de Sarri, musicien savant, mais sec et triste, n’en étoit pas fort bonne ; mais en récompense elle fut parfaitement exécutée. Le célèbre Senezino faisoit le premier rôle ; je fus enchanté du goût de son chant et de son action théâtrale. Cependant je m’aperçus avec étonnement que les gens du pays n’en étoient guère satisfaits. Ils se plaignoient qu’il chantoit d’un stile antico. C’est qu’il faut vous dire que le goût de la musique change ici au moins tous les dix ans. Tous les applaudissements ont été réservés à la Baratti, nouvelle actrice, jolie et délibérée, che recitava da uomo : circonstance touchante, qui n’a peut-être pas peu contribué à réunir pour elle une si grande quantité de suffrages. En vérité, elle les mérite, même comme fille ; mais la vivacité avec laquelle on lui a prodigué les acclamations publiques a si fort fait monter ses actions de jour en jour que, quand je suis parti, elles étoient à 180 sequins la pièce.


La construction du poëme, dans les opéras italiens, est


assez différente de la nôtre. Un de ces jours, je traiterai cela ex professa avecQuinlin qui, dans sa dernière lettre, m’a fait diverses questions sur les spectacles. On y donne beaucoup au goût du petit peuple. Un opéra ne plairoit guère s’il n’y avoit, entre autres choses, une bataille figurée : deux cents galopins, tant de part que d’autre, en font la représentation ; mais on a soin de mettre en première ligne un certain nombre de seigneurs spadassins, qui sachent très-bien faire des armes. Ceci ne laisse pas que d’être amusant ; au moins n’est-il pas si ridicule que nos combattants de Cadmus et de Thésée, qui se tuent en dansant. Dans cet opéra-ci de Parthenope, il y avoit une action de cavalerie effective qui me plut infiniment. Les deux mestres-de-camp, avant que d’en venir aux mains, chantèrent à cheval un duo contradictoire d’un chromatique parfait, et très-capable de faire paroli aux longues harangues des héros de l’Iliade. Nous avons eu quatre opéras à la fois, sur quatre théâtres différents. Après les avoir essayés successivement, j’en quittai bientôt trois pour ne plus manquer une seule représentation de la Frascatana, comédie en jargon, de Léo. (A’’. B. Ce jargon napolitain est peut-être le plus détestable baragouin dont on se soit avisé depuis la fondation de la tour de Babel. J’ai pourtant voulu en prendre une teinture, tant à cause des opéras que par rapport aux douceurs que j’espérois trouver dans le commerce des lazariels. Je me souviens même d’avoir expliqué en France, à Alessandro, des airs en langage de son pays, qu’il n’entendoit point.) Quelle invention ! quelle harmonie ! quelle excellente plaisanterie musicale ! Je porterai cet opéra en France, et je veux que Maleteste m’en dise des nouvelles. Mais sera-t-il organisé pour comprendre cela ? Naples est la capitale du monde musicien ; c’est des séminaires nombreux, où l’on élève la jeunesse en cet art, que sont sortis la plupart des fameux compositeurs, Scarlatti, Léonard de Vinci (1), le vrai dieu de la musique, les Zinaldo, Latilla, et mon charmant Pergolese. Tous ceux-ci ne se sont occupés que de la musique vocale : l’instrumentale a son règne en Lombardie. M. Loppin s’est donné un petit claveciniste Ferdinando, bélître de profession, qui vous joue familièrement, à livre

(I) Compositeur né à INaples en 1703, mort en 1737.


ouvert, toutes les parties d’un quatuor, un demi-ton plus haut que cela n’est noté.


La transition est naturelle, et le passage presque insensible, de l’opéra aux courtisanes. Elles sont ici, à ce qu’on prétend, en plus grand nombre qu’à Venise. Ce n’est pas la faute des filles, dit-on, c’est le climat qui y porte de toute ancienneté :

Liltora quae fuerant castis ininiica puellis,

et par conséquent c’est la nature qui le demande. N’est-ce pas Sénèque qui raconte qu’autrefois les anciens n’osoient pas amener dans cette contrée les filles qu’on ne vouloit pas encore marier, parce que l’air du pays leur donnoit une disposition à titillation. Enfin, leurs descendantes ont si bien soutenu cette réputation, qu’elles ont eu l’honneur de donner le nom au mal de Naples, dont nous avons réservé à nous pourvoir jusqu’à notre arrivée en cette ville. Car lorsque l’on veut avoir les choses, encore est-on bien aise de les tenir de la première main, et vous allez juger par la petite histoire suivante si l’on court risque de les avoir mal conditionnées. L’autre jour Perchet, premier chirurgien du roi, frère de celui que vous connaissez, nous contoit que la semaine précédente un Anglais l’étoit venu consulter sur quelque petit accident qui lui étoit arrivé. Il fallut en venir à l’examen, pendant lequel l’Anglais lui dit qu’il avoit déjà consulté là-dessus un autre chirurgien, qui l’avoit mis fort en colère, en lui disant qu’il le falloit couper. Le couper, interrompit Perchet ! Quel est l’ignorant qui vous a dit cela ? Allez, allez, monsieur, c’est un âne qui ne sait ce qu’il dit ; il n’y a que faire de le couper, il tombera bien tout seul. Vous ne sauriez croire combien, ensuite de ce récit, Lacurne s’est grippé de mauvaise humeur contre •le coït et ses conséquences. Cela s’appelle être furieusement attaché à la bagatelle. Eh bien ! mon doux objet, vous ai-je tenu parole et m’acquittai-je bien de mon métier de commentateur ? Dites-moi si vous connaissez aucun savant en us, qui sache mieux que moi noyer son texte dans un océan de scholies ; encore n’en auriez-vous pas été quitte à si bon compte, si j’eusse tenu un journal comme ci-devant. Si faut-il cependant que vous vous chargiez encore d’une remarque pour le doux Quintin ; savoir, qu’on a la coutume à Naples, dans les grandes églises, au-dessus de la porte, de mettre un grand morceau de peinture au lieu où nous plaçons les orgues en France. C’est ordinairement une grande composition de Luca Giordano ou de Solimena. Ce dernier est encore vivant, et il n’a pas moins de quatre-vingt-douze ans, et d’un million et demi de bien, qu’il a amassé à son métier. Oh ! che vergogna mentre che messer Annibale tirava la caretta corne un catallo, pour gagner 1,500 écus en six ans. S’il n’y avoit eu que Solimena et moi dans le monde, il n’auroit jamais gagné cinquante sous, avec sa manière fade et ses compositions sans force et sans génie. Peste ! je n’en dis pas autant de Luca Giordano ; c’est un maître homme que celui-ci, et presque digne d’être mis parmi les peintres de la seconde classe. Il a excellé surtout à peindre des animaux. À la vérité ses touches ne sont pas si moelleuses, ni son clair-obscur aussi bien entendu que celui de Castiglione ; mais sa manière est bien plus grande, et le maniement de son pinceau libre et bien entendu. De plus, il a fait voir une vaste étendue de génie dans ses tableaux d’histoire, dont les inventions sont nobles, et les ordonnances surtout, admirables.