Lettres familières écrites d’Italie T.1/Séjour à Milan — Course aux îles Borromées
LETTRE IX
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Autant que j’ai pu juger de Milan à le voir, tant du haut du Dôme que dessus les tours de la citadelle, cette ville n’est pas moins grande que la plus grande partie des deux parties de Paris. Les rues sont larges et les maisons mal bâties pour la plupart. Je n’y ai vu ni églises, ni palais d’une architecture qui m’ait pleinement satisfait.
Cette ville est d’un grand commerce, quoique sans rivière. On y fabrique, entre autres, beaucoup d’ouvrages de pierres orientales et de cristal de roche. J’en ai vu des morceaux plus gros que votre tête ; mais il n’y en a guère qui soient bien nets et sans fêlure. Le peuple y est fort contrefait. On ne trouve par les rues que borgnes, bossus, boiteux, goitreux. Les dames du peuple se coiffent comme je voudrois que nos femmes se coiffassent : c’est-à-dire nue-tête en cheveux d’abbés. Il y a beaucoup de carrosses fort dorés et fort mal fabriqués. Je trouvai original un carrosse de deuil drapé de noir et l’impériale blanche. La façon de se promener est de s’en aller au Cours, de s’arrêter dans son carrosse et de causer d’une portière à l’autre, sans cheminer du tout. Les femmes ne vont guère avec les femmes ; mais on voit souvent une femme avec un ou plusieurs hommes, du nombre desquels le mari n’est jamais.
Les pigeons et les glaces sont un vivre admirable ici. Deux choses qui m’ont réjoui au possible, la première fois que je les ai vues, ont été, en Provence, de voir des — 73 —
petits polissons sur des ânes, manger des oranges en
menant du fumier, et ici des charretiers en sarreau
do toile, prenant des glaces dans un café.
Milan me semble une ville policée en perfection sur un
certain article. On ne peut faire un pas dans les places
sans trouver en son chemin des courtiers de galanterie
les plus obligeants du monde, qui vous offrent toujours à
choisir de quelque couleur ou de quelque nation qu'on
veuille ; mais il faut croire que l'effet n'est pas toujours
aussi magnifique que la promesse ; et, comme ils ne
donnent point de caution chez un banquier, comme font
ceux de Venise, que Ton n'aura rien à craindre des suites
de l'entrevue, nous n'avons jugé à propos de mettre
à profit leur politesse que fort rarement.
Croyez-vous que j'aie bien besoin de transition dans
mon discours pour passer de cet article à celui des
musiciens ? Il me semble que cela se lie assez naturelle-
ment. Ma foi, je suis bien outré de voir que, ni ici ni en
aucune autre ville, je ne pourrai voir d'opéra jusqu'au
temps à peu près fixé pour notre retour. Mais je suis
à l'affût de toutes les occasions de m'en dédommager ;
de sorte que je ne passe quasi point de jour sans
entendre de la musique peu ou beaucoup. Madame Simo-
netta nous a fait la faveur de nous faire entendre deux
religieuses célèbres, qui, quoiqu'elles aient la voix belle
et qu'elles chantent très-bien, m'ont paru fort inférieures
à la Vanloo (1), que vous avez sans doute entendue à
Paris. Quant à leurs castrats, ces sortes de voix ne me
plaisent pas du tout ; à l'exception d'un ou deux, tout ce
que j'ai ouï, m'a paru misérable. Ce n'est pas la peine de
troquer ses oreilles contre le droit de piailler de la sorte.
De plus, leurs récitatifs et leurs airs sont parvenus à un
tel point de baroque, qu'ils me feroient revenir bientôt
de mon extrême prévention pour la musique italienne
par-dessus la françoise, s'ils n'eussent eu soin de me
ramener à ma façon de penser ordinaire, par quelques
airs marqués au bon coin, par des symphonies admirables
et des chœurs dont on ne sauroit trop faire l'éloge. Dans
les musiques d'église, le grand orgue et les cors accom-
(I) Née à Turin, sœur du violon Somis, et femme du peintre Carlo
Vanloo.
T. j. i — 74 —
pagnent les voix, et cela fait un effet beaucoup meilleur
que je n'aurois présumé. Je me suis fait beaucoup priser
ot chérir des principaux musiciens du pays, en criant
bravissimo à tout propos, et en ménageant on ne peut
pas moins leur modestie. Car il ne faut pas se figurer
que les expressions simples ou positives soient d'usage
dans ce pays-ci ; le comparatif même y est négligé, et
dans les grandes occasions, il faut savoir surcharger le
superlatif, et dire d'une chose passable : optimissime.
Par exemple, on nous a tant vanté les îles Borromées,
comme un lieu enchanté, qu'il a fallu par bienséance
y faire un voyage. Nous partîmes le 13, de grand matin,
tirant du côté de la route de la Valteline, et allâmes dîner
sur les sept heures du matin à Castellanza, joli séjour par
son ombre et ses eaux ; de là à Sesto, petite ville distante
de trente-quatre milles de Milan. Tout cet intervalle de
chemin est plat et fort couvert d'arbres jusqu'à une lieue
de Sesto, où l'on commence à sentir les racines des
Alpes. À Sesto, nous nous embarquâmes sur le Lac
Majeur. Oh ! de grâce faites-moi justice d'un petit faquin
de lac qui, n'ayant pas vingt lieues de long, et d'ailleurs
fort étroit, s'avise de singer l'Océan, et d'avoir des vagues
et des tempêtes. Je crois en vérité que quelque Lapon a
fait un pacte avec le malin pour nous procurer un abon-
nement de vents contraires. Nous n'eûmes pas fait cinq
milles sur le lac, que la tramontane se mit à souffler
comme une désespérée ; maigre cela nous tînmes bon
quelque temps et dépassâmes Angera à droite, et à
gauche Arona, patrie de saint Charles. Vous ne pouvez
vous figurer en quelle vénération est ici ce personnage.
En vérité, on ne l'y estime guère moins que Dieu même,
et de vrai, à tout moment, on trouve ici des traces de ses
bienfaits et de l'utilité dont il a été au pays. Il est
singulier qu'un homme qui a si peu vécu ait pu faire
autant de choses de différents genres, toutes exécutées
dans le grand, et marquant de hautes vues pour le bien
public. Sur la place où il est né à Arona, on a élevé
sa statue colossale de bronze (1), haute, y compris le
piédestal, de soixante brasses ; c'est-à-dire de quatre-
(I) La statue n'est pas de bronze, elle est faite de pièces de rapport
ot n'a pas élé fondue. — 75 —
vingt-dix pieds de roi. C'est une chose frappante que
d'apercevoir cette prodigieuse figure, dont le nez ne finit
point. Les bords du lac sont garnis de montagnes fort
couvertes de bois, de treilles disposées en amphithéâtre,
avec quelques villages et maisons de campagne, qui
forment un aspect assez amusant. Nous voyions près de
nous des montagnes couvertes de neige, qui nous
faisoient frais aux yeux ; mais d'ailleurs nous n'avions
pas moins chaud. Tant il y a que le vent ayant juré que
nous n'irions pas plus loin, il fallut en passer par son mot
et relâcher à Belgirate, oîi nous passâmes la nuit à nous
impatienter et à jurer contre noire sottise de faire cin-
quante milles pour aller et autant pour revenir, le tout en
faveur de deux méchants bouts d'îles : surtout le lende-
main matin, quand nous vîmes que, contre notre espé-
rance, le vent, au lieu de finir, augmentoit, il n'y eut si
grand sang-froid qui ne fût tout-à-fait hors des gonds.
Le vent nous laissa tranquillement dire, et s'abaissa
quand il lui plut : ce fut plus tôt que nous ne l'aurions
cru ; de sorte qu'au bout de trois heures nous aper( ; umes
ces bienheureuses îles. Alors nous n'aurions pas voulu
n'être pas venus, tant celle qu'on nomme l'île Belle fait
un spectacle singulier. Une quantité d'arcades, construites
au milieu du lac, soutiennent une montagne pyramidale
coupée à quatre faces, revêtue de trente-six terrasses en
gradins l'une sur l'autre, savoir : neuf sur chaque face,
du moins à ce que l'on en jugeroit avant que d'aborder ;
mais le nombre de ces terrasses n'est pas en effet si
grand, à cause des bâtiments qui occupent une partie des
faces de la pyramide. Chacune de ces terrasses est
tapissée, dans le fond, d'une palissade, soit de jasmin,'
soit de grenadiers ou d'orangers, et revêtue sur son bord
d'une balustrade chargée de pots de fleurs. Le comble de
la pyramide est terminé par une statue équestre formant
un jet d'eau, du moins à ce que l'on nous dit ; , car je ne
l'ai pas vu jouer, et les quatre arêtes sont chargées sur
les angles de statues, obélisques et jets d'eau. Il y a
assurément en France bien des beautés de l'art et de la
nature qui valent mieux que ceci ; mais je n'en ai point vu
de plus singulière ni de plus singulièrement placée ; cela
ne ressemble à rien qu'aux palais des contes de fées.
L'aspect de ce pays de Romancie est ce qu'il y a de — 76 —
mieux. Le château est un composé de bâtiments sans
ordre et sans beauté extérieure ; , mais le dedans n'en
manque pas. Rien n'est plus charmant que le rez-de-
chaussée, un peu plus abaissé que le sol extérieur, et
entièrement composé de grottes distribuées en appar-
tements, ayant tous leurs murs, pavés et plafonds faits de
rocailles et de cailloutages à compartiments. La vue de
tous côtés sur le lac, et des fontaines au milieu des
chambres, retombant dans des bassms de marbre. Bref,
c'est là qu'on trouve le vrai modèle de ce fameux salon
que Maleteste (1), vous et Neuilly, avez depuis si long-
temps prémédité de bâtir pour passer voluptueusement
l'été. Les étages sont composés d'une quantité d'appar-
tements distribués sans commodités, quoique avec une
apparence magnifique : ils sont remplis d'albâtres, de
statues, de dorures et d'une énorme quantité de tableaux
que Lacurne ne me voulut laisser voir qu'en courant,
bien que le valet-de-chambre m'assurât ch' erano fatti
da un pittorissimo (l'expression me parut neuve). Dans
les petits appartements, tout-à-fait mignards, on n'a
placé que des tableaux de fleurs délicatement peints sur
des marbres admirables, par Tempesta. Le jardin n'est
pas à beaucoup près si agréable en dedans qu'à l'aspect.
Cependant il y a des endroits exquis, comme bocages de
grenadiers et d'orangers, corridors de grottes, et surtout
de vastes berceaux de limoniers et de cédrats chargés de
fruits. Cet endroit est digne des fées. On croiroit qu'elles
ont apporté ici ce niorceau de l'ancien jardin des Hespé-
rides ; mais, comme il n'y a rien de parfait dans le monde,
ces jardins sont mal entendus on bien des endroits (les
Italiens étant à cet égard fort inférieurs aux Français), et
encore plus mal entretenus. On a laissé dépérir les jets
d'eau, et deux fort vilaines tours gâtent beaucoup l'aspect.
L'île Mère, quoiqu'elle soit mieux située et qu'elle ait
un plus grand jardin que l'Ue Belle, ne la vaut pas. À ces
défauts près, les îles Borromées sont à mon sens un vrai
séjour d'Epicure et de Sardanapale. Cependant, quand il
fallut prendre la peine de repartir, nous commençâmes à
(I) Jean-Louis Maleteste deVilley, conseiller au parlement de Dijon.
On a de lui un volume de mélanges [OEuvres diverses d'nn ancien
magistrat, Londres, 1784). — 77 — •
nous plaindre, et à retrouver que c'était trop fort de faire
cent milles et dépenser vingt-cinq sequins, pour voir
une bagatellS à peindre sur un écran. La violence du
vent avait grande part à ces murmures ; mes trois cama-
rades se firent porter en terre ferme par le plus court
chemin. Pour moi, je restai dans la barque, et j'en fus
quitte pour être bercé d'importance, et bien mouillé par
une poussière fine et humide que la bise élevait des
vagues ; mais aussi je n'eus pas une route à faire à pied
entre les rochers, au milieu du mois de juillet, par le
soleil d'Italie. Nous nous rejoignîmes au bout de peu de
temps, et, repassant sur nos traces, nous arrivâmes ici,
pas un de nous ne voulant maintenant pour beaucoup
n'avoir pas vu les îles en question. Cette variété de senti-
ments vous est rapportée en cette occasion, pour en faire
une application générale à toutes les autres. Quand on a de
la peine, on enrage d'être venu ; quand on a un moment
de plaisir, on ne songe plus à la peine, et ainsi alternati-
vement. Mais, me direz-vous, duquel a-t-on le plus, du
plaisir ou de la peine ? Ma foi ! cela seroit bien égal, si ce
n'est que la peine finie s'efface absolument de la mémoire,
au lieu que le plaisir dont on a joui occupe toujours agréa-
blement. Bref, me voilà de retour à Milan pour en re-
partir dans deux jours à mon grand regret ; car les
Milanais sont les meilleures gens de l'Italie, si je ne me
trompe, pleins de prévenance et qui nous ont traité avec
toutes sortes de bonnes manières : leurs mœurs ne diffè-
rent presque en rien de celles des Français.
Savez-vous bien que j'ai des compliments à vous faire
d'un habitant de Milan ? L'autre jour, dans une assem-
blée, un grand homme bien fait m'aborde. Ah ! monsieur,
vous êtes Dijonnais, faites-moi la grâce de me dire des
nouvelles de mesdames de Blancey et de Quintin ; et le
gros Blancey, comment se porte-t-il ? faites-moi le plaisir,
si vous écrivez à Blancey, de l'assurer de mon obéissance,
et ces dames de mon respect très-humble. J'ai reçu d'elles
des politesses infinies pendant un hiver que j'ai passé à
Dijon, et j'ai eu l'honneur de les voir chez MM. de Tessé
et de Montrevel, à Tournas, où je demeure. Ce Mon-
sieur se nomme M. de Laforest. Il est arrêté ici depuis
longtemps par une galanterie ; et en faveur de la bonne
guigne de Blancey, il m'a fait présent de vin de Bourgogne, chose plus agréable ici que toutes les peintures de l’univers ; car on s’épuiseroit en vain le cerveau pour imaginer
à quel point les vins de Lombardie sont détestables.