Lettres familières écrites d’Italie T.1/Route de Livourne à Rome. — Sienne.

LETTRE XXVII
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À M. DE BLANCEY


Route de Litourne à Rome. — Sienne.


Rome, le 21 octobre 1739.


Si je m’en souviens bien, mes chers Blancey et Neuilly, vous me laissâtes en dernier lieu à Livourne, pestant d’importance contre la pluie. Voyant donc qu’elle vouloit avoir le dernier avec moi, je pris, d’une âme héroïque, la résolution de me mouiller, plutôt que de rester plus longtemps prisonnier.

Figurez-vous une petite ville de poche toute neuve, jolie à mettre dans une tabatière, voilà Livourne. Elle débute aux yeux du voyageur par des fortifications construites et entretenues avec une propreté charmante ; elles sont de briques ainsi que la ville entière. Les fossés, revêtus de même, sont remplis par l’eau de la mer. On entre par une rue large et longue, tirée au cordeau, à laquelle aboutissent les deux portes de la ville. Presque toutes les rues sont, de même, alignées ; les maisons plus hautes dans la partie de la ville à gauche ou demeurent les juifs, mais plus agréables dans celles de la droite, où l’on a creusé des canaux, pleins de l’eau de la mer, comme à Venise, et bordés de quais de part et d’autre.

La grande rue est interrompue par une place carrée, fort vaste, terminée d’un bout à la maison d’un négociant, beaucoup plus belle que le palais du Grand-Duc qui l’avoisine, et de l’autre à la principale église catholique. Cette église a meilleure mine que bien des cathédrales de ma connaissance, ne fût-ce que par son riche plafond peint et doré, et par ses marbres de brèche violette.

La plupart des maisons de la ville étoient peintes à fresque, ce qui devoit faire un fort joli effet ; mais le voisinage de la mer, ennemie naturelle de toute peinture, les a presque entièrement effacées.


De dire par quelle nation cette ville est habitée, ce ne seroit pas chose aisée à démêler ; il est plus court de dire qu’elle l’est par toutes sortes de nations d’Europe et d’Asie ; aussi les rues semblent-elles une vraie foire de masques et le langage celui de la tour de Babel ; cependant la langue françoise est la vulgaire, ou du moins si commune qu’elle peut passer pour telle. La ville est extrêmement peuplée et libre ; chaque nation a l’exercice de sa religion. Je ne vous parle ni de la synagogue, ni de l’église des Arméniens qui n’a rien de singulier que des inscriptions de tombes, écrites de façon qu’il faudroit être pis qu’un démon pour les lire ; mais l’église grecque a quelque chose dans sa forme qui mérite de s’y arrêter. Le chœur est entièrement séparé et fermé ; on ne le voit qu’à travers les jalousies des trois portes. La nef est faite non comme celle de nos églises, mais tout précisément comme un chapitre de moines, sans autel, chapelles, ni autres ornements quelconques, que quelques méchantes peintures à la grecque et une tribune dans le haut.


Outre ses fortifications, Livourne a plusieurs châteaux qui donnent, les uns sur le port, les autres sur la place, laquelle malgré cela est, à ce qu’on prétend, plus forte en apparence qu’en réalité.


Le port est divisé en trois parties ; les deux intérieures, qu’on appelle communément la Darse, sont pour ainsi dire cachées dans les terres et séparées de la troisième par un long môle sur lequel sont construits les magasins du Grand-Duc. La première de ces deux parties contient les galères ; je n’y en vis que trois ; c’est sur les bords de la seconde qu’est la statue de Ferdinand de Médicis, flanquée de ces belles statues de bronze que vous connaissez et qu’on nomme les Quatre Esclaves ; l’ouvrage est de Pierre Tacca. La rade et le vrai port étoient fort remplis de vaisseaux marchands. L’ouverture de ce port me parut beaucoup trop large el fort exposée à la tramontane. Il est fermé d’un côté par le môle ci-dessus, et de l’autre par une longue jetée au bout de laquelle est un petit fort ’ au-dessous d’un fanal. Pour rompre les coups de la mer et empêcher qu’elle n’endommage la jetée, on a amoncelé au-devant plus de quartiers de rochers que n’en lança jamais Briarée. En un mot, ce port et toute cette ville doivent avoir coûté des sommes immen.ses. Je ne m’é


tonne pas si les Toscans regrettent si fort leurs Médicis, on trouve à chaque pas des monuments de leur magnificence ; mais d’avoir fait cette ville comme elle est, depuis la première pierre, c’est sans contredit le plus grand de tous, et celui qui pourroit faire honneur aux plus puissants souverains : aussi c’est un cri général en leur faveur par tout l’Etat, chose singulière pour une famUle qui a ruiné la liberté de ses compatriotes ! Aujourd’hui les Toscans n’ont dos yeux que pour l’Infant don Philippe, et vous ne leur ôteriez pas de la tête qu’actuellement trente mille Trançois marchent pour l’en mettre en possession.


Le commerce de Livourne ne vaut pas, en marchandises du Levant, ce que j’avois imaginé ; Je n’y ai trouvé que de la drogue en ce genre. Tout ce qu’ils ont de mieux vient de France ou d’Angleterre.


J’en repartis sur le soir du même jour 14 où je vous écrivis. Ce fut trop tôt ; la ville valoit plus de séjour, non pas pour ses beautés ou curiosités particulières, mais pour l’ensemble du tout, qui fait un spectacle bon à voir, et une police bonne à connaître.


Je retournai coucher à Pise où, dans le court intervalle, l’orage avoit fait hausser le fleuve d’Arno de six pieds de haut. Je passai ma soirée à faire de nouvelles connaissances pour les quitter le lendemain (mais c’est un petit malheur auquel je suis habitué) et à examiner l’excellent plafond qui vient tout nouvellement d’être peint par les frères Melani. Il paraît élevé de quinze pieds au moins au-dessus de la corniche, et ne l’est cependant que de deux et demi.


Le 15, nous allâmes coucher à Sienne, soixante milles, forte traite, que nous n’aurions jamais achevée sans l’entremise d’un quidam de postillon qui avoit une botte en pantoufle dans un pied et une mule du palais dans l’autre. La route est fort inégale, ainsi que le pays tantôt beau, tantôt vilain. On trouve sur le chemin Poggibonzi, méchant bourg, autrefois fameux par son tabac, dont je crois qu’on ne fait plus d’usage.


Quoique Sienne soit bâtie dans une position fort élevée, elle ne^ paraît pas telle, en arrivant de ce côté-ci, plus élevé encore. Son bel aspect est du côté de Rome, d’où on l’aperçoit garnie d’une quantité de tours carrées, de


briques[1]. Chaque famille de considération en avoit autrefois une dans sa maison ; c’étoit la marque distinctive au temps de la république. La ville est peu jolie et triste, comme le sont toutes les villes bâties de briques. Elle en est aussi entièrement pavée[2], et même fort mal ; cela est commode pour les chevaux et fort désagréable pour les gens à pied. Sa situation sur toutes sortes de montagnes en rend le terrain fort inégal et l’enceinte trés-irrégulière. La place publique est d’une forme particulière : elle est quasi faite comme une coquille ou tasse à boire. On la remplit d’eau, quand on veut, par le moyen d’une grande et abondante fontaine qui est dans le haut, et l’on peut alors se promener sur la place, dans de petits bateaux, tandis que les carrosses s’y promènent de leur côté, sur les bords et tout autour de la tasse. Ce sont des loups qui jettent l’eau de la fontaine : ils sont en grande recommandation à Sienne, à cause de la louve qui allaita Remus et Romulus, dont on trouve l’effigie à chaque coin de rue, nommément sur une belle colonne de granit antique au coin du palais public.


Ce palais est un vieux bâtiment qui n’a rien de recommandable, ou du moins de curieux, que quelques peintures plus antiques encore et plus laides que lui. La salle du conseil est d’Ambroise Lorenzetti et de Pétri, en 1328. La chapelle de Thadeo Bartoli, en 1407, excepté le tableau de l’autel, plus moderne et d’assez bonne manière, par le Sodoma[3], dont la manière est fort estimée dans le pays. La salle du fond est bien ornée d’une quantité de portraits de papes et de cardinaux siennois, d’un plafond représentant diverses actions républicaines des Romains, par Beccafumi, et de plusieurs autres bons tableaux ; mais la plus fameuse peinture de la ville est la Madone des Dominicains, peinte en 1221 par Guido de Senis, et qui ébranle furieusement la priorité accordée à Cimabue, puisque cette Madone est antérieure de vingt ans à la naissance de


celui-ci, et qu’elle est authentiquee par des titres en forme conservés dans les archiviques publiques ; car il ne faut pas que vous vous figuriez que ces sortes de choses soient traitées de bagatelles en ce pays-ci. Nous cherchâmes, Sainte-Palaye et moi, toutes les chicanes possibles, tant à la date qu’à la peinture, sans y pouvoir trouver à redire.

Ainsi, il fallut se rendre et accorder aux Siennois la prééminence de date contre les Florentins, sauf le droit des Vénitiens. La manière de cette peinture est la même que celle de Cimabue, sans dessin, sans rondeur, sans coloris, fade et misérable de tout point. Voilà le bel objet qui nous appliqua le plus, tant il est vrai qu’il n’y a sorte de lanternerie si plate dont nous ne nous sentions fort capables.


Sienne a la réputation d’être la ville de l’Italie la plus aimable pour le commerce du monde et la bonne compagnie. En effet, pour le peu que nous l’avons vue, les dames, surtout madame Bichi, nous ont paru également agréables, spirituelles et prévenantes. C’est là qu’est le centre du beau langage, tant pour les discours que pour la prononciation ; car, bien que les Florentins parlent très-purement, ils prononcent si désagréablement, non pas de la gorge, mais de l’estomac, que j’avois cent fois plus de peine à les entendre que le patois vénitien. Les étrangers vont fort bien en carrosses de remise ici, les cochers des particuliers ne se faisant aucun scrupule de louer les équipages de leurs maîtres : je ne sais si c’est là la façon d’être payés de leurs gages, ou si c’est qu’à monsieur Us en rendent quelque chose.


Vous me sauriez mauvais gré de ne vous rien dire de la cathédrale ; effectivement elle vaut la peine d’être citée : son portail gothique est fort riche et agréable à la vue. Misson remarque fort judicieusement que le bAtiment est fini en entier. lia raison d’en faire l’observation ; car c’est ce qu’on ne peut dire d’aucun autre grand édifice d’Italie. Les colonnes etl’mtérieur, tout de marbre noir et blanc disposé à bandes horizontales d’une égale largeur, font un très-joli coup d’œil ; c’est la seule fois que j’aie vu ce genre d’ouvrage réussir. Le plafond est d’un outremer fort vif, semé d’étoiles d’or ; la coupole élégante, et le pavé entre en concurrence avec celui de Sainte-Justine de Padoue : ce dernier l’emporte par la simplicité, et - 223 —

celui-ci par le travail ; c’est une espèce de camaïeu, fait de marbre blanc, gris et noir, où le Beccafumi a représenté les histoires de la Genèse avec un travail et un goût de dessin admirables. Le Sacrifice d’Isaac et le Frappement du rocher m’ont paru les deux meilleurs morceaux. Dans la chapelle d’Alexandre VII, tout est à remarquer, les belles portes et les colonnes de bronze, la jolie coupole, l’architecture à colonnes de vert antique, la Visitation et la Fuite en Egypte, par Carie Maratle ; le Saint Jérôme, statue, par le.Bernin ; la Niobé, du même, qu’on a mise là en guise de Madelaine ; la Sainte Catherine et le Saint Bernardin, par un de ses élèves presque égal à son maître ; et enfin le grand miroir de lapis lazuli qui fait le dessus de l’autel,. et qui, comme vous pouvez juger, n’est pas tout d’une pièce. Vis-à-vis de cette chapelle est celle de Saint-Jean-do-Jérusalem, au-devant de laquelle on a mis le tombeau de Zondadari, avant-dernier grandmaître de Malte. Un piédestal antique, chargé de beaux bas-reliefs, soutient une des colonnes de la porte, et le dedans de la chapelle est peint par le Pérugin (1), ou autres meilleurs ouvriers. Notez encore le derrière du » maître-autel, peint par Beccafumi ; aux deux côtés, la Manne du désert et l’histoire d’Esther à fresque, par Salimboni ; dans une des chapelles, la Prédication de saint Bernardin, par le Calabrese ; le baptistère soutenu par neuf colonnes de granit, dont quatre portées par des lions ; douze belles statues des apôtres le long de la nef (2), et au-dessus de la corniche tous les bustes des papes. Parmi ceux-ci étoient celui de la papesse Jeanne, qu’on a depuis ôlé ou défiguré (3) ; mais, puisque je vous ai déjà mandé quelque chose sur le chapitre de cette princesse, j’ajouterai ici que je ne sais point de plus frivole

(1) Ces peintures, Irès-dcgradées, ne sont pas du Pérugin, mais du Pinlurricchio.


(2) Ce qu’on dit ici du baptistère s’applique à la chaire de la cathédrale qui est du célèbre Pisan. — Le baptislère, collé au dôme, renferme des fresques merveilleuses, d’un style primitif ; les fonts baptismaux sont ornés de bas-reliefs remarquables ; la façade, fitr gothique, est d’une grande élégance et atteint le sommet du dôme.


(5) Ces portraits n’ont aucun caractère historique ; celui de la papesse Jeanne a été rétabli.


argument sur son existence que celui qu’on tire de ce buste. Si tous ces bustes avoient été faits successivement sous le règne de chaque pape et sur leur figure effective, il n’y auroit rien à répliquer ; mais je ne vois pas quelle preuve on peut tirer de toutes ces figures ingrates, fort mal fabriquées, toutes à la fois, d’une même main, rangées sans ordre et avec beaucoup d’ignorance, dans un temps oïl celte fable de la papesse avoit cours.


L’endroit de la cathédrale le plus curieux, est la sacristie à cause de la vie d’Enée Piccolomini, qui y a été peinte à fresque par le Pinturricchio, sur les dessins de Raphaël (1 ), alors très-jeune, et encore fort éloigné de la perfection où il est parvenu depuis. Quoique cet ouvrage soit fort au-dessus de tout ce qui avoit paru jusqu’à ce temps pour l’ordonnance et le dessin, surtout le morceau qui représente la promotion d’Enée au cardinalat, on peut dire que son principal mérite est dans la vivacité surprenante du coloris. Le peintre a damasquiné les habillements de ses figures d’or en relief, ce qui ne se fait jamais ; cependant cela produit un assez bon effet. L’éclat de ces peintures est une chose toute particulière et que je n’avois jamais vue. Leur coloris ne ressemble ni à la richesse du Veronese, ni à la vérité de Rubens ou du Titien, ni au frais enchanteur du Corrège, ni à la suavité des Carraches ou. du Guide, ni même à l’émail brillant des peintres flamands, dont il approche un peu plus, mais moins qu’il n’approche de celui des peintres de manière ancienne, tels que Conegliano ou Capanna. En un mot, il est tout-à-fait singulier et surprenant ; je me suis attaché par cette raison à le décrire plus particulièrement. Au milieu de la sacristie, dans un grand bénitier, il y a trois figures antiques des Grâces nues (2), qui dansent en rond. Je vis, avec grand plaisir, dans ce

(J) Les fi’ostjues du Pinturricchio représonlaut la vie d’Iiuée Piccolomini, fresques très-bien conservées, n’ont pas été faites sur les dessiiis de Raphaël, comme le prouve un document authentique récemment découvert à’ Sienne dans les archives des notaires. Ce document offre l’état de l’expertise faite par le Pérugin qui constate que tout est de la main du Pinturricchio, cartons, dessins et fresques. Il est possible <]ue Haphaël y ait collaboré comme élève.


(2) Elles ne dansent pas, elles se tiennent immobiles et enlacées.


même lieu, des miniatures excellentes de livres de plainchant, par Don Giulio Clovio (1), et de très-jolies arabesques sculptées en bas-reliefs sur les montants des portes.


Au sortir de là, on voit la fa^^ade bizarre de l’archevêché, en marbre blanc et noir, et la chapelle de l’hôpital, dans le fond de laquelle Conca, peintre vivant, a peint la Piscine probatique, d’une très-belle ordonnance.


Je saute par-dessus le reste des curiosités de la ville, de moindre valeur que ce que je vous ai dit, si ce n’est toutefois, dans le couvent des Dominicains, le terrain, entouré d’une grille, dans lequel jadis la bienheureuse sainte Catherine de Sienne souloit de se promener avec le petit Jésufi,puis lui faisoit l’amour, comme dit la Légende ; mais c’étoit pour une fin honnête, car, vous savez qu’il l’a épousée depuis. C’est la sainte qui a le plus de crédit dans le pays ; aussi lui a-t-on fait une belle chapelle, peinte par le chevalier Vanni et par le Sodoma. Ne me trompé-je pas en mettant ici deux personnes au lieu d’une ? Vanni pourroit bien être le même peintre qu’on a surnommé le Sodoma (2).


Le spectacle le plus singulier que nous ayons eu pendant notre séjour à Sienne, nous a été donné par le chevalier Perfetti, improvisateur de profession. Vous savez quels sont ces poètes qui se font un jeu de composer surle-champ un poème impromptu, sur un sujet quolibe’tique qu’on leur propose. Nous donnâmes au Perfetti l’aurore boréale. Il rêva, tête baissée, pendant un bon demi-quart d’heure, au son d’un clavecin qui préludoit à demi-jeu. Puis il se leva, commençant à déclamer doucement, strophe à strophe, en rimes octaves, toujours accompagné du clavecin qui frappoit des accords pendant la déclamation, et se remettoit à préluder pour ne pas laisser vides les intervalles au bout de chaque strophe. Elles se succédoient d’abord assez lentement. Peu à peu la verve du poète s’anima ; et à mesure qu’elle s’échauffoit, le son du clavecin se renforçoit aussi. Sur la fin, cet homme extra (J) Et Libérale da Verona, béuédictiii.


(2) Le morceau saillant du Sodoma est V Éianouissement de Sainte Catherine, fresque très-remarquable par le seutiment et la vigueur du coloris. Vanni, parfaitement distincl du Sodoma, est un peintre fécond, habile et médiocre.


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ordinaire déclamoit comme un poêle plein d’enthousiasme. L’accompagnateur et lui alloient de concert avec une surprenante rapidité. Au sortir de là, Perfelti paraissoit fatigué ; il nous dit qu’il n’aimoit pas à faire souvent de pareils essais, qui lui épuisoient le c« )rps et l’esprit. Il passe pour le plus habile improvisateur de l’Italie. Son poème me fit bien plaisir ; dans cette déclamation rapide il me parut sonore, plein d’idées et d’images. C’étoit d’abord une jeune bergère qui se réveille, frappée de l’éclat de la lumière ; elle se reproche sa paresse, et va réveiller ses compagnes, leur montre l’horizon déjà doré des premiers rayons du jour, leur représente qu’elles auroient déjà dû conduire leurs troupeaux dans les prairies émaillées de fleurs. Les bergères se rassemblent ; le phénomène augmente : la foudre du maître des cieux s’élance de toutes parts d’un globe obscur qui menace la terre ; les vagues enflammées se débordent sur les campagnes : la terreur saisit toutes les bergères. Vainement une d’entre elles, plus instruite que les autres, veut leur expliquer les causes physiques du phénomène ; tout fuit, tout se disperse, etc. Ce canevas, tourné poétiquement, rempli de phrases harmonieuses, déclamées avec rapidité, joint à la difficulté singulière de s’assujettir aux strophes en rimes octaves, jette bien vite l’auditeur dans l’admiration et lui fait partager l’enthousiasme du poète. Vous devez croire néanmoins qu’ily a là dessous beaucoup plus de mots que de choses. Il est impossible que la construction ne soit souvent estropiée et le remplissage composé d’un pompeux galimathias. Je crois qu’il en est un peu de ces poèmes comme de ces tragédies que nous faisons à l’impromptu, M. Fallu et moi, où il y a tant de rimes et si peu de raison ; aussi le chevalier Perfetti n’a-t-il jamais rien voulu écrire, et les pièces qu’on lui a volées tandis qu’il récitoit n’ont pas tenu à la lecture ce qu’elles avoient promis à la déclamation.


Le 17 au matin nous commençâmes à descendre la montagne et à prendre tout de bon la route de Rome. Je passai à San Quirico, devant le palais Zondadari, dont je n’ai garde de vous rien dire(1) ; car le maître de la maison, par une inscription posée sur sa porte, a (-1) Appartient aujourd’hui à la famille Chigi.


expressément défendu aux passans d’en parler ni en bien ni en mal, par la raison, dit-il, qu’il n’a que faire des louanges, et que le blâme lui déplaît ; sans cela, je ne manquerois pas de vous dire que c’est un grand animal, d’avoir fait la dépense d’une si belle maison dans un si vilain endroit.


J’ai de fâcheuses nouvelles à vous apprendre du chemin de Sienne à Rome ; il est cattif, mais je dis irès-cattif, et plus que suffisant pour désoler les voyageurs par lui-même, sans parler des brancards ou essieux cassés ; des culbutes et autres pretintailles du voyage. La première fois que nous versâmes, je n’y éîois pas encore bien accoutumé, et je lâchai quelques coups de pieds dans le cul du postillon. Loppin plus sage que moi, laissa tranquillement remettre les choses en bon état ; puis il fit venir le postillon, et d’un grand sang-froid, sans colère, il le fouetta comme fouette le correcteur des Jésuites. Mon ami, lui dit-il ensuite, je vous châtie sans me fâcher, et seulement pour que votre exemple serve de leçon aux postillons des siècles futurs ; allez, et souvenez-vous une autre fois que l’axe vertical d’une chaise doit faire un angle de plus de quarante-cinq degrés sur le plan de l’horizon. Je ne sais si les postillons à venir profiteront beaucoup de cette morale ; toujours sais-je bien que ceux du siècle présent n’en ont pas tenu grand compte, car ils nous versèrent deux fois le lendemain. À tous ces menus suffrages se joignit une pluie horrible, qu’il fallut nécessairement essuyer suh dio, les montagnes étant si raides qu’il falloit presque toujours aller à pied. Après avoir laissé à droite Montepulciano, fameux par ses bons vins ; après avoir traversé, non pas des montagnes, mais des squelettes, des cimetières de rochers, tout couverts de débris de montagnes calcinées, sans un seul brin de verdure, nous arrivâmes à nuit noire, à Radicofani, méchant village campé sur la plus haute sommité des Apennins, mouillés jusqu’aux os, perdus de faim et de fatigue. Le Radicofani, plus funeste que ne le fut jamais le Croupillac, est fameux chez tous les voyageurs, comme étant le plus détestable gîte de l’Italie.


Un moment avant nous y étoit arrivé le prince de Saxe, fils aîné du roi de Pologne, qui couroit à cinquante chevaux, circonstance touchante pour des gens qui courent à dix. Le plus grand malheur ne fut pas d’apprendre


qu’il avoit arrêté tous les chevaux, ettous ceux des postes au-delà, qu’on lui avoit amenés en relais ; il fallut encore avoir la douleur d’entendre qu’il occupoit par lui, ou par sa suite, tous les logements de ce méchant trou, et, qui pis est, qu’il avoit dissipé tous les vivres, sans en excepter une miette de pain. Nous voilà donc pendant une demi-heure au milieu de la rue, sans pouvoir avancer ni reculer, dans l’état pitoj’able que vous voyez. Notre sort ne pouvoit être plus déplorable ; la fortune nous tonoit au plus bas de sa roue, et par la vicissitude des choses humaines, notre situation ne pouvoit plus que devenir meilleure ; et en effet le devint-elle bientôt. Le premier astre qui brilla à nos yeux dans cette tempête fut un frère capucin, qui, touché de nos misères, nous offrit de faire étendre des matelas pour coucher dans sa cellule ; ensuite vint un paysan qui nous dit qu’il lui restoit une cave où il pourroit faire du feu pour nous sécher ; mais tous ces faibles lénitifs n’apaisoient point les cris de mon estomac. Je pris donc la résolution de monter dans l’auberge où soupoit le prince, pour lui demander s’il auroit bien la cruauté de me voir mourir de faim, tandis qu’il faisoit si bonne chère. Audessus de l’escalier, je fis rencontre d’un laquais, ou plutôt d’un ange tutélaire, à qui je dis que j’étois un pauvre gentilhomme savoyard qui n’avoit pas mangé depuis huit jours, et que s’il pouvoit me procurer le reste des assiettes, j’en conserverois une reconnaissance éternelle. Ce disant, je lui glissai un demi-louis dans la main. Mon homme partit comme un trait ; je le suivis du coin de l’œil jusqu’auprès de la table. Vous n’avez jamais vu de laquais si agile à desservir les plats, ni si officieux pour le maître-d’hôtel. Je le vis revenir à moi, chargé d’une entrée excellente et presque entière, de quatre pains et d’une grosse bouteille ; le tout fut conduit au plus vite dans notre cave, où l’honnête laquais fit jusqu’à six voyages, toujours chargé d’un nouveau plat. Nous fîmes un souper de roi, et, pour surcroît de bonne fortune, on vint sur la fin nous avertir que les cuisiniers de monseigneur, qui dévoient faire le dîner pour le lendemain, venoient de se lever et de partir, et que, si nous voulions leurs lits, la place étoit toute chaude. Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois ; le capucin en fut pour ses préparatifs, et nous allâmes attendre tranquillement que les chevaux fussent en état de nous mener.


Lo \8, nous descendîmes la montagne ; je crus que cela ne fmiroit jamais, et qu’elle descendoit jusqu’aux antipodes : le mauvais chemin et les roches désertes contribuoient, je pense, beaucoup à me la faire trouver si longue. Enfin, après avoir traversé dans, le fond de la vallée un large torrent, nous quittâmes les États du Grand-Duc pour entrer dans ceux du Pape, et prîmes congé pour longtemps de ces vilaines montagnes pelées. Je puis bien assurer qu’il n’y a pas un homme dans le monde plus mal en Apennins que le Grand-Duc. Il semble que cela lui soit affecté ; car, dès que nous eûmes passé le torrent, nous retrouvâmes les montagnes chargées d’arbres et de verdure : pour les chemins c’est la même chose, ils sont tout aussi mauvais dans l’un des États que dans l’autre. On ne peut rien de plus détestable ni de plus fatigant que la route de Sienne jusqu’au lac de Bolsena. C’est une indignité que des souverains laissent des chemins dans un pareil état ; mais ce qui me parut plus original par rapport à nous, c’est qu’à chaque poste où nous arrivions moulus de coups, on nous faisoit acquitter un péage pour avoir de quoi les raccommoder unjour à venir. Nous ne sommes pas dans l’intention de retirer jamais l’intérêt de notre argent ; au contraire, notre dessein, au retour, est de passer par la marche d’Ancône pour éviter cette mauvaise route, et voir un nouveau pays. Ceci nous allongera le chemin d’une quarantaine de lieues ; mais c’est une bagatelle sur une traite comme la nôtre. Continuons notre route de ce côté.


Nous montâmes par une échelle à la petite ville d’Aquapendente ; de là nous tirâmes vers le beau lac de Bolsena, et dès que nous l’eûmes joint, nous trouvâmes de jolis paysages et des chemins fort neufs.


Je ne vous dirai rien de la ville de Bolsena ni de celle de Montefîascone. Cette dernière est dans une jolie situation, sur une hauteur entourée de vignes, qui produisent de célèbres vins blancs. Je n’entrai pas dans la ville,, et je poussai jusqu’à Viterbo (trente-deux mille) que je ne fis non plus qu’entrevoir, y étant arrivé tard et parti de grand matin, mais, pour le peu que j’aperçus, la ville me parut bien bâtie et ornée de belles fontaines.


Il ne nous restoit plus que quarante-deux milles jusqu’à Rome. Nous les commençâmes le lendemain par monter la montagne de Viterbo, fort longue mais non pas ennuyeuse. Cela nous mena à peu près jusqu’à Ronciglione, bicoque embellie par les maisons de campagne des Romains ; et puis voici la vraie campagne de Rome qui se présente. Savez-vous ce que c’est que cette campagne fameuse ? C’est une quantité prodigieuse et continue de petites collines stériles, incultes, absolument désertes, tristes et horribles au dernier point. Il falloit que Romulus fût ivre quand il songea à bâtir une ville dans un terrain aussi laid. À la vérité, à deux milles autour des murailles de la ville, la campagne est tenue un peu plus proprement, mais jusque-là on ne trouve aucune maison que la cabane où est la poste.

Nous la joignîmes donc enfin cette ville tant désirée ; nous passâmes le Tibre sur le Ponte Molle, et entrâmes par la porte Del Popolo, ayant fait depuis Venise jusqu’ici quatre cent treize milles, qui font environ cent soixante-cinq lieues.

Nous courûmes à Saint-Pierre comme au feu, et vous pouvez compter que le 19 octobre, à quatre heures du soir, j’étois dans la chaire de Saint-Pierre, à lancer les foudres du Vatican, contre ceux qui parlent mal de mon journal. Marquez-moi s’ils ne sont pas maigris de ce jour-là.

  1. Un grand nombre des tours ont été démolies.
  2. Sienne est aujourd’hui pavé de dalles ; comme Florence.
  3. Sainte-Famille, d’une grâce et d’un coloris charmant. On remarque dans le palais du Municipe, salle des archives, les fresques politiques et allégoriques de Petri Lorenzetti, le Buon Governo, le Cattivo Governo, etc.