Lettres familières écrites d’Italie T.1/Mémoire sur les antiquités d’Ercolano

LETTRE XXXV
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À MM. DE L’ACADÉMIE ROYALE DES INSCRIPTIONS
ET BELLES-LETTRES


Mémoire sur les antiquités d’Ercolano.
20 novembre.


Messieurs, peu après vous avoir envoyé le mémoire que vous m’aviez fait l’honneur de me demander sur les antiquités d’Ercolano, et l’état actuel du mont Vésuve, j’ai reçu l’ouvrage de M. Venuti, publié depuis sur la même matière. Il contient un détail très-curieux que je voudrois avoir vu plus tôt. Le mémoire, dont vous avez bien voulu faire lecture à la rentrée publique de nos séances, auroit été beaucoup mieux circonstancié, et plus rempli de choses intéressantes ; mais j’ai eu la satisfaction de voir que, si ma mémoire ne m’avoit rappelé qu’un petit nombre de circonstances, elle m’avoit du moins fidèlement servi dans celles dont j’ai fait le récit. Personne n’est mieux en état de parler des antiquités découvertes à Ercolano que M. le chevalier Marcello Venuti, gentilhomme de Cortone, alors lieutenant de vaisseau à Naples et antiquaire du roi. Ce fut lui qui eut la complaisance, en 1739, de me montrer quelques-unes des choses que


je vous ai rapportées, et qui en a eu en partie la direction jusqu’à ce qu’il se soit retiré dans sa patrie. Le roi lui ordonna, en 1740, d’en dresser une relation, pour envoyer à la Cour d’Espagne. Il vient en dernier lieu de faire imprimer à Rome, en un volume in-4o, cette relation fort augmentée et accompagnée d’un grand nombre de digressions sur divers points d’antiquités, que les choses dont il parle lui donnent occasion de traiter. Une autre partie de son ouvrage est employée à des recherches sur l’histoire mythologique d’Hercule ; sur sa route en Italie, au retour de l’expédition contre Geryon ; et sur les établissements que firent autrefois les Étrusques en Campanie. Comme un ouvrage de cette étendue n’est pas propre à être lu dans nos assemblées, j’ai pensé qu’un extrait réduit au seul détail exact des monuments antiques déterrés à Ercolano, pourroit, sans ennui, occuper votre curiosité pendant une demi-heure. Je me suis borné à tirer de ce livre les seuls faits ou descriptions répandus dans tout l’ouvrage, sans y joindre ni réflexions, ni explications arbitraires, et à former un simple catalogue contenant la liste des bâtiments.



PREMIÈRE DÉCOUVERTE.


Au commencement de ce siècle-ci, quelques habitants du village de Résina, faisant creuser un puits, trouvèrent plusieurs morceaux de marbre jaune antique, et de marbre grec de couleurs variées. En 1711, le prince d’Elbœuf, ayant besoin de poudre de marbre pour faire des stucs dans une maison de campagne qu’il faisoit construire à Portici, fit excaver les terres à fleur d’eau, dans ce même puits, ou l’on avoit déjà trouvé des fragments de marbre. Ce fut alors qu’on trouva un temple orné de colonnes et de statues, qui furent enlevées et envoyées au prince Eugène. Quelques considérations politiques ou particulières firent interrompre les recherches jusqu’au mois de décembre 1738, temps auquel le roi étant à sa maison de plaisance de Portici, donna ordre de continuer à excaver les terres dans la grotte déjà commencée par le prince d’Elbœuf, et de pousser des mines de côté et d’autre, ce qui s’est continué jusqu’à ce jour. Le creux étoit alors à la profondeur de 86 palmes, et donne justement au milieu du théâtre, dont les degrés furent peu après découverts. M.Venuti fit tous ses efforts pour obtenir, qu’au lieu de se contenter de creuser des conduits souterrains, on vidât entièrement le terrain, pour mettre la ville à découvert, ou qu’on y mît du moins le théâtre, en commençant à enlever les terres du côté du rivage qui va toujours en pente. Mais l’immensité du travail, jointe à la considération de plusieurs maisons et de quelques églises, qu’il auroit fallu renverser, ont empêché l’exécution de ce projet, quoique ce fût la seule manière de profiter utilement d’une si curieuse découverte.



Bâtiments.


Un temple de figure ronde, pavé de marbre jaune, entouré en dehors de 24 colonnes, la plupart de jaune antique, les autres d’albâtre floride, porté sur un pareil nombre de colonnes intérieures, entre chacune desquelles étoit une statue. Les statues furent envoyées au prince Eugène par M. d’Elbœuf, ainsi que je l’ai déjà dit. Les colonnes ont été employées à orner diverses maisons particulières. On trouva aussi, dans le même endroit, plusieurs pièces de marbre africain, qui servirent à faire des tables. M. Venuti conjecture sur une inscription trouvée dans ce lieu et où on lit ces trois lettres : T. B. D., que le temple étoit dédié à Bacchus. Il les explique ainsi : Templum Baccho dedicavit.

Plusieurs pilastres de briques, revêtus de stuc peint de diverses couleurs. Entre deux de ces pilastres on a trouvé une statue romaine vêtue d’une toge.

Un théâtre bâti de briques. L’enceinte extérieure est formée par de grands pilastres de briques à égale distance, surmontés d’une corniche de marbre et enduits de stucs de différentes couleurs, les uns rouges, les autres noirs et aussi luisants que du vernis de la Chine. Les voûtes des galeries intérieures soutiennent des arcs sur lesquels portent les gradins du théâtre. Ces galeries sont encore ornées de riches corniches de marbre avec des dentelures et des modillons. Elles l’étoient autrefois d’un ordre entier de colonnes corinthiennes, et les murs dans l’intervalle paraissoient avoir été revêtus de carreaux de marbre de toute espèce. C’est ce que donne lieu de présumer la quantité de fragments de colonnes et de chapiteaux corinthiens, de petits morceaux de marbre africain, jaune antique, serpentin, cipolin, rouge d’Égypte, blanc de Paros, agate, floride et autres, que l’on trouve dans les décombres du théâtre. La Prœcinction ou séparation des deux étages de degrés, en étoit encore tout incrustée, lors de la découverte ; mais on les a arrachés pour les porter dans le petit jardin du roi. Les gradins pour asseoir les spectatateurs sont au nombre de seize, au-dessus desquels on trouve une esplanade plus large, qui suit la forme des gradins en demi-cercle, et que les anciens nommoient Prœcinctio. C’est là que commencent de nouveaux degrés formant un second étage de gradins qui, selon les apparences, n’étoient pas encore découverts lorsque M. le chevalier Venuti est parti de Naples. Le tout est desservi par les escaliers des vomitoires aboutissant aux galeries et au plein-pied. Le diamètre intérieur du bâtiment, mesuré depuis la Prœcinction, en traversant l’étage inférieur de gradins et l’orchestre ou parterre, est de 60 palmes, selon les mesures prises par M. Venuti. Selon les mesures qui lui ont été depuis envoyées, la largeur de tout l’édifice, prise en dehors, est de 160 pieds et de 150 dans l’intérieur. Le demi ceintre en a 290, d’un angle de la scène à l’autre. La scène, ou le Pulpitium, a 75 pieds de face et 30 seulement de profondeur. Pour moi qui connais le local, je doute fort que l’on puisse compter sur l’exactitude de ces mesures, qui n’ont pu être prises qu’à boulevue et par parties séparées ; car tout ce vaste édifice est encore comblé de terre, au travers de laquelle on n’a fait que pousser, d’un lieu à un autre, quelques conduits souterrains bas et étroits. M. Venuti conjecture qu’au-dessus du second étage de gradins, il y avoit une seconde Prœcinction terminée par une grande corniche, sur laquelle étoient posées les statues dont on a trouvé les fragments. Il croit aussi que l’orchestre (du moins si c’est ainsi qu’on doit nommer chez les Romains la partie du théâtre qui portoit ce nom chez les Grecs, et que nous appelons le parterre) se trouvera pavé de marbre. Les degrés du théâtre font face à la mer. Le Podium, l’Orchestre et le Proscenium, n’ont pas encore été assez bien fouillés pour en pouvoir faire la description. Le derrière du Proscenium étoit orné de colonnes, de marbre rouge sur leurs bases, entre lesquelles étoient posées des statues de bronze, servant de point de vue à une rue qui paraît aller du théâtre à la mer. On a porté les colonnes rouges les mieux conservées dans l’église de Saint-Janvier à Naples.

Trois grandes colonnes cannelées en stuc, d’une belle proportion, mais fort endommagées. Les entre-colonnes sont formées par de grandes tables de marbre blanc, sur lesquelles sont écrits quantité de noms d’affranchis.

Les vestiges d’un temple d’Hercule, voisin du théâtre. On y a trouvé une statue de ce dieu et quantité d’instruments propres aux sacrifices. M. Venuti pense qu’une partie des colonnes trouvées dans les ruines du théâtre appartenoient à ce temple. Il avertit le lecteur qu’il est fort difficile aujourd’hui de discerner la véritable place de chaque chose. L’excavation des terres se faisant sans ordre et sans suite, le terrain est rejeté d’un conduit dans un autre ; ce qui fait qu’on le manie à plusieurs reprises et que quelquefois on ne sait plus d’où viennent les morceaux qu’on en retire. Ce temple d’Hercule consiste en une salle élevée, dont les murs aujourd’hui renversés sont peints en clair-obscur, ou, pour nous exprimer à la française, en camaïeux rouges et jaunes, représentant des chasses, des grotesques, des perspectives ou autres tableaux différents. Le mur du fond n’est pas renversé, mais seulement un peu incliné. Il forme deux espèces de niches, au fond desquelles étoient doux tableaux hauts de sept palmes 8/12, larges de six palmes et demie ; l’un représentant l’histoire de Thésée ; l’autre celle de Télèphe. Ces deux peintures que l’on fortifia par derrière, avec de grandes tables de lavagne, furent enlevées de la manière que j’ai décrite dans mon précédent mémoire ; ce que l’on eut d’autant plus de facilité à faire sans les gâter, que l’enduit sur lequel on a peint à fresque est fort épais. M. Venuti fait voir à ce sujet, que les anciens mettoient en usage cette même manière d’enlever les fresques, et qu’au rapport de Varron, on transporta ailleurs des fresques et des bas-reliefs en stuc, travaillés par Demophile et Gorgas, dans le temple de Cérès, près du grand Cirque. Après que le Thésée et le Télèphe eurent été tirés du souterrain, M. Venuti employa, avec la permission du roi, un Sicilien nommé le signor Moriconi, enseigne dans l’artillerie, qui, au moyen d’un vernis mis sur ces tableaux, a fort bien réussi à rappeler les couleurs et aies conserver pour l’avenir.

Les ruines d’une basilique au milieu de laquelle on a trouvé une statue de Vitellius et sur les ailes six piédestaux de marbre, au bas desquels sont les restes presque entièrement fondus de six statues de bronze.

Un petit temple ou chapelle incrustée de marbre de rapport, dans laquelle s’est trouvée une petite statue d’or.

Une maison particulière dont la porte étoit grande et fermée d’un cadenas de fer, qui tomba en pièces, dès qu’on voulut le forcer. Après avoir vidé le terrain de l’intérieur, on trouva d’abord un petit corridor qui conduisit à une salle de plein-pied, enduite et peinte en rouge. On y trouva quelques vases et carafes d’un cristal épais, encore pleines d’eau, et deux écrins de bronze. En ouvrant le second de ces écrins, on y trouva une lame d’argent très-mince, roulée en rond et toute écrite au burin en caractères grecs ; mais comme on la rompoit en voulant la dérouler, le roi la prit et l’emporta dans son cabinet. À côté de la salle est un escalier assez commode par où on monta dans une chambre haute, dont le plancher supérieur est enfoncé. Cette chambre paraît avoir servi de cuisine, vu la quantité d’écuelles, de trépieds ou autres instruments de cette espèce, qui y furent trouvés. On y vit aussi des raisins et des noix fort bien conservés en apparence, mais réduits en charbon et en cendre dans l’intérieur. À côté de cette cuisine est une chambre presque ruinée, pavée en mosaïque assez mal faite, façon de tapis de Turquie. On y trouva une grosse écritoire de bronze, des médailles et des pierres gravées. Deux autres pièces contiguës paraissent faire partie de la même maison. L’une est un appartement de bains pavé de petites pierres carrées, garni de vases, de coquilles de bronze, et de strigils ou râcloirs, de différentes grandeurs. L’autre est une fort jolie cave ou cantine. On y entre par une petite porte revêtue de marbre blanc qui donne dans une chambre large de 8 brasses, et longue de 14 au moins ; car on ne vida pas tout le terrain. Celle-ci communique à une autre pareille de 14 brasses en tous sens. Ces deux pièces sont pavées de marbre et tout entourées d’une banquette assez large, élevée d’une coudée au-dessus du pavé, revêtue de marbre et portant sa corniche. Tout le long de cette banquette régnoient des couvercles de marbre. On vit, après les avoir levés, qu’ils servoient à boucher de grands vases de terre cuite, propres à tenir du vin, engagés dans la maçonnerie et descendant bien plus bas que le pavé de la cave. Chacune de ces urnes pouvoit contenir dix barillets, mesure de Toscane. La seconde cave avoit une ouverture longue et étroite, qu’on prit d’abord pour une fenêtre. Après l’avoir dégagée, on vit que c’étoit une armoire pratiquée dans le mur, profonde d’environ sept pieds et garnie jusqu’au haut de gradins de marbre de diverses couleurs, chacun portant sa petite corniche, très-joliment travaillée. Ces gradins servoient, sans doute, à ranger des bouteilles, des coupes et des carafes. On les a tous détruits, au grand regret des curieux, aussi bien que la banquette des deux caves, pour avoir le marbre et faire du placage ailleurs. On a aussi brisé toutes les urnes de terre en voulant les arracher. Il n’en reste que deux, dont on est venu à bout de rejoindre les fragments avec du fil de fer. Ces urnes sont fort ventrues ; leur col est un peu moins élevé que la banquette dans laquelle elles étoient enchâssées.

On a vidé les décombres de quelques autres maisons particulières, où l’on a remarqué, en général, que les escaliers sont étroits et à une seule rampe toute droite ; que les fenêtres sont petites et garnies d’une espèce d’albâtre transparent et très-mince, dont on trouve encore quelques morceaux en place ; que presque toutes les maisons ont une petite galerie pavée de mosaïque et peinte en grotesques, sur un fond rouge ; que les angles des murs sont à vive arête et comme neufs ; que les fers sont presque entièrement consumés par la rouille ; que les bois de charpente ont parfaitement conservé leur forme extérieure, mais qu’ils sont noircis et luisants ; dès qu’on les touche, ils tombent en pièces ; on distingue assez bien les fibres et les veines, pour reconnaître l’espèce du bois.


FIN DU PREMIER VOLUME.