Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Impératrice/septembre 1794


Au mois de septembre 1794.

De Woerlitz, chez le Prince de Dessau.


M a d a m e,


JE savois bien que la maison d’Anhalt étoit la première dans l’almanach par ordre alphabétique, et même généalogique ; mais je ne lui connoissois pas tant de goôt pour les jardins. Quel cousin que ce cousin de V. M. I. ! Ceci ressemble beaucoup à Czarskozelo ; c’est à peu près le même genre. N’étant pas si grand souverain, il ne se passe pas tant de caprices ; il ne prend pas tant de licences poétiques. Son gothique n’est pas couleur de rose, comme celui que j’ai été assez insolent pour reprocher à V. M. En vérité, quand j’y pense, je suis effrayé d’avoir soutenu quelquefois mon opinion avec entêtement. Je me ressouviens encore de l’Ukase sur le duel, que j’ai osé attaquer avec tant d’audace, que, tout en le défendant, V. M. m’en a presque proposé un. Je veux même qu’elle se rappelle toutes mes brutalités, mes opiniâtretés et jusqu’à la mauvaise foi que je mettois quelquefois dans la discussion pour me tirer d’affaire. Elle verra que je ne l’ai jamais flattée. Ce que j’ai dit ou écrit à V. M. I., sur ce que j’ai vu en elle d’enchanteur et de bon, étoit vrai : donc ce n’étoit pas flatterie ; et je m’en serois peut-être encore abstenu, si vous n’étiez pas, Madame, une Impératrice. Je n’aurois pas dit tout cela à un Empereur. Mais les vérités à une femme ont toujours l’air de la galanterie, et l’on peut sans bassesse louer un tel souverain.

Ce mot m’est échappé : pardonnez ma franchise.
Dans ce sexe, après tout, vous n’êtes pas comprise.
L’auguste Élisabeth n’en a que les appas.
Le Ciel qui vous forma pour régir des états ;
Apprend à gouverner à tous tant que nous sommes :
Et l’Europe vous compte au rang des plus grands hommes.

V. M. I. a-t-elle l’esprit de comprendre que sans le despotisme du vers, j’aurois mis son nom à la place de celui d’Élisabeth, et s’est-elle défendue, en lisant ceci, de penser que cela lui alloit beaucoup mieux qu’à la reine d’Angleterre ? Je parie qu’elle a repoussé cette idée par modestie, mais que cependant elle lui est venue dans la tête. Cela est impossible autrement ; je trouve même que la modestie n’est souvent qu’une hypocrite qu’on emploie pour s’attraper soi-même. La modestie est la pudeur de l’éducation, et par habitude appartient plus à votre sexe qu’au notre. Le grand Condé ne se gênoit pas, et a dit :

Si je n’ai pas une couronne,
C’est la fortune qui la donne,
Il suffit de la mériter.


A votre place, Madame, il auroit dit : Je suis celui qui la porte le mieux.

Je reviens à mes moutons du Prince de Dessau : ils sautent et mangent sous mes fenêtres les fleurs qui émaillent la plus belle des pelouses. Je suis moins personnel que M. de Voltaire, qui dit : Je n’aime les moutons que lorsqu’ils sont à moi ; et moins gourmand que le duc de Nevers, qui dit, en voyant l’abbé de Chaulieu admirer pastoralement un troupeau : Peut être que de tous ces gueux-là, il n’y en a pas un qui soit tendre. Je conseille à V. M. I. d’acheter une nouvelle édition de mon Coup-d’Œil sur Belœil, où elle verra la description de Woerlitz, qui est, en vérité, l’un des plus beaux lieux du monde.

Si V. M. s’étonne de me voir occupé de foin au lieu de lauriers, c’est que cette moisson est plus aisée : j’aurois bien voulu cependant essayer de la plus belle tout comme un autre ; mais apparemment que je suis mort avec Joseph II, ressuscite un moment pour mourir avec le maréchal Loudon, et tomber malade avec le maréchal Lacy.

Mon royaume n’est plus de ce monde : il me semble pourtant que je ne laisserois pas renverser celui des autres. Lorsqu’on a porté un habit vert, parement rouge, on sait d’autant mieux soutenir les trônes que celui de sa Souveraine n’a pas besoin d’être soutenu.

Le comte de Browne part dans ce moment pour Pétersbourg, et je n’ai que le tems de me mettre aux pieds de V. M., en lui renouvelant, etc.