Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/A madame de C/02
LETTRE II.
VOILA le sort, Madame la Marquise. Je
vous ai laissée au milieu d’une douzaine d’adorateurs
qui ne vous entendent pas ; et moi, qui
sais vous comprendre, je ne vous entendrai pas
de long-tems. Me voici à 1200 lieues de vos
charmes, mais toujours près de votre esprit,
qui vient sans cesse se retracer à ma mémoire.
Je vous vois envoyer un de ces messieurs pour
faire mettre vos chevaux, vous impatienter du
compte qu’il vous rend des siens, accabler un
autre d’épigrammes et de plaisanteries ; permettre
à un quatrième de vous suivre au spectacle ;
encourager un cinquième dans son amour
malheureux ; ne point désespérer le fougueux
qui prend sa violence pour de la passion, et qui
espère vous séduire en vous disant qu’il fait sauter des fossés à son régiment : je vous vois
enfin faire des frais pour un ou deux qui vous
comprennent ; mettre votre esprit à fonds
perdu avec les autres : mais je ne vois pas votre
cœur en jeu dans tout cela. Deux ou trois
menteurs de profession vous font des contes,
dont vous n’êtes pas la dupe. Deux ou trois
faiseurs se flattent de vous faire prendre leur
parti dans les affaires qui commencent à s’embrouiller.
Vous ne prenez que le parti des
gens qui vous amusent : et vous adoptez pour
opinions politiques celles qui vous inspirent
les mots les plus piquans et les plus spirituels.
Vous vous moquez du tiers et du quart : car il
me semble que j’ai déjà entendu prononcer
ce mot souligné à quelques-uns de vos ennuyeux notables.
Les grands hommes de l’Amérique
vous paroissent petits en Europe ; je
ne les trouve pas non plus comme le vin de
Bordeaux, qui n’a, pour être bon, qu’à passer
la mer. Deux de vos adorateurs ont beau faire
les bêtes pour vous convaincre de la passion
que vous leur inspirez, un petit bout d’oreille
les décèle encore comme plus aimables qu’aimans.
Si, pour faire les aimables et les bons,
ils ne donnent pas bientôt à gauche, rappelez-moi
à leur souvenir. Si celui à côté de qui je
suis logé s’égare jamais, ce sera par de bons motifs : et lui seul méritera de l’indulgence. Ce
cher Ségur n’est séparé de moi dans cette galerie
que par une cloison. Comme nous parlons
de vous ! Comme je lui dis du mal de quelques
personnes dont il pense du bien, et à qui il
est si supérieur ! Gare la philosophie ! Mais,
encore une fois, il sera le seul qui n’aura que
de louables intentions.
Grâce pour vous, pleine de grâces, si l’envie de vous amuser fait croire aux sots que vous n’aimez pas plus Henri IV qu’un ligueur, et Gaston de Foix qu’un cordonnier de Paris ; et point de grâce pour ceux qui vous jugeront mal.
Je crois que cette lettre partira de Krementczuck. Le nom n’est pas lyrique ; mais accoutumez-vous à tous ceux que Lulli, et même Rameau, n’auroient pu que psalmodier. Nous ce traversons pas un pays de bergerie, ni de vendangeuses ; mais cela vous est égal : vous n’êtes pas champêtre. De plus grands objets nous occupent : par exemple, de mon superbe lit je vois Pereveosloff, où le pauvre Charles XII a passe le Boristhène pour aller se cacher à Bender. J’attends la fin de notre navigation pour vous en rendre compte ; je ne m’étois jamais embarqué que dans quelque petite aventure, et je menois ma barque tout comme un autre : jusqu’à ce que j’entre dans celle de Caron, je ne cesserai point de vous aimer et de vous le dire.