Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 159-165).

SCÈNE INTIME


Une chambre à l’Hôtel St-Louis. Deux hommes sont assis près d’une table et causent. L’un a une figure pâle et nerveuse encadrée d’une barbe noire, peu fournie : c’est le rédacteur d’un journal conservateur. L’autre est de petite taille, élégamment vêtu, a le geste vif, l’œil inquiet, la figure ornée d’une moustache de nuance indécise, annonce un sanguin. C’est le directeur d’un journal ministériel. Un waiter entre.

Le journaliste rouge. — Apportez une bouteille de champagne.

Le waiter disparaît.

Le journaliste bleu. — Tu ne buvais pas du champagne lorsque tu as quitté Arthabaska.

Le journaliste rouge. — Ni toi non plus lors que tu étais tout frais débarqué de St-Lin.

Le journaliste bleu. — La politique a du bon.

Le waiter reparaît avec une bouteille et des verres, et sort.

Le journaliste rouge. — Écoute ; je vais droit au but. Je suis vertement secoué par L’Union Libérale pour un article malencontreux. Répondre dans mon journal c’est attiser les flammes. Si tu pouvais venir à mon aide dans le Canadien en donnant à ton article une couleur d’indigo pour les apparences. Je reproduirais le tout et le tour serait joué.

Le journaliste bleu. — Ma réputation ne vaut pas le diable. Il faut être vertueux pour faire l’éloge de la vertu des autres. De plus, moi, je soutiens tous les gouvernements. Si ça m’était utile, je défendrais le gouvernement du Céleste Empire et ferais les yeux doux au roi des Patagons. Ce sont là mes principes. Après cela, comment dire que c’est uniquement dans l’intérêt des conservateurs que j’attaque L’Union et non pour te défendre. On pourrait dire : « Asinus asinum… »

Le journaliste rouge. — Une idée… Publions la chose dans L’Événement. Ça passera sur le dos de Rouillard.

Le journaliste bleu. — Ça y est. Seulement quand il s’agira de la récompense, (il parle bas à son ami) ce ne sera pas pour Rouillard.

Tous deux se frottent les mains et rient bruyamment.

Le journaliste rouge. — L’idée vaut un verre de champagne. (Il emplit les verres.)

Le journaliste bleu. — Rédigeons l’article, maintenant.

Le journaliste rouge. — D’abord, dis que pendant sept ans j’ai soutenu mon journal au prix des plus grands sacrifices de temps et d’argent…

Le journaliste bleu. — D’argent ! Mais puisque tu étais ruiné, puisque tu vivais avec ton journal, tu ne pouvais y mettre d’argent. Quant à ton temps, tu étais payé. Il faut être logique.

Le journaliste rouge. — Je te dis que le public gobera ça. Je faisais toujours ce discours-là, lorsqu’il s’agissait d’obtenir des souscriptions pour le journal, et ça prenait.

Le journaliste bleu. — Il faut avouer que les vieux rouges se saignaient à blanc sans pour cela changer de couleur.

Le journaliste rouge. — Un autre verre de champagne pour ce mot-là. (Ils se versent à boire.)

Le journaliste rouge. — (s’échauffant.) Dis que pendant quinze ans, à chaque pas, dans chaque comté, au plus épais de la mêlée, tu m’as vu me dresser contre toi, formidable et terrible, déjouant tes plans, brisant tes œuvres, organisateur, tribun et écrivain à la fois.

Le journaliste bleu — Oh ! là là !

Le journaliste rouge. — Que dis-tu ?

Le journaliste bleu. — Je dis : Oh ! là là !

Le journaliste rouge. — N’ai-je pas autant fait avec la plume qu’avec la parole ?

Le journaliste bleu. — M’est avis que tu te pares des plumes des autres.

Le journaliste rouge. — (s’emballant.) Peins-moi poursuivi, traqué, par mes créanciers. Parle des shérifs, des huissiers, des records barbouillant leurs grimoires au sein de ma famille, tandis que moi je corrigeais les épreuves de mon journal dans tes bureaux, sur tes tables de pierre…

Le journaliste bleu. — Comme jadis les philosophes sans le sou burinaient sur la pierre les préceptes de la sagesse… Mais soyons sérieux, mon cher. Je crois que tout cela porte à faux. Les jeunes gens de L’Union reconnaissent tes qualités, ton habileté aussi bien que ton activité. Ils savent avec quelle vigueur tu as rédigé ton journal dans l’opposition, ils admettent que tu aurais vécu plus largement si la chose publique ne t’avait pas tant tenu à cœur, et qu’il est juste que tu aies la plus large part de patronage. Mais ce qu’ils ne veulent pas c’est que tu les traites plus durement que des adversaires, s’il leur arrive de regarder de travers un conservateur-national. Après tout L’Union est, à part L’Électeur, le seul journal libéral dans Québec.

Le journaliste rouge. — Qu’importe. Les éloges ne peuvent me faire tort. Il faudra de plus tomber sur L’Union Libérale, dire que ce sont des gens d’hier, qui sèment la division et qui n’ont jamais rien fait pour le parti.

Le journaliste bleu. — Diable ! nous ! parler contre ceux qui veulent diviser pour régner ! Tu te rappelles ma colonne libérale dans L’Événement, et toi, tes éreintements, tes articles incisifs et cinglants contre l’hon. Pantaléon Pelletier. On va dire : « c’est le diable qui s’est fait moine. » Des gens nés d’hier, dis tu ? Mais les conservateurs-nationaux sont encore au maillot. Cependant, puisque ça n’ira pas à Rouillard, c’est convenu, et l’affaire est bâclée.

Le journaliste rouge. — Alors je puis compter sur toi, je crois que notre plan est habilement conçu.

Le journaliste bleu. — Il ne vaut pas le diable.

Le journaliste rouge sort après avoir serré la main de son interlocuteur : ce dernier déguste un dernier verre de champagne, un éclair de malice brille dans ses yeux et il murmure entre ses dents :

«  En vérité je pourrais rouler facilement ces gens-là. Mais il y a ce diable de Mercier. Tant qu’il sera là, il faudra se tenir tranquille. Mais celui qui vient de sortir n’est pas un Talleyrand.

« Attaquer des gens qui n’ont rien à perdre, tandis que lui… Et il serait si facile en allant à eux, en leur tendant la main, de s’en faire des amis, des amis sincères pour la bonne comme pour la mauvaise fortune ! »