Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 82-90).

LETTRE DE PARIS

27 janvier 1888.


J e voudrais vous parler de trois choses qui défraient par le temps qui court la chronique parisienne, les Grands Magasins, l’Académie et le Chat Noir.

On connaît déjà les Grands Magasins : ce sont d’immenses bazars où l’on a réuni toutes les spécialités en fait de nouveautés et d’objets qui font partie du commerce de détail. On prétend qu’ils monopolisent le commerce et qu’ils tuent les autres établissements plus modestes. On a raison, et, s’ils ne font point disparaître complètement les petits commerçants, ils sont en train de les réduire singulièrement. Mais on n’égorge pas ainsi les gens sans les faire crier et les boutiquiers crient et luttent avec énergie. Ils ont fondé un journal où ils proposent des réformes et veulent que le gouvernement écrase sous l’impôt les monopoleurs. Voilà pourquoi le Louvres et le Bon Marché font parler d’eux.

Quant à moi je crois la lutte impossible. Savez-vous bien que celui qui le premier a fondé un Grand Magasin a eu une idée de génie. Il s’est dit : « si je réunis dans un seul local ce qui est disséminé sur une grande étendue, je pourrai vendre à des prix très modiques ; je n’aurai pas besoin d’abord de placer mon établissement sur la rue la plus commerciale puisqu’on fera un exprès pour s’y rendre ; puis j’occuperai un terrain moins vaste que celui occupé par des spécialistes auxquels un local particulier est nécessaire pour chacune de leurs boutiques ; j’aurai aussi une administration unique, ce qui sera plus économique ; je pourrai même joindre à mon établissement un restaurant où je nourrirai mes employés, ce qui leur permettra de donner beaucoup plus de temps à mes affaires : tous ces avantages me mettront en position de vendre à meilleur marché et de faire plus de profits. J’aurai aussi un prix invariable pour attirer la clientèle sérieuse qui paie. Enfin, j’offrirai cet avantage énorme : j’épargnerai à mes clients, l’ennui, les dépenses et la perte du temps, qu’occasionne dans une grande ville l’obligation de faire des courses considérables. Aussi, les provinciaux qui viennent pour deux ou trois jours à Paris se rendront chez moi. Et puis quel plaisir ce sera pour la Parisienne de trouver sous la main tous ces riens charmants et ces toilettes chatoyantes qui font la joie de ses yeux et le désespoir de son mari. Mon établissement sera un lieu de rendez-vous pour la jolie mondaine, qui pourra y nouer quelques intrigues, et alors tous les désœuvrés et tous les élégants y afflueront. »

L’idée était excellente et a réussi. Mme Boucicault, qui vient de mourir et qui était propriétaire du Bon Marché, a laissé une centaine de millions.

J’ai assisté à une séance de l’Académie, vous savez, le célèbre Académie. Si le Français n’est pas sérieux, il a le respect du sérieux. C’est pourquoi il aime à se rendre à ces séances solennelles auxquelles le convient les immortels. C’est en vertu du même principe qu’il reçoit la Revue des Deux Mondes, ce vestibule de l’Académie : je ne pourrais vous assurer cependant qu’il la lit.

La séance avait un intérêt particulier, le successeur de M. de Falloux, M. Gréard, devait y lire son discours de réception et on croyait que cette séance serait une démonstration royaliste. M. de Falloux a été le dernier des catholiques libéraux. Voilà longtemps que le catholicisme libéral a fait son temps en France. Ç’a été une tentative malheureuse, quoique peut-être inspirée par de généreux sentiments. On voulait concilier l’Église avec les idées libérales dont s’était éprise la France d’alors. Mais l’Église, immuable dans ses dogmes, ne pouvait faire de concessions ; d’un autre côté, les libéraux catholiques n’avaient pas compris la portée du mouvement libéral qui se faisait. Ce n’était pas un engouement passager, mais le fruit des idées du 18e siècle, et il devait trouver sa libre expression dans le républicanisme contemporain, qui a remplacé la religion par le déisme ou le matérialisme. Condamné par l’Église, rejeté par les libéraux véritables, le libéralisme catholique devait mourir, et il est mort. J’en conclus que ceux qui ont voulu voir au Canada des libéraux catholiques n’ont dit que des sottises et ne pouvaient dire autre chose.

La salle consacrée aux séances académiques est trop petite ; elle contient à peu près autant de monde que notre Institut de Québec. Il m’a semblé cruel de condamner à y vivre des gens qui ont reçu l’immortalité en partage. On remarquait ce jour-là dans l’assistance beaucoup de personnalités de la vieille noblesse française. On s’attendait à des incidents piquants, mais il ne s’est rien produit, car il ne se produit jamais rien à l’Académie. Le récipiendaire a fait un discours prudent et solide, mais sans éclat et un peu ennuyeux ; il n’a pas voulu se faire remarquer. Le duc de Broglie, qu’on comprenait à peine, lui a répondu par une harangue à l’ancienne mode, pleine de phrases vaporeuses et solennelles, fleuries de métaphores qui font la joie des gens graves.

On a soulevé là de vieilles questions sans intérêt, aujourd’hui que les personnages principaux sont disparus, que les acteurs qui animaient la scène sont morts. J’ai éprouvé là l’impression que je ressens lorsque je vais voir jouer une petite opérette contemporaine ; le genre semble démodé, les maîtres qui animaient les Pierrots et les Colombines enfarinés sont disparus ; ils paraissent maintenant lugubres et sans éclat sous la lumière de la rampe ; la musique d’Offenbach, si gaie, si lumineuse, si vivante, n’est plus là pour communiquer la vie aux personnages. Halévy et Meilhac ne sont plus là non plus pour jeter l’esprit à profusion et faire oublier ce que le genre a de faux et de vide.

Si l’Académie n’amuse pas les Français, les Français s’amusent toujours à ses dépens. C’est probablement cette vieille habitude qui a fait naître l’établissement du Chat Noir. Le Chat Noir est un café auquel on a donné un aspect aussi académique que funambulesque, fondé et fréquenté par les artistes en herbe, les étudiants et les rapins. Je suis allé prendre une consommation dans cette illustre taverne. Un chat noir énorme et fantastique en décore la façade, les fenêtres sont étroites, coloriées et terminées en éteignoirs ; le tout a un aspect moyen-âge. Sur la porte, on lit cette inscription :

Passant, arrête-toi !
Cet édifice
sous le consulat de
Grévy, de Freycinet et Ferry
étant archontes, Gragnon, chef des Ar-
chers, fut élevé aux Muses et à la
joie sous les auspices du
Chat Noir.
Passant, sois moderne !

Un suisse gras et dodu se tient dans le vestibule et annonce votre entrée en frappant le parquet de sa canne à pommeau. Vous pénétrez alors dans une salle remplie de jeunes gens pour la plupart, qui fument et boivent de la bière brune, dans un costume négligé et légèrement fantaisiste. L’intérieur a un aspect encore plus moyen-âge que l’extérieur. Le plafond, le parquet, l’ameublement sont de couleur sombre, tandis que les murs sont couverts de peintures les plus extraordinaires et les plus extravagantes ; le chat y est reproduit partout avec des poses invraisemblables. Tous les garçons sont vêtus en académiciens et portent les palmes vertes avec une dignité grotesque. De gros chats noirs se promènent entre les jambes des consommateurs et quelquefois sautent sur la table et nous regardent boire notre bière en clignant leurs yeux jaunes. Toutes ces excentricités amusent les artistes et les étudiants. Plusieurs peintres qui commencent à faire parler d’eux sont les auteurs de quelques-unes des peintures murales du Chat Noir. Le cabaret fait d’excellentes affaires ; il possède maintenant un théâtre au second étage, et il y est publié un journal qui porte aussi ce titre du Chat Noir et qui est très spirituel.

Z.