Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 62-72).

LETTRE DE PARIS

Paris, 18 décembre 1887.


T out est calme maintenant dans Paris ; les vendeurs de journaux sont tellement épuisés d’avoir crié les nouvelles politiques depuis quelque temps, qu’ils nous offrent les journaux en remuant des lèvres d’où il ne sort plus aucun son. Pendant quelques jours, il a soufflé comme un vent d’émeute, et on a pu craindre un moment des troubles sérieux. Alors que l’effervescence avait le plus d’intensité, je me suis rendu sur la « Place de la Concorde, » lieu de réunion des manifestants. Cette place égale en superficie à peu près cinq ou six fois notre Esplanade ; elle est pavée en asphalte, ornée de fontaines, de jets d’eau, d’un grand nombre de statues en marbre ; touchant d’un côté à la Seine, sur la rive gauche de la quelle on aperçoit la masse sévère de la chambre des députés ; elle est bornée sur les autres côtés par les Champs-Élysées et par la rue de Rivoli, la plus vivante, la plus animée des rues de Paris. Cette belle place de la Concorde qui paraît si étincelante, si gaie, par un beau soleil, lorsqu’elle est croisée en tous sens par une multitude d’équipages, a été le théâtre des scènes les plus sombres, et le malheureux Louis XVI l’a teinte de son sang.

Le spectacle était fort curieux le jour où je m’y suis rendu. Elle était remplie d’une foule immense, remuante et bruyante. Près de la Seine, à l’entrée du pont de la Concorde conduisant à la chambre des députés, on voyait briller les uniformes d’un nombreux détachement de cavalerie qui, de moment en moment, chargeait assez brutalement la multitude de plus en plus pressante. Cependant, la foule était composée en grande partie de curieux, et les véritables manifestants étaient peu nombreux ; on semblait vouloir plutôt s’amuser que causer du désordre. Et, en effet, tout cela était plutôt amusant que sérieux ; quelquefois, quand la cavalerie faisait une charge un peu vive, quelques pauvres diables tombaient dans les fontaines, d’où ils sortaient tout ruisselants, aux grands éclats de rire des plus avisés qui se tenaient à l’écart. Je pensais alors que s’il était tombé une bonne pluie torrentielle comme nous en avons à Québec, Paris serait rentré vite dans le calme. Si j’ai bonne mémoire, c’est un ministre de l’Empire qui s’était avisé un jour de disperser les attroupements en faisant donner par les pompiers des douches d’eau froide aux groupes trop récalcitrants. Si non è vero è bene trovato.

Il n’en est pas moins vrai que le système du gouvernement actuel tient la France dans un état d’agitation presque permanent. La société française plus que toute autre s’est transformée. Autrefois, il n’y avait dans l’État que deux grands corps : l’aristocratie et le peuple. Aujourd’hui, grâce à la diffusion de l’instruction, au progrès de l’industrie qui met à la portée de toutes les bourses ce qui était le privilège des riches, les différentes classes des citoyens se sont rapprochées et les distinctions de rang tendent à s’amoindrir et à disparaître. La diversité des intérêts a multiplié les partis politiques ; il en résulte qu’un groupe n’arrive au pouvoir que grâce à une coalition temporaire et il ne peut se maintenir longtemps. On comprend que dans un pays où la centralisation est si grande, comme c’est le cas en France, un pouvoir exécutif aussi instable est une source d’énervement, et si la guerre se déclarait, on ne sait trop comment la France pourrait faire face aux embarras que causerait un tel état de choses. Aussi, un grand nombre d’esprits réfléchis sont d’opinion que le pouvoir exécutif devrait être mis à l’abri des crises ministérielles et se prononcent pour la séparation des pouvoirs exécutifs et législatifs. Et ces modifications devraient s’opérer au plus tôt, si l’on considère que la guerre avec l’Allemagne ne pourra tarder à arriver. Dans la presse, dans les collèges, dans les conférences publiques, on cherche à inspirer à la jeunesse française la haine de l’Allemagne.

J’ai voulu avoir une idée des conférences et des cours qui se donnent à Paris et des moyens qu’on emploie pour répandre l’instruction. Je ne vous parlerai que de mes impressions personnelles : il serait trop long de vous exposer l’organisation de l’instruction en France. On fait des efforts inouïs ici pour répandre les connaissances générales chez le peuple en matière d’art, de science, d’industrie et de commerce ; on crée ainsi des ingénieurs, des ouvriers, des industriels qui ont de leur métier une connaissance très approfondie. Mais les lourdes charges qu’occasionne le soutien d’une armée permanente, une administration compliquée, paralysent jusqu’à un certain point l’industrie et le commerce français et les empêchent de lutter avantageusement avec l’Amérique. Je me suis rendu plusieurs fois au Conservatoire des arts et métiers où se donnent des cours gratuits d’économie politique, de science financière, de chimie industrielle, de droit commercial, etc., et ces cours sont suivis par un grand nombre d’ouvriers.

Si on veut avoir une idée de l’instruction supérieure, il faut se rendre au Collège de France. Les cours y sont donnés par les littérateurs et les savants les plus célèbres de France, mais il est triste de constater que l’enseignement catholique y est supprimé et la religion même souvent attaquée. L’auditoire y est composé en grande partie de femmes, du moins aux cours de littérature ; quelques-unes sont, ma foi, fort jeunes et fort jolies, et on s’étonne de les voir prendre un intérêt à des questions qui laisseraient indifférentes nos jeunes mondaines de Québec. Il faut dire cependant que c’est là une affaire de mode et d’engouement parisien et qu’on va là souvent plutôt pour étaler un jolie toilette que pour connaître l’influence de Jean-Jacques Rousseau sur la littérature de son temps.

M. Renan, qu’on connaît de réputation à Québec, fait, au Collège de France, un cours sur la langue hébraïque. J’ai été l’entendre par curiosité ; son auditoire se compose de quelques vieux hébraïsants, tant hommes que femmes, et de quelques curieux. Au physique, c’est un gros homme, à figure large et rosée qu’encadrent des cheveux blancs ; il fait assez l’impression d’un moine défroqué. En l’examinant, un mot d’Henri Heine sur le philosophe Kant me revenait à la mémoire. Parlant des habitudes régulières et de la vie bourgeoise de Kant, de ses façons d’agir tranquilles et méthodiques, il disait que les bonnes gens, en le voyant passer, ne soupçonnaient pas que cet homme-là devait révolutionner l’Allemagne. Le mot peut s’appliquer à M. Renan qui a eu une influence si néfaste sur son pays. Voici en quelques mots le système philosophique et religieux de M. Renan, tel que ceux qui ont entrepris de le réfuter nous l’exposent. Sans déclarer bien ouvertement sa croyance en un Dieu personnel, il nie la Révélation ; l’origine des religions pour lui est comme celle des peuples, entourée de légendes qui n’ont aucune valeur historique, et il a entrepris de faire l’histoire de la religion catholique comme on ferait celle du bouddhisme, ne regardant les miracles que comme le fruit de l’imagination populaire qui, ignorant les lois de la nature, attribue à Dieu ce qu’elle ne peut s’expliquer naturellement et scientifiquement. L’œuvre de M. Renan n’est donc qu’un tissu d’hypothèses sur lequel il a jeté les draperies miroitantes d’un style merveilleux, mais qui ne voile pas suffisamment la pauvreté du fonds. Il n’a pas d’ailleurs le mérite de l’originalité ; il n’a fait que débrouiller et mettre en lumière les idées de quelques philosophes allemands. Au reste, la France est imprégnée des idées allemandes, et on peut dire que les Allemands, après avoir envahi la France avec leurs armées, sont en train d’en achever la conquête par leur science et leur philosophie.

J’ai eu la curiosité d’aller entendre, dimanche dernier, l’ex-Père Hyacinthe. Son église est située sur la rive gauche de la Seine, en plein quartier des étudiants. Elle est grande à peu près comme la chapelle du Séminaire de Québec ; elle était complètement remplie ce jour-là de fidèles et de curieux ; on a d’abord chanté les vêpres en français, ce qui est d’un effet assez curieux, et la cérémonie a été close par le sermon. On m’avait dit que je trouverais bien vieilli celui qui à un moment fut peut-être le plus grand orateur de la chaire de son temps. Je l’ai trouvé encore d’une éloquence saisissante ; il parle avec véhémence : sa phrase se déroule avec harmonie et éclate en images vives et hardies qui font impression ; il anime ses dissertations arides de sectaire d’un souffle de poésie puissant. Il a parlé de Descartes et de l’influence de ce philosophe sur son temps. Descartes est pour lui le génie moderne ; c’est lui qui a brisé les liens étroits de la scolastique et a préparé les voies à la science contemporaine. Emporté par son imagination, l’orateur nous a fait voir un Descartes agrandi, comme une figure symbolique et grandiose de la science et de la philosophie.

Ce genre d’éloquence est un peu démodé à Paris : Il était surtout en faveur au beau temps des Royer-Collard et des Lamartine. Maintenant on parle sur le ton de la conversation et on s’adresse plutôt à la raison qu’au cœur et à l’imagination. À la Chambre et au Sénat, les orateurs qu’on écoute, ce sont les argumentateurs froids et serrés qui parlent sans façon, en hommes d’affaires, ne s’occupant que des faits et des idées. Les discours de M. Clemenceau nous donnent une idée exacte de cette éloquence nouvelle. On peut attribuer ce goût à l’envahissement des idées positives et scientifiques.

En somme, l’ancien orateur catholique m’a laissé une impression attristante. On est d’autant plus porté à regretter ses erreurs et ses fautes qu’il nous donne une plus grande idée de son talent et de son éloquence.

Z.