Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 25-30).

LE MARCHÉ 
DE PAQUES

(L’Abeille, 17 avril 1879.)


C omme le remaniement du tarif passionne tous les esprits, nous avons pensé qu’un article sur nos marchés serait dévoré par nos lecteurs.

Cette idée lumineuse nous est venue en voyant, toute la semaine, les nombreux troupeaux de bœufs se presser et défiler dans nos rues étroites, magnifiques avec leurs grandes robes rousses tachetées de blanc, superbes et ondulants dans leur marche, promenant sur la foule turbulente leurs grands yeux calmes et doux, souvent, lorsque le conducteur pressait de son bâton leur paresseuse allure, s’arrêtant et secouant leurs têtes puissantes d’un air de dédain suprême. Ce qui nous a consolé de les voir marcher ainsi à l’abattoir, c’est que du moins, le samedi de Pâques, ils ont une mort digne d’eux, une mort à l’antique : le front couronné de fleurs. Donc, samedi, pour reprendre le fil de nos idées, nous nous sommes dirigés pédestrement vers le marché St-Roch, qui est le plus pittoresque et qui prête le plus à l’observation, et nous nous sommes mêlés à la foule qui se pressait près des traîneaux peints en bleu dont la longue file se perdait au loin et qui regorgeait de mille et un bons morceaux. Au-dessus de cet amas de choses friandes, trône la marchande, très entendue, toujours prête à rompre une lance avec l’acheteur maussade qui pourrait mettre en doute la qualité de la marchandise.

À chaque traîneau, est attelé un cheval si remarquablement pénétré de l’esprit de son rôle muet et immobile, qu’on pourrait placer entre ses pattes tout un assortiment de porcelaines comme en un lieu sûr. Il tient sa tête inclinée vers le sol d’un air méditatif, comme s’il se livrait à de profondes études sur notre système de macadam. Quelques fois, cependant, il s’arrache à sa contemplation, se détourne lentement, considère le lent progrès de la vente, puis secoue la tête d’un air sentencieux qui semble dire : « le commerce va mal. »

Bientôt notre attention fut détournée de ce spectacle par un groupe de lapins blancs dont on voyait, à travers les barreaux de leur prison de bois, briller les petits yeux ronds et vifs et s’agiter les longues oreilles. Ils semblaient prendre un vif intérêt à de superbes choux épars non loin de là, et variaient ces contemplations gastronomiques par des soins minutieux accordés à leur toilette, soins qui consistaient particulièrement à enfouir leurs têtes entre leurs pattes et à exécuter avec ces dernières un moulinet rapide. Nous regardions ces jolis animaux avec plaisir lorsque nos oreilles furent frappées du bruit d’une conversation politique. C’est là d’ailleurs le thème des conversations sur le marché qui semble à cet égard avoir remplacé le forum antique. Samedi on ne pouvait faire deux pas sans entendre : « La question est celle-ci : Avons-nous, oui ou non, un gouvernement responsable ? » Ou bien : « En voulant décider cette question, monsieur, le gouvernement a porté une grave atteinte à notre autonomie provinciale. » N’ayant pas le dessein de traiter ces questions aujourd’hui nous nous sommes discrètement glissé dans les halles.

Partout où nous jetons les yeux, ce n’est qu’un fouillis chatoyant de roses, de feuilles vertes, de guirlandes de papier colorié qui se déroulent et s’agitent au vent. Au milieu des fleurs et des bœufs immolés s’empressent les garçons bouchers paraissant très bien avec leurs grands tabliers blancs, ressemblant assez aux prêtres de l’antiquité, au moment du sacrifice. Ce qui ajoute à l’illusion, ce sont les couteaux et les haches qu’ils font briller et qu’ils manient avec un laisser-aller assez inquiétant pour les gens qui les entourent. Au milieu du tohu-bohu causé par la foule d’acheteurs, de curieux, de bouchers affairés, de petits commissionnaires traversant la place, un panier en équilibre sur la tête, les poings sur les hanches, et sifflant un air bruyant, circulent un grand nombre de chiens qui lorgnent du coin de l’œil les morceaux friands et happent souvent quelques franches lippées. Plusieurs, ont aussi pour les jambes des prédilections alarmantes. Un terre-neuve surtout semblait nous en vouloir, et nous montrait en grimaçant deux rangées de dents blanches et aiguës.

Malgré tout, nous allions continuer bravement notre promenade, lorsque nous avons pensé que si nous étions blessé, les lecteurs seraient privés de cet article propre à jeter une si vive lumière sur l’état de nos marchés. Ne considérant que l’intérêt de nos amis, nous avons battu en retraite. D’ailleurs cette retraite nous a fait découvrir dans l’histoire naturelle une regrettable lacune : il s’agit du chien des halles. Tous les naturalistes gardent sur ce sujet un silence blâmable. Pline n’en dit mot. Buffon n’en parle pas non plus. Lafontaine le premier l’a signalé. Écoutez plutôt :

…D’autres chiens arrivent ;
Ils étaient de ceux-là qui vivent
Sur le public et craignent peu les coups.

Cet oubli est vraiment inexplicable, d’autant plus que le chien des halles possède une physionomie parfaitement tranchée, digne du pinceau d’un naturaliste.

Nous finissons en recommandant ce sujet à l’attention de nos confrères et en conseillant à ceux qui voudraient s’essayer dans ce genre de faire une petite promenade comme la nôtre.