Lettres en forme de complainte/Complainte II

Poésies complètes, Texte établi par Charles d’HéricaultErnest Flammarion (p. 195-198).

COMPLAINTE II.

     Ma seule Dame et ma maistresse,
Où gist de tout mon bien l’espoir
Et sans qui plaisir ne liesse
Ne me pevent en riens valoir,
Pleust à Dieu que peussiez savoir
Le mal, l’ennuy et le courrous
Qu’à toute heure me fault avoir
Pource que je suis loings de vous.
     Helas ! or ay je souvenance

Que je vous vy derrainement
À si tresjoyeuse plaisance
Qu’il me sembloit certainement
Que jamais ennuyeux tourment
Ne devoit près de moi venir,
Mais je trouvay bien autrement,
Quant me fallut de vous partir.
     Car, quant ce vint au congié prandre,
Je ne savoye, pour le mieulx,
Auquel me valoit plus entendre
Ou à mon cueur, ou à mes yeulx ;
Car je trouvay, ainsi m’aid Dieux,
Mon cueur courroucié si tresfort
Qu’oncques ne le vy, en nulz lieux.
Si eslongnié de Reconfort.
     Et d’autre part, mes yeulx estoient
En ung tel vouloir de pleurer
Qu’à peine tenir s’en povoient,
N ilz n’osoient riens regarder ;
Car, par ung seul semblant monstrer
En riens d’en estre desplaisans,
C’eust esté pour faire parler
Les jalous et les mesdisans.
     Et de la grant paour que j’avoye
Que leur deuil si ne feust congneu,
Auquel entendre ne savoye ;
Oncques si esbahy ne fu,
Si dolent ne si esperdu ;
Car, par Dieu, j’eusse mieulx amé,
Avant que l’en l’eust apperceu,
N’avoir jamais jour esté né.
     Car, se par ma felle maniere,
J’eusse monstré, ou par semblant
Venant de voulenté legiere,
L’amour dont je vous ayme tant,

(Parquoy eussiez eu, tant ne quant,
De blasme, ne de deshonneur)
Je sçay bien que, tout mon vivant,
Je fusse langui en doleur.
     En ce point et encore pire,
Alors de vous je me party,
Sans avoir loisir de vous dire
Les maulx dont j’estoye party ;
Touteffoiz, Belle, je vous dy
Qu’il vous pleust de vouloir penser
Que je vous avoye servi
Et serviroye sans cesser,
     Tant comme dureroit ma vie ;
Et, quant de mort seroye pris,
De m’ame seriez servie,
Priant pour vous en Paradis,
S’il en estoit en son devis ;
Et mes biens, mon cueur et mon corps,
Je les vous ay du tout soubzmis ;
Mais ça esté de leurs accors.
     Car il n’est nulle que je clame,
Ne qui se puist nommer, de vray,
Ma seule souveraine Dame,
Fors que vous, à qui me donnay
Le premier jour que regarday
Vostre belle plaisant beaulté.
De qui vray serviteur mourray,
En gardant tousjours loyaulté.
     Or, vueilliez donc avoir pensée,
Puis que lors j’avoye tel deuil,
Belle tresloyaument amée,
Qu’encore est plus grant le recueil,
Maintenant que, contre mon vueil,
Me fault estre de vous loingtains,
Et que véoir ne puis à l’ueil

Vos belles, blanches, doulces mains,
     Et vostre beaulté nompareille
Que véoye si voulentiers,
Plaine de doulceur à merveille,
Dont tous voz faiz sont si entiers
Qu’ilz ont esté les messaigiers
De me tollir, et près et loing,
Mes vouloirs et mes desiriers ;
Ainsi m’aid Dieu à mon besoing.
     Si vous supply, tresbonne et belle,
Qu’ayez souvenance de moy ;
Car, à tousjours, vous serez celle
Que serviray comme je doy ;
Je le vous prometz, par ma foy,
Du tout à vous me suis donné ;
Se Dieu plaist, je feray pourquoy
J’en seray tresbien guerdonné.