Calmann-Lévy (p. 281-289).

XXXIX


Paris, le 25 janvier 1846.


Chère et excellente mère,

Je m’empresse de vous écrire pour vous annoncer une bonne et heureuse nouvelle c’est que j’ai passé avant-hier mon examen du baccalauréat avec un plein succès. Aussitôt que j’ai reçu du ministère l’autorisation dont j’avais besoin, je me suis fait inscrire, et presque aussitôt j’ai passé mon examen. La réussite, bonne mère, a été complète et j’ai pu m’apercevoir que les examinateurs étaient hautement satisfaits. J’en connaissais du reste déjà quelques-uns, et j’ai trouvé en eux la plus parfaite bienveillance. C’étaient tous des professeurs de la Sorbonne et des célébrités littéraires, Monsieur Ozanam pour la composition écrite, Monsieur Lacretelle pour l’histoire, Messieurs Garnier et Damiron pour la philosophie et la littérature, Monsieur Lefébure de Fourcy pour les mathématiques, la physique et la chimie. Monsieur Garnier a eu la bonté de m’inviter à la fin de l’examen à aller le voir, afin de causer plus longuement avec lui. J’ai accédé à son invitation, et j’ai passé une heure bien agréable avec un homme si aimable et d’un esprit si élevé. Il s’est offert à me donner tous les conseils dont j’aurais besoin pour la direction de mes études. Vous voyez, bonne mère, que la première épreuve m’a parfaitement réussi j’espère qu’il en sera de même des suivantes. Je me suis fait inscrire immédiatement pour la licence ; il est de règle qu’il y ait un an d’intervalle entre le baccalauréat et cet autre grade, et ce n’est pas trop pour la préparation sérieuse qu’il exige. Néanmoins, j’espère obtenir une dispense pour le passer à la séance d’octobre prochain.

Ce second grade, bonne mère, est de la plus haute importance, et quand on l’obtient, c’est un titre tout à fait honorable. Aussi est-il fort difficile à obtenir à Paris, surtout. Mais aussi arrivé là, tout est à peu près fini, car le doctorat qui vient après n’est plus qu’un travail d’amateur, livré au choix de chacun. On prend une thèse, que l’on travaille à sa manière. Puis on la fait imprimer, et on la soutient en Sorbonne. Voilà en quoi consiste cette dernière épreuve, qui n’est plus qu’un exercice honorifique. Vous voyez, donc, chère mère, que la fin de tous ces examens n'est pas aussi loin de nous que nous aurions pu le croire, puisque l’année prochaine, à cette même époque, j’aurai passé le seul grade réellement difficile, qui est la licence. Mais n’anticipons pas si vite sur l’avenir.

Pauvre bonne mère, comme votre dernière lettre m’a percé le cœur, en m’apprenant que le projet dont je vous parlais en ma dernière vous avait fait de la peine ! Quoi ! il sera donc vrai que j’aurai peut-être fait verser des larmes à ma bonne, à mon excellente mère, Maman, chère maman, je me jette à vos genoux pour vous en demander pardon. Oh ! s’il dépendait de moi de ne jamais vous causer la moindre ombre de peine, que je serais heureux de l’acheter même au prix du bonheur de ma vie entière ! Eh quoi ! un quart d’heure de joie causée à ma mère, ou bien un instant de chagrin que je lui aurais épargné ne suffiraient-ils pas pour compenser toutes mes peines ? Il n’y a que le devoir et la conscience qui ne puissent être sacrifiés à rien ici-bas. Oh non ! mère chérie, Dieu ne m’imposera jamais une si cruelle épreuve que de me placer entre ma mère et mon devoir. Toujours ces deux voix sacrées me parleront le même langage, toujours elles me conduiront de concert au bonheur. Maman, ma chère maman, que ne puis-je en ce moment vous voir pour rassurer votre tendresse alarmée ! Pouvez-vous craindre un instant, chère mère, pour le cœur de votre Ernest ! Ne sera-t-il pas toujours bon, pur, élevé, aimant ? Obéira-t-il jamais à d’autres voix qu’à celles du devoir et de la conscience ? Vous paraissez craindre, bonne mère, la nouvelle position que j’avais crue nécessaire pour l’exécution de mes projets. Mais, maman chérie, songez-vous que ce sont ces Messieurs de Saint-Sulpice qui me la proposent et pouvez-vous croire que je me trouve mal en sortant d’une main qui m’a toujours si bien dirigé ? Ces Messieurs du collège Stanislas ne seront nullement mécontents aussitôt que je leur parlai du projet que m’avait suggéré Monsieur Le Hir, ils le comprirent eux-mêmes et tout en me félicitant de cette heureuse fortune, ils me témoignèrent le regret qu’ils éprouveraient, si l’exécution de ce projet m’obligeait à me séparer d’eux. Ils me témoignent toujours la plus parfaite amitié, et me font sans cesse promettre qu’aussitôt ce travail achevé, et mes grades obtenus, je rentrerai parmi eux. Mais ils sentent fort bien qu’il n’est pas possible que je continue à remplir le poste que j’occupe et que je me livre en même temps à ce travail. Néanmoins, chère mère, je suis résolu à ne rien faire sans votre plein consentement. Si vous éprouvez de la peine à me voir accepter cette nouvelle place, eh bien, chère maman, je dirai à Monsieur Le Hir qu’il m’est impossible d’exécuter le plan qu’il m’avait proposé, et il n’en sera plus question. J’avais déjà pourtant si bien commencé ! N’importe, bonne mère, tout cédera à un désir de votre part. Peut-être, chère mère, n’avez-vous pas compris combien ce projet de la grammaire hébraïque était avantageux. Pour moi, j’y ai vu du premier coup un moyen sûr et prompt de hâter notre réunion et de terminer l’exil de notre amie. Vous ne m’en parlez pas dans votre dernière bonne mère, il semblait que vous en fissiez peu de cas je croyais que vous en seriez ravie.

Vous avez peine à croire, bonne mère, que pour deux heures de travail, on me donne ma pension et des appointements. Voici, chère maman, l’exacte vérité pour les deux heures de répétition du soir, on me défraie de la pension et de tout le reste, et l’on m’assure, en outre, des répétitions particulières que je donnerai quand je voudrai et dont tout le profit sera pour moi. Vous ne sauriez croire, bonne mère, comme ces répétitions se paient ici énormément cher. Vous saurez qu’une heure par jour (sans compter les jours de congé, etc.), se paie à raison de soixante francs par mois, et que les appointements ordinaires d’un répétiteur licencié et externe qui fait exactement ce qu’on me propose de faire, sont de deux mille francs par an. Comme je n’ai pas encore le grade de licencié et que d’ailleurs je prendrai ma pension dans la maison (ce qu’on évalue ici à douze ou quinze cents francs), je n’ai pas dû porter si haut mes prétentions. Cela doit au moins vous faire comprendre que les propositions que l’on me fait sont au contraire fort modiques. Quant aux égards, ils me sont assurés par ma position même, j’aurai fort peu de contact avec les élèves et jamais la moindre surveillance à exercer. Et puis, bonne mère, comprenez-vous combien ces répétitions me seront profitables à moi-même pour me préparer à ma licence ? Je ne les ferai qu’aux élèves des quatre classes supérieures ; tout le monde convient que c’est le plus utile des exercices.

Quant à l’isolement, ne le craignez pas trop, bonne mère. Comme je vous l’ai dit, je serai très près de Saint-Sulpice, et je pourrai aller aussi souvent que je le voudrai voir ces Messieurs et passer ma récréation avec eux. Vous me demandez, bonne mère, si j’ai quelque ami. Eh bonne mère, n’ai-je pas trouvé autant d’amis fidèles dans toutes les personnes avec lesquelles je me suis trouvé lié jusqu’ici ! Monsieur Dupanloup a été pour moi d’une bonté charmante dans toutes les visites que je lui ai faites ; la distance m’empêche de voir Monsieur Baudier aussi souvent que je voudrais mais à sa place, Monsieur Le Hir est devenu mon directeur habituel, et je ne puis vous dire quel trésor d’amitié et de bonté j’ai trouvé dans cet excellent cœur. Enfin tous ces Messieurs de Saint-Sulpice et d’Issy sont pour moi autant de pères et d’amis. Enfin, mes anciens condisciples, avec lesquels je vais d’ordinaire passer une partie de la soirée du mercredi soir, me témoignent plus d’affection que jamais. Quant aux conseils qui pourraient m’être nécessaires dans une autre sphère, je les trouverai abondamment dans Monsieur Garnier, Monsieur Julien, Monsieur Quatremère, et enfin, bonne mère, dans l’excellente amie de notre Henriette, mademoiselle Ulliac-Trémadeure, avec qui j’ai enfin fait connaissance. Quel cœur d’or, chère maman, et quelle affection pour notre pauvre exilée ! Oh quel bonheur j’ai eu à causer avec elle ! Elle me parle sans cesse de vous, ainsi que sa bonne vieille mère, qui me demande toujours de vos nouvelles, et qui est fort empressée de vous connaître. Quand donc, me demande-t-elle chaque fois, est-ce que madame Renan viendra à Paris ? Ah pauvre mère, pauvre mère, adieu. Il faut nous séparer. Que ne puis-je vous envoyer mon cœur au lieu de ma lettre, et vous y faire lire comme dans un cristal bien transparent vous y verriez au moins la plus tendre, la plus sincère, la plus vive et la plus pure des affections.

E. R.


Maman chérie, répondez-moi bientôt, s’il vous plaît. Je ne serai heureux que quand vous m’aurez dit que vous êtes contente de moi. Adressez sans aucune crainte vos lettres au collège Stanislas. Mère chérie, mère chérie, si vous saviez combien je vous aime !