Calmann-Lévy (p. 268-276).

XXXVII


Paris, 3 janvier 1846.


Chère et excellente mère,

Les premiers jours de mon année ont été employés à rendre à mes anciens maîtres et bienfaiteurs les devoirs que la reconnaissance m’imposait envers eux. Maintenant que toutes mes visites sont achevées, je viens, chère bonne mère, m’entretenir doucement et tranquillement avec vous. Ah que ne m’est-il donné, comme à tant d’autres, d’inaugurer l’année par un baiser donné à ma mère et en lui présentant les souhaits que mon cœur forme pour elle ! Hélas je ne puis que franchir en esprit la distance qui nous sépare, pour me jeter dans vos bras, et là, chère maman, vous ouvrir mon cœur tout entier. Vous voyez sa tendresse, vous connaissez ses souhaits. Ah que ne dépend-il de moi de vous rendre le bonheur dont vous êtes pour moi l’heureuse cause ! Que Dieu vous rende tous les instants délicieux que vous m’avez fait passer, que toutes vos journées soient aussi belles et aussi pures que celles que j’ai passées auprès de vous ! Vous souhaiter une bonne année, c’est m’en souhaiter une à moi-même. Notre bonheur n’est-il pas indissolublement uni, et la joie de l’un n’est-elle pas celle de l’autre ? Maintenant, bonne maman, je m’en vais vous donner mes étrennes ; ce seront deux bonnes et excellentes nouvelles qui, j’en suis sûr, vous causeront bien du plaisir.

La première, c’est que j'ai reçu de Vienne une lettre de notre chère voyageuse, où elle m’annonçait que dans peu de jours, elle comptait aussi vous écrire. Ce qui a causé ce long retard, c’est un séjour que la famille a fait en Galicie, et le désir qu’elle avait de nous donner quelque chose de certain relativement à son voyage d’Italie ; car il paraît qu’à Vienne, tout a été remis en question. Enfin, chère mère, tout est décidé, et voici son itinéraire, tel qu’elle me le trace Vienne, Gratz, Laybach, Trieste, Venise, Padoue, Ferrare, Bologne, Florence, Sienne, Viterbe et Rome. Les noms soulignés sont ceux des villes où ils feront un plus long séjour. Le retour aura lieu par Florence, Gênes, Nice, la France et Paris. Ah ! quelle joie ! chère maman, imaginez-vous que toutes ces espérances que nous prenions pour des rêves vont enfin se réaliser. Nous la verrons, il n’y a plus aucun doute, et bien plus, nous la verrons dans peu de temps, car j’espère qu’ils choisiront le printemps pour effectuer leur voyage, les chaleurs de l’été étant insupportables en Italie. Ce serait donc dans quatre mois à peu près que nous reverrions notre amie. Concevez-vous ce bonheur, chère maman ? pour moi, j’en reviens à peine, je crois rêver encore, et il faut que je relise sa lettre bienheureuse, pour me convaincre du contraire. Courage donc, chère mère, nous compterons encore des jours heureux. Mais j’ai encore à vous annoncer une excellente nouvelle qui vous surprendra peut-être encore davantage.

Il faut que vous sachiez, chère mère, que tandis que je professais l’hébreu à Saint-Sulpice, j’avais rédigé pour mon cours des notes assez étendues, lesquelles, réunies, forment une grammaire hébraïque à peu près complète. Monsieur Le Hir m'a demandé de les voir, et les a trouvées si bien faites, qu’il m’a fait une proposition à laquelle je n’aurais jamais songé de moi-même, mais qui m’a séduit par les offres avantageuses qu’il y a jointes. Il m’a fortement engagé à les publier, en me promettant de faire accepter l’ouvrage à son éditeur, comme venant de lui-même, car il est déjà auteur, et ensuite de le faire adopter comme ouvrage élémentaire pour l’enseignement de l’hébreu dans tous les séminaires de la Société de Saint-Sulpice, qui sont fort nombreux. Cette dernière proposition, comme vous comprenez, est de la plus haute importance et assurerait à l’ouvrage une publicité très considérable. Je n’ai pu refuser, chère mère vous sentez en effet quels immenses avantages pourrait avoir pour toute ma vie la réalisation de ce projet, surtout si je réussissais, comme j’en ai l’espérance. Je crois posséder sur ce sujet des idées neuves et ingénieuses : ainsi du moins en jugèrent ceux qui suivirent mon cours, et qui eurent la patience de copier ces notes d’un bout à l’autre, malgré leur excessive longueur. Le travail, d’ailleurs, est déjà fort avancé, et il ne me reste qu’à compléter et mettre en ordre les matériaux que j’ai recueillis. Néanmoins, comme je désire faire ce travail avec toute la perfection dont je suis capable, je veux m’obliger à toute une nouvelle série de recherches, lesquelles pourront bien en reculer l’achèvement jusqu’à un an ou dix-huit mois. Mais ce travail m’est agréable, chère mère, et je trouverai dans Paris tous les secours possibles. La bibliothèque de Saint-Sulpice est à ma disposition ; et d’ailleurs j’ai dans les bibliothèques de Paris d’immenses répertoires, où je pourrai puiser à volonté. J’ai fait la connaissance de Monsieur Stanislas Julien, professeur de chinois au Collège de France, et qui, par un hasard bien singulier, connaît beaucoup notre Henriette, ses deux filles ayant été ses élèves. Il me témoigne beaucoup d’amitié et m’a procuré entrée à la bibliothèque particulière de l’Institut. Un de mes condisciples de Saint-Sulpice, frère de l’un des bibliothécaires de Sainte-Geneviève, m’a aussi procuré la permission, rarement accordée, d’en emporter des livres chez moi. Enfin, chère mère, j’ai déjà commencé à suivre différents cours, qui me seront nécessaires pour l’exécution de mon projet, entre autres les cours d’arabe de la bibliothèque royale et du Collège de France. L’excellent Monsieur Quatremère m’encourage aussi fortement à exécuter mon projet et se propose de me fournir des renseignements précieux. Vous voyez, chère maman, que je suis bien appuyé de tous côtés, et que j’ai de raisonnables espérances de succès. Jugez de l’avantage qu’il y a à s’introduire ainsi dans le monde savant par un ouvrage utile et estimé. Et d’ailleurs, chère mère, cela ne m’empêchera pas de prendre mes grades littéraires, d’après mon premier plan. Je regarde le baccalauréat comme déjà passé, quoique mon autorisation se fasse toujours attendre mais elle ne peut plus tarder longtemps, et d’ailleurs ma préparation est terminée. Quant à ma licence, je la passerai peut-être un peu plus tard que je ne l’aurais fait sans ce nouvel incident, mais j’espère néanmoins la passer encore l’année prochaine. Quant au projet de voyage d’Allemagne, vous comprenez qu’il est à jamais oublié. Ne vous disais-je pas bien, bonne mère, que je trouverais moyen de le faire tomber dans l’eau le mieux du monde ?

Mais il y a un petit point, chère mère, qui m’inquiète, parce que je ne sais pas s’il vous sera agréable. Il faut avouer que ma position actuelle n’est pas ce qu’on pourrait demander de plus commode pour les recherches que je vais être obligé de faire. Ces Messieurs de Saint-Sulpice, pour lesquels je travaille, l’ont si bien senti, qu’ils m’ont cherché et trouvé tout de suite une place dans une pension voisine de Saint-Sulpice, où les avantages pécuniaires seraient au moins les mêmes qu’au collège Stanislas, et où je n’aurais absolument que deux heures de répétition par jour, et encore serait-ce le soir, de sept heures à neuf heures ; en sorte que j’aurais toute ma journée à moi pour mes cours et mes visites aux bibliothèques. Je n’ai rien voulu accepter sans avoir consulté ma bonne mère. Je suis bien fâché que l’espace ne me permette pas, chère maman, de combattre cette fois les difficultés que vous m’opposiez dans votre dernière lettre, et de vous rassurer sur vos craintes. Pouvez-vous croire, chère mère, que je m’assimile à cette jeunesse méprisable et turbulente, qui ne va à un cours que pour pousser des cris et frapper des pieds ! En vérité, si vous voyiez ceux auxquels j’assiste, vous les trouveriez bien plus paisibles. Nous ne sommes dans la plupart que trois ou quatre personnes, qui toutes nous connaissons, ainsi que le professeur, et tout se passe sur un ton fort aimable. Oh ! je vous en prie, chère mère, estimez assez votre Ernest, croyez assez à la gravité et au sérieux de son caractère pour croire qu’il ne se mêlera jamais à ces honteuses menées. Je suis désolé, bonne mère, que le manque d’espace vienne interrompre notre agréable conversation. Mais il faut que je témoigne à Monsieur Pasco et par lui à tous mes anciens maîtres, toute ma reconnaissance pour les soins que j’ai reçus d’eux. Vous vous chargerez, n’est-ce pas ? bonne mère, de présenter mes respects et mes souhaits à ces Messieurs du presbytère, ainsi qu’à tous nos parents et amis. Adieu, bonne et excellente mère, croyez que ce qui fait ma plus grande joie dans les heureuses nouvelles que je viens de vous communiquer, c’est que je crois qu’elles vous seront agréables. Vous connaissez la tendresse que Dieu a mise pour vous dans le cœur de votre fils respectueux et soumis.

E. RENAN


Les coquillages et les confitures avaient parfaitement fait le voyage. Les premiers excitent l’admiration de tout le monde, et les secondes rafraîchissent mes longues séances d’étude et me font penser à ma mère. Il y a déjà un pot mis à sec.