Calmann-Lévy (p. 247-253).

XXXIV


Paris, 2 mai 1845.


Ma bonne et tendre mère,

J’ai reçu mercredi dernier votre petit paquet avec la lettre qui y était renfermée. Il arrivait à propos au secours de mon trousseau quoique pourtant je n’aie éprouvé aucune pénurie de linge. La somme que vous y avez renfermée, bonne mère, me sera presque suffisante pour attendre l’époque des vacances, où j’aurai encore à recevoir ici un versement de cinquante francs pour mon dernier quartier. Il me faudra donc assez peu de chose à cette époque. Quelle joie vous avez répandue dans mon âme, chère bonne mère, en me rappelant qu’à une époque si rapprochée, nous aurons le bonheur de nous embrasser ! Figurez-vous, bonne mère, que j’avais peur que cette année nous fussions privés de cette joie par les déboursés si considérables qui ont pesé sur nous. Et je n’osais vous faire la question, de peur de vous mettre dans la dure nécessité de me dire un non, aussi cruel pour vous que pour moi. Je me figurais que vous n’osiez m’en parler à cause de cela. Béni soit Dieu, chère maman maintenant je n’ai plus rien à désirer, que la prompte arrivée de ce moment heureux ; et j’espère qu’il ne tardera pas. Les vacances seront probablement avancées cette année par le nouveau supérieur qui va être élu dans quelques semaines. Espérance bonne mère ! — Je dois aussi vous annoncer, chère maman, que l’on m’a jugé digne d’approcher cette année de l’ordre du sous-diaconat, et que l’on m’en a fait la proposition officielle. Que j’aurais voulu, bonne mère, conférer avec vous sur un sujet si important ! Voici les réflexions que j’ai faites, et sur lesquelles je vous prie, chère maman, de me dire franchement votre sentiment. Il est évident que l’âge m’obligera à mettre un intervalle entre quelqu’un de mes ordres avant le sacerdoce ; il ne me reste donc qu’à choisir entre lesquels le placer. Voici, bonne mère, les raisons qui m’ont fait croire qu’il valait mieux le placer avant le sous-diaconat. Vous savez que cet ordre impose des obligations graves et nombreuses, devant lesquelles je ne reculerais pas sans doute, mais qui avec mes occupations actuelles me surchargeraient énormément. Le bréviaire, comme vous savez, demande à peu près une heure et demie au moins par jour, ce qui, ajouté à mes classes de théologie, d’hébreu et aux cours auxquels j’assiste me laisserait à peine respirer. J’ai donc pensé, bonne mère, qu’il valait peut-être mieux différer à une époque où mes occupations seraient moins nombreuses, puisque d’ailleurs ce retard ne pourrait avoir le moindre inconvénient, et qu’à Noël prochain, je pourrais en tout cas accepter. Qu’en pensez-vous, bonne mère ? J’ai fait part de ces raisons à mes directeurs, qui ont témoigné les approuver. Néanmoins, bonne mère, rien de décisif n’est encore fait, et si votre prudence me suggérait un autre conseil, croyez que je ne ferais aucune difficulté d’obéir à une voix que j’ai toujours été si heureux de suivre.

J’ai reconnu, bonne mère, la sollicitude d’une sage et tendre mère, dans l’inquiétude que vous avez témoignée, en sachant que j’assistais aux cours du Collège de France. Voici, chère maman, quelques éclaircissements propres à vous rassurer sur ce point. D’abord c’est avec la permission et même par l’ordre de mes supérieurs que j’y assiste, puisque c’est là, et non à la Sorbonne, que Monsieur Quatremère fait son cours. Vous comprenez par là, bonne mère, qu’on exagère le mal qu’on dit de cette maison, puisqu’elle compte parmi ses professeurs les plus religieux des savants de notre époque. Parmi les vingt ou trente cours qui s’y font, il en a en effet deux, ceux de Messieurs Quinet et Michelet, qui ne sont que des déclamations perpétuelles contre tout ce qu’il y a de saint et de respectable. Aussi Dieu me garde de souiller mes oreilles en les ouvrant à de telles calomnies, et à de tels blasphèmes ! Mais les autres cours de cette maison célèbre ne sont que des cours de sciences, où l’on n’entend jamais une parole hostile à la religion et aux mœurs. Pour vous rassurer complètement, je dois vous dire que Monsieur Le Hir les a fréquentés pendant plus de cinq ans consécutifs. Et d’ailleurs la permission de mes supérieurs doit vous ôter toute inquiétude car certainement Saint-Sulpice ne sera jamais accusé de relâchement sur ce point. Il en est de cette maison, comme de tout à Paris. Le bien et le mal y sont mêlés en sorte que celui qui cherche le mal, y trouve le mal ; celui qui cherche le bien, y trouve le bien. Je continue à trouver un intérêt ravissant au cours de Monsieur Quatremère, qui me témoigne une affection toute paternelle. Monsieur Le Hir, qui le connaît intimement, m’a recommandé à lui, et m’a chargé pour lui de diverses commissions qui m’ont mis en rapports fort intimes avec lui. Ils sont tous deux en commerce scientifique.

Ce que vous me dites, bonne mère, des tristes préoccupations qui paraissaient dominer Henriette, quand elle vous a écrit, me fait bien de la peine. Mais je suis persuadé, bonne maman, que vous ne devez pas vous en inquiéter. Ce sont de ces tristes impressions qui sont inséparables de la séparation. Comment quelques tristes pensées ne traverseraient-elles pas de temps en temps une âme isolée de ceux qu’elle aime ; et comment ne chercherait-elle pas à les déposer dans le sein de ceux qui comprennent son affection ? Je puis vous assurer, bonne mère, que ses dernières lettres (et vous savez que j’en ai reçu une assez récemment) n’étaient pas plus tristes qu’à l’ordinaire. C’était toujours la même force et le même courage. Pauvre Henriette, quand pourrai-je lui rendre ce que je lui dois !

J’ai reçu il y a quelques jours la visite de Monsieur Quémen. Ce pauvre monsieur est dans une position bien pénible. Je lui ai fait mes propositions ; il n’a pas paru les goûter beaucoup ; au moins il veut encore attendre le résultat d’autres démarches qu’il a tentées ailleurs.

Quand vous verrez Liart, assurez-le, bonne mère, des vœux que je forme pour son prompt rétablissement. Il aura un petit mot dans ma prochaine. Assurez aussi toutes les personnes qui veulent bien se souvenir de moi, de mon affection et de mon respect.

Adieu, excellente mère. Mon cœur voudrait vous exprimer sa tendresse. Mais vous la sentez et cela lui suffit. Vous êtes ma pensée de tous les instants, ma joie, mon espérance, mon repos. Béni soit Dieu qui m’a donné pour vous tant de tendresse ! Adieu, adieu, bonne mère.

E. RENAN
Cl. M.