Calmann-Lévy (p. 240-243).

XXXII


Issy, 5 juin 1844.


Peut-être, ma tendre mère, l’expérience de mes incertitudes passées vous fait-elle désirer une confirmation plus explicite de la bonne nouvelle que je vous annonçais dans ma dernière, et peut-être ne vous livrez-vous qu’avec une sorte de crainte à la joie qu’elle a pu vous causer. Ces quelques lignes, bonne mère, détruiront toutes vos appréhensions, en vous apprenant que, selon l’annonce que je vous en avais faite, j’ai reçu samedi dernier les ordres mineurs. Ainsi, bonne mère, le pas est fait, il n’y a plus à reculer, et quoiqu’il n’ait encore rien d’irrévocable, j’espère bien que je ne me repentirai jamais, et qu’il me préparera à d’autres démarches autrement importantes et décisives. Dieu soit loué, chère maman, de ce qu’il a daigné opérer en moi. C’est sa main, je l’ai reconnu, qui m’a dirigé en tout cela. Les décisions précises et répétées de mon directeur auraient dû suffire pour m’en assurer ; mais la consolation et la douceur que j’ai éprouvées en m’attachant encore à l’Eglise par ces nouveaux liens ne m’ont plus permis de douter que ce ne fût la main de Dieu qui m’y encourageait. Puisse-t-il achever ce qu’il a commencé !

Que j’ai souvent envié, bonne mère, durant l’ordination, le sort de ceux qui s’approchaient de l’autel sous les yeux de leurs parents, et comme offerts par eux au Dieu auquel ils se consacraient ! Combien de fois aussi ma pensée s’est-elle portée vers vous, songeant que la vôtre me suivait également ! Un jour peut-être, il nous sera donné de nous suivre dans ces grandes occasions d’une manière plus effective. La cérémonie de l’ordination s’est faite dans la grande église Saint-Sulpice, et a été vraiment magnifique. Figurez-vous une longue nef garnie des deux côtés, d’un bout à l’autre, par deux cent cinquante ordinands ; joignez-y l’ordre et la beauté de ces augustes cérémonies, si capables de faire impression même sur ceux qui y sont étrangers et indifférents, et vous comprendrez sans peine la vive impression qu’elle a semblé faire sur la foule nombreuse qui y assistait, quoique plusieurs de ceux qui la composaient n’y eussent peut-être été amenés que par la curiosité. Elle m’a fait une si agréable impression que c’est à peine si j’ai senti les sept heures consécutives qu’elle a duré. Son souvenir, je vous l’assure, restera longtemps gravé dans mon souvenir et dans mon cœur.

Il y a deux jours, bonne mère, que je vous ai écrit encore quelques lignes, mais elles vous parviendront peut-être longtemps après celles-ci. C’est par l’entremise de madame Romand. J’ai reçu, quelques jours avant l’ordination, une carte de visite où elle m’indiquait son adresse, et me priant de la charger de mes commissions. Je n’ai pu lui rendre sa visite en personne, à cause de la retraite de quelques jours qui a accompagné l’ordination ; d’ailleurs, le style des quelques lignes qu’elle avait ajoutées derrière la carte de visite m’annonçait qu’elle ne le trouverait pas mauvais, que même elle ne s’y attendait pas. Mais néanmoins j’ai voulu profiter de son offre, afin d’avoir occasion de lui témoigner par écrit ma reconnaissance de son attention et d’ailleurs, bonne mère, cela me fournit l’occasion de vous dire encore quelques mots, ce qui est pour moi un bonheur.

J’ai aussi reçu dimanche dernier la visite de Monsieur Mauffray qui m’a fait grand plaisir. Mon Dieu ! que ne puis-je aussi quelque jour recevoir la vôtre, ma tendre et bonne mère ; oh ! que je serais heureux ce jour-là ! Mais quoi, c’est moi qui vais bientôt vous la rendre. Cette délicieuse espérance me fait tressaillir. Adieu, bonne mère, en attendant que nous nous embrassions ; vous savez tout l’amour, tout le respect, toute la tendresse que Dieu a mis dans mon cœur pour la meilleure des mères.

Votre fils tendre et respectueux.

E. RENAN
Cl. M.