Calmann-Lévy (p. 190-193).

XXIV


Monsieur Renan, Maison des Sulpiciens,
Issy, près Paris[1].


Tréguier, mai 1843.


Que ta lettre me rend heureuse, mon enfant bien aimé ! Mon Dieu ! le vœu que j’avais formé dans ma pensée va donc commencer à se réaliser. Depuis l’époque de la cruelle maladie qui avait failli te ravir à la tendresse de ta pauvre mère, de ta bien aimante sœur et à ton excellent frère, j’avais promis dans le secret de mon cœur de ne jamais mettre d’obstacle si le bon Dieu te réservait à son service. Je ne t’en ai jamais parlé, je voulais que ta vocation vînt de Dieu seul. Te rappelles-tu, pauvre enfant, l’état où tu étais à la suite de cette cruelle maladie, le vœu et le pèlerinage que nous avions faits à Notre-Dame-de-Bon-Secours ? J’ai souvent pensé depuis ce temps que le bon Dieu avait des vues sur toi. Plusieurs personnes qui se rappellent de te voir tout perclus, me le disent encore. Ernest, mon cher Ernest, suis les inspirations de la grâce ; ici, il n’y a nul motif humain ton frère, ta sœur sont dans des positions honorables et lucratives, c’est la Providence qui les a pourvus, elle ne t’aurait pas non plus abandonné, ni eux non plus. Mais, mon enfant, un plus digne emploi t’est réservé, servir le bon Dieu dans son sanctuaire, là où il plaira à sa sainte volonté, voilà toute mon ambition.

J’ai pris quelques jours de réflexion, je n’étais pas en état de te répondre les premiers jours. Ta lettre m’a bien vivement émue dans le premier moment, mais je me suis bien vite remise. Elle me rend si bien les dispositions de ton cœur, ta vive et tendre affection. Tout cela m’est bien nécessaire, mes chers enfants, dans mon isolement. Sais-tu, mon enfant, qui j’ai consulté ? Monsieur Pasco, qui t’a élevé, qui a dirigé tes classes, ton cœur, ton esprit. Je lui ai fait un plaisir que je ne puis te rendre, il m’a accordé au moins deux heures d’entretien desquelles je l’ai bien remercié. « Écrivez à Ernest, dit-il, madame Renan, il est appelé au sacerdoce, je l’ai toujours pensé. Comment, dit-il, lui direz-vous combien je l’aime ! oh ! il le sait bien, dites à Ernest que je suis et que je serai toujours son véritable ami. » Mais, mon cher Ernest, Monsieur Gouriou a deviné aussi notre affaire, mais sois tranquille, ils ne diront rien à personne que lorsque tu le diras. J’ai remis à Monsieur Le Borgne ton petit billet, il est occupé de la pâque des enfants, il te répondra plus tard. Mais le bon saint homme ne sait de quel côté tourner avec l’ouvrage ; c’est le confesseur de tous les enfants de la ville.

Tu recevras incessamment les papiers que tu me demandes. Je n’ai pas pu profiter de l’occasion de Liart, qui est parti ce matin. Je suis obligée de tirer de Lannion l’extrait de mon mariage à l’église ; c’est là que je me suis mariée. Sois sûr que je ferai mon possible pour que rien ne manque. Monsieur le recteur a eu l’attention de prendre le cahier de 1823 pour faire lui-même l’extrait ; Jean-Louis n’en saura rien. Comme tous ces Messieurs sont bons pour nous, sous le rapport des attentions et des égards ! Je t’assure que l’on t’attend ici bien ardemment, peut-être que tu pourras venir peu de temps après l’ordination de la Trinité. Qu’en dis-tu, mon Ernest ?

Je vais te quitter, mon bien bon enfant, je veux aller moi-même affranchir cette lettre. Sois tranquille sur ma position, mon fils, sur ma santé, sur tout, pauvre petit. Adieu, mon ange. Ta mère,

Vve RENAN



  1. Ici se placent quelques lettres de madame Renan mère. L’orthographe et la ponctuation ont été rétablies pour la facilité de la lecture.