Calmann-Lévy (p. 142-151).

XIX


Paris, 7 mars 1841.


Mon excellente maman,

Je suis vraiment dans la saison des lettres, par conséquent dans une bien douce saison ; lettres de Liart, d’Alain, d’Henriette et de vous, ma bonne mère, il m’en vient de tous les coins du monde. Jugez de mon bonheur à les recevoir, et aussi à y répondre. J’y suis d’une exactitude admirable ; ces jours derniers, j’ai écrit à Alain et à Henriette, et aujourd’hui c’est votre tour, ma bonne mère. Entrons donc en matière sans trop long préambule.

Vous avez bien raison de dire que nous devons des actions de grâces à Dieu pour l’heureuse arrivée de notre Henriette. Sa bonne lettre me l’a apprise et m’a tiré de l’inquiétude où recommençais à être sur son compte. Elle me donne sur son voyage des détails intéressants ; et Alain me dit dans sa lettre que celle qu’elle lui a écrite en contenait de plus curieux encore, et il regrettait de ne plus l’avoir pour m’en faire part. Il paraît qu’elle a reçu un accueil charmant ; du reste, je m’y attendais bien, d’après tout ce qu’elle m’avait dit avant son départ. Puisse-t-elle être heureuse là-bas ! ! Elle y mènera sans doute une vie bien plus tranquille et plus favorable à sa santé, et c’est là l’important. Elle aura acheté assez cher le bonheur dont elle mérite de jouir, en s’éloignant de tout ce qu’elle aime, de sa patrie, de sa famille. Mais quel vide son départ a laissé dans ma vie ! Qu’il est dur pour moi de renoncer tout d’un coup à ces douces visites, qu’elle me prodiguait surtout vers l’époque de son départ. Pauvre sœur, que je t’aime, et que tu mérites d’être aimée ! La lettre d’Alain m’a aussi fait le plus grand plaisir. Comme il vous aime, ma chère maman Comment il regrette de ne pouvoir encore se réunir à vous ! Comme il me témoigne une tendre affection, ainsi qu’à la chère Henriette ! Mon Dieu, il est vrai qu’il est bien dur d’être séparés quand on s’aime tant mais dites-moi, ma bonne mère, ne vaut-il pas mieux souffrir les tourments de l’absence et s’aimer, que d’être réunis de corps sans l’être de cœur ? Ne sommes-nous pas encore plus heureux que d’autres familles qui ne s’aiment pas et ont entre elles ces froids calculs d’intérêt que nous ne connaissons même pas ? Vous voyez donc que nous pouvons encore remercier Dieu, au milieu de nos peines. Je suis enchanté que vous ayez passé quelques jours à Lannion cela vous aura distrait, ma bonne mère. Je ne suis effrayé que quand je vous sais seule à Tréguier. Alors j’avoue que mon imagination s’alarme terriblement. 0 ma mère, moi aussi j’attends les vacances avec impatience pour vous voir, vous embrasser et reposer ma tête sur votre sein. Je ne les ai jamais tant désirées ; sans doute parce que je n’ai jamais été si longtemps sans vous voir. Voilà deux ans, ma bonne mère, que nous ne nous sommes vus. C’est bien long ! Au moins nous nous verrons à loisir. Le voyage de Trovern et celui de Bréhat me sourient étonnamment. Sans doute le plaisir de vous voir est le grand motif qui me fait tant appeler les vacances, vous voir est tout pour moi, ma chère maman, mais j’aurai aussi grand plaisir à revoir notre bon pays, et surtout la mer. J’ai éprouvé que ceux qui sont nés sur les bords de ce terrible et magnifique élément éprouvent comme un besoin de revoir ce grand spectacle. C’est ce qui fait que notre voyage de Bréhat est un de ceux que je fais chaque année avec le plus de plaisir, surtout quand vous êtes avec nous, chère maman ; sans vous, tout est indifférent pour moi. Maintenant un mot de mes classes.

L’examen du second trimestre est demain en huit. Les travaux de cet examen m’ont empêché de pousser vigoureusement le devoir de notre bon Guyomard, mais je ne manquerai pas de l’achever immédiatement après. Je vous avais déjà parlé d’une composition en histoire où je n’avais pas trop mal réussi j’ai eu le même succès dans une autre composition sur la même matière, où j’ai encore été le premier. Le sujet était de montrer l’action de la justice de Dieu sur les nations de l’antiquité, sujet très difficile et très beau. Nous travaillons maintenant avec une grande ardeur à notre examen. J’ai été aujourd’hui et dimanche dernier entendre Monsieur de Ravignan à Notre-Dame. Je l’ai trouvé plus éloquent que jamais. Mais j’ai perdu dernièrement une bien belle occasion d’entendre Monsieur Lacordaire. Nous y serions allés, si nous ne nous y étions pris trop tard. Du reste il s’en faut beaucoup que la manière de prêcher de ce dernier soit aussi pure que celle de Monsieur de Ravignan : il a plus de mouvement et de brillant, mais bien moins de goût et de raisonnement. J’espère que nous aurons encore cette année Monsieur de Ravignan pour nous prêcher la retraite de la semaine sainte. C’est un inestimable bonheur.

Nos classes de rhétorique sont maintenant d’un très grand intérêt. Monsieur notre professeur a une excellente méthode ; il fait presque tout faire par les élèves en classe, se réservant seulement de réparer les fautes qu’ils pourraient avoir faites. Vous sentez quelle facilité donne cet exercice pour parler en public et sans préparation : ce qui est si important pour la suite. Il me procure aussi quelquefois un plaisir bien sensible en m’appelant chez lui pour lire ensemble l’Odyssée d’Homère. C’est si beau, et il m’en fait si bien remarquer les beautés que je passerais volontiers ma vie entière à cela. J’espère bien la relire durant les vacances au bord de la mer, et dans nos belles campagnes, ce qui ajoutera encore au charme de la lecture, surtout quand je serai assis à côté de mon excellente mère.

Liart dans sa lettre m’avait déjà appris la maladie de monseigneur de Saint-Brieuc, et il paraît que ses craintes n’étaient que trop fondées. Croyez-vous que Monsieur Auffret le remplace ? Je ne doute pas qu’il n’ait tout ce qu’il faut pour remplir un si haut ministère, je le crois capable de tout, et c’est assurément avec Monsieur Dupanloup l’homme que j’ai le plus appris à estimer. Qu’est-ce qui sera professeur de rhétorique à Tréguier en remplacement de Monsieur Urvoy ? Dites-moi, s’il vous plaît, tout cela, car tout ce qui tient à ces maîtres chéris et respectés m’intéresse singulièrement. D’après les lettres de Liart, je crois qu’il se plaît très bien à Saint-Brieuc, et qu’il continue à m’aimer comme auparavant. Il ne faut pas lui savoir mauvais gré de ne s’être pas plu ici ; cela a tenu à des circonstances indépendantes de sa volonté, et dans cette affaire, ni nous, ni la maison où il n’a pu se plaire, n’ont eu tort. Il a très bien fait de n’y pas revenir, puisqu’il ne s’y plaisait pas ; ce qui ne prouve rien, encore une fois, ni contre e lui, ni contre le séminaire.

Je crains bien que les lettres qu’Henriette m’adressera ne soient un peu rares ; alors je vous prie, ma bonne mère, quand vous le jugerez à propos, de m’envoyer dans les vôtres celles qu’elle vous écrira, lorsque le paquet n’en deviendra pas trop volumineux. Il n’est nullement nécessaire que vous affranchissiez les lettres ; j’ai assez de finances pour subvenir jusqu’à la fin de l’année à toutes ces petites dépenses. Mon Dieu ! je voudrais les bien employer toutes en port de lettres, c’est l’emploi que j’aime le mieux leur donner. Pauvre maman, que je vous aime, et que je désirerais vous savoir heureuse ! Comment vous trouvez-vous à Tréguier ? Comment passez-vous votre temps pour ne pas vous ennuyer ? Etes-vous longtemps seule ? Avez-vous souffert cet hiver ? Enfin, le voilà passé ce temps que toujours je redoute pour vous. Cependant je sais qu’en Bretagne l’hiver se prolonge plus longtemps qu’ici. Je me console en pensant que vous avez été assez peu de temps seule durant cette triste saison. Que vous me faites plaisir, quand vous me dites les soins qu’ont pour vous nos amis de Tréguier. Je leur en garde une éternelle reconnaissance, comme du service le plus signalé qu’ils puissent me rendre, puisqu’ils contribuent à vous rendre heureuse, ô mon excellente mère !

Assurez mes bons amis du collège et spécialement Jeffroy et Le Gall de ma vive affection. Toujours leur souvenir me fait le plus grand plaisir ; il me rappelle aussi des temps bien heureux et de doux moments que j’ai passés avec eux. J’ai toujours eu le bonheur d’avoir d’excellents amis et c’est une grande grâce de Dieu. Notre pauvre Guyomard était le modèle des amis ; Liart me sera toujours aussi cher que je lui suis cher. Et ces bons amis dont je vous ai parlé tout à l’heure. Et ici j’ai aussi trouvé d’excellents amis, deux entre autres qui semblent taillés pour moi : sans cela, je ne pourrais pas vivre éloigné de vous, ma bonne mère ; mais avant tout, par-dessus tout, mille fois plus qu’eux, je vous aime, chère maman, de tout mon cœur et de toute mon âme ; j’aime Alain et Henriette, et comment pourrais-je ne pas les aimer, quand ils font pour moi de si grands sacrifices. Quelle âme généreuse et grande a cette chère Henriette Oh non jamais je n’oublierai tout ce qu’elle m’a dit avant son départ. Je vous raconterai tout cela dans quelque temps, ô ma bonne mère, quand nous pourrons causer à loisir.

Mais je m’aperçois que le temps passe et j’ai mon examen à préparer. Ah mon Dieu ! si je me laissais aller, je le passerais avec vous. Mais il faut cependant que j’étudie quelque chose. Il faut donc nous séparer, ma bonne mère. Hélas ! quand serons-nous réunis pour ne plus être sujets à ces dures séparations ? Dieu le sait ; pauvre maman, prions-le que ce soit bientôt. O ma bonne mère, je vous embrasse de toute mon âme, de toutes mes forces, de tout mon cœur je vous aime et vous aimerai toujours ; adieu, adieu, votre fils respectueux et tout dévoué pour jamais.

ERNEST RENAN