Lettres du Nord et du Midi de l’Europe – La Sicile/02



LETTRES DU NORD
ET
DU MIDI DE L’EUROPE.

LA SICILE.

ii.[1]

Après avoir passé l’île d’Ustica, ce lieu d’exil des condamnés politiques, qui semble placée là pour vous annoncer que ce n’est pas une terre libre que vous allez fouler, on aperçoit Palerme, Palerme, la conca di oro e città felice, comme la nommaient les poètes siciliens, quand il y avait des poètes en Sicile, la città fedelissima, comme elle s’intitulait elle-même, chaque fois qu’elle envoyait une députation à Naples, après quelqu’une de ses révolutions. L’artiste le plus habile n’eût pas mieux disposé et découpé cette côte, pour la rendre imposante, et en faire un tableau ravissant et complet. Dès que l’on a doublé le cap Gallo, la terre décrit un vaste hémicycle qu’on peut embrasser avec la lunette marine. À l’une de ses extrémités s’élèvent les rochers noirs du cap Gallo, et à l’autre extrémité, vers l’est, une haute montagne conique, qui est le cap Zaffarano, où croît le safran. Entre ces deux caps, juste au milieu du croissant, dont ils forment les cornes, s’ouvre le golfe de Palerme, terminé par un joli port, un peu ensablé, il est vrai, mais où les vaisseaux sont à l’abri de tout danger.

C’est un spectacle unique, même en sortant de Naples, que cette entrée du port de Palerme. Le navire pénètre dans une baie profonde ; de hautes montagnes la ceignent au levant et au couchant ; au nord, s’ouvre la rade. Tout-à-fait dans le fond du golfe, se montre déjà Palerme avec ses coupoles mauresques, ses tours et les hauts piliers de la porte Felice, qui se présente avant de doubler le château. À notre droite, apparaissait l’immense monte Pellegrino, dominé par cette vigie dont l’a surmontée Charles-Quint ; et sur ses flancs serpentait, comme un ruban blanc, la magnifique route qui mène à la chapelle de Sainte-Rosalie. Ce vieux mons Erta n’a déjà plus rien des montagnes de la Pouille et de la Calabre ; à voir ses formes bizarres, l’éclat du soleil qui le dore, l’étendue et la profondeur de l’ombre que projette son sommet sur sa base, on sent qu’on vient de quitter l’Italie, et qu’on touche déjà à l’un des avant-postes de l’Afrique. De l’autre côté de Palerme, c’est encore l’Europe. La côte, qui s’incline et se relève doucement, offre une suite de délicieuses collines, qu’on nomme la Bagheria. Au pied de ces collines sont jetées les villas de la noblesse sicilienne et de charmans villages, qui s’étendent vers l’orient jusqu’à mi-chemin du cap Zaffarano, devant lequel sort, comme une pyramide, un autre cap, le Mongerbino. Dès qu’on a passé la petite baie sablonneuse de Mondello, on gagne en sûreté le Porto-Grande, une chaloupe vous conduit à la Calle, où l’on débarque les marchandises, et vous êtes dans Palerme.

Nous débarquâmes ainsi à Palerme, le 2 novembre 1837, le jour des Morts. Une grande cloche, peut-être la cloche qui sonna les vêpres siciliennes, retentissait jusque sur les eaux de la rade, et nous annonçait de loin que les soixante mille habitans que le choléra avait laissés dans Palerme, allaient prier pour trente mille de leurs frères, de leurs parens et de leurs amis, que le fléau avait enlevés en moins de deux mois. La brigantine où nous avions pris passage, était le premier bâtiment qui se présentait dans le port de Palerme, depuis l’invasion de la maladie qui en avait fait interdire rigoureusement l’entrée à tous les navires. Le nôtre, chargé de passagers, portait de malheureux Siciliens que la frayeur avait fait fuir dès le commencement de l’épidémie. Ils attendaient avec inquiétude des nouvelles de leurs familles et de leurs amis, et leurs regards se dirigeaient, avec une impatiente anxiété, vers les quais du môle, chargés de peuple, pour tâcher d’y découvrir quelques-uns des leurs. L’absence était significative : c’était la mort. Il me serait impossible de donner une idée de l’expression de toutes ces figures, où se peignaient, tantôt la résignation pieuse de l’Espagnol, tantôt le sentiment de la fatalité arabe, ou l’expansion tout italienne de la douleur et de l’effroi. Tout à coup un canot fendit la rade à grands coups d’avirons, et plusieurs personnes qui le montaient, nous hélèrent, d’abord à l’aide d’un porte-voix, puis de la voix même. Un silence religieux accueillit leurs questions. Imaginez cent passagers se pressant le long du bastingage de notre petit navire, les uns appuyés sur la galerie, les autres montés sur des bancs ou sur des coffres, passant avidement leurs têtes brunes, entre les épaules de leurs compagnons mieux placés, altérés d’entendre ces voix de la patrie, dont leurs oreilles étaient déshabituées depuis tant de mois, et s’efforçant de démêler au milieu du vent, du craquement du vaisseau, et des bruyans cris de manœuvre des gens de mer italiens, les noms de ceux qu’ils espéraient encore retrouver au monde. Enfin, la barque toucha le bord de la brigantine, et l’on put entendre distinctement les paroles qu’on nous adressait. Un homme, vêtu de noir, s’informait si le tenor et le basso cantante, qu’on attendait pour l’ouverture du théâtre de Palerme, n’étaient pas parmi nous ! Ce fut là le premier désir qui nous arriva de cette terre ravagée par la mort, livrée pendant huit mois à l’isolement le plus complet, et qui venait encore d’être désolée par l’insurrection et par ses suites, la rigueur de la justice militaire et la proscription ! Je ne pus m’empêcher de songer à Boccace et à la passion des plaisirs qu’on éprouvait après la grande peste de Florence, et je me rappelai involontairement ce que disait Thucydide des Athéniens, quand ils étaient dévorés par ce fléau : ὅ τι δὲ ἥδει τε ἡδύ, τοῦτο ϰαὶ ϰαλὸν ϰαὶ χρήσιμον ϰατέστη. Tant nous nous ressemblons, pauvres hommes, en tous les siècles et partout !

Une immense rue, tirée au cordeau, traverse toute la ville. Aussitôt que nous eûmes franchi le quai, nous nous trouvâmes dans cette rue, qui porte encore son nom arabe, el Cassaro, et qui mène, d’un côté, au château royal, l’ancien alcazar, et, de l’autre, à la Marina, qui est une délicieuse promenade le long de la mer. On se sent d’abord étourdi à la vue de cette longue rue ou plutôt de cette longue galerie, où fourmille la plus étrange cohue d’hommes, de femmes du peuple, de pénitens portant des cierges, de dames en carrosses, de cavaliers montés sur de beaux chevaux, de villani sur leurs mules, de capucins, de moines de la Grace, d’élégans bénédictins avec leur blanche robe et leur chapeau de castor noir coquettement incliné en arrière, de bonnachis avec leurs bérets blancs, de bourgeoises, la tête enveloppée, comme les femmes russes, d’une vaste draperie, le guardaspalle, qu’elles tiennent de la main droite sous leur menton, et qui dessine autour du visage un pudique ovale plein de grâce. D’autres, plus jeunes, étaient aussi couvertes d’un châle de mousseline blanche, qu’elles nomment harmonieusement mantellina. Les plus pauvres s’enveloppaient à demi le visage et les épaules sous leur brune piddemia, qui cachait de ses plis la misère de leurs haillons. Ainsi qu’à Naples et dans le midi de l’Italie, la vie est tout extérieure à Palerme. Les maisons sont ouvertes, les boutiques ne sont pas même défendues par un rideau, et vos regards plongent jusqu’au fond du rez-de-chaussée, si vous êtes à pied, et de l’entresol, si vous parcourez le Cassaro en voiture ou à cheval. À l’heure où nous débarquâmes, c’était avant midi, les rayons du soleil, dardant sur le sommet des hauts palais qui bordent la rue principale, ne descendaient pas encore sur les larges dalles dont elle est pavée ; mais la lumière de l’Orient, dont on jouit déjà en Sicile, dessine encore plus les objets qu’en Italie. Les lignes sont si nettes, si pures, les masses de pierre des maisons, les angles des édifices, les sculptures, se détachent avec tant de vigueur sur le fond de l’air, que les moindres détails s’offrent avec intérêt à l’œil de l’habitant du nord, dont le regard est habitué à errer dans cette sorte d’atmosphère trouble, qui, même dans les plus beaux jours, enveloppe les paysages de l’Occident. Les voyageurs ont souvent parlé de cet effet, qu’ils éprouvent en mettant le pied en Italie, et qu’on ressent déjà dans nos provinces méridionales de la France. Plus on marche vers l’orient, plus cet effet est sensible ; et j’attribue à cette circonstance le bien-être qui s’empare de l’homme lorsqu’il entre dans ces latitudes heureuses. C’est alors comme un réveil qui lui vient ; il se sent doué d’une seconde vue toute matérielle, et son esprit pénètre dans un ordre de beautés tout nouveau pour lui. Ce charme tombé du ciel ne m’a jamais été révélé plus vivement et plus puissamment qu’en Sicile ; mais ceux qui ne l’ont pas ressenti doivent renoncer à le comprendre. Cette prodigieuse transparence de l’atmosphère, l’intensité de cette lumière, cette pureté de l’horizon, ne sont que des mots vides quand on n’en a pas vu les effets.

Je cherchais vainement les traces de la mortalité qui venait de frapper le tiers de la population de Palerme ; et, sans les lugubres vêtemens noirs dont presque tous les habitans étaient couverts, sans quelques maisons fermées et évidemment abandonnées, il eût été difficile de croire que le désespoir et la mort régnaient, peu de jours avant, dans cette active et riante cité. Nous avions peine à nous frayer un passage à travers la foule ; à chaque pas, les aquajoli et les marchands ambulans nous barraient le passage ; des groupes d’oisifs rassemblés à la porte des cafés, des processions, des patrouilles de soldats napolitains, augmentaient encore les difficultés de notre route. La curiosité et l’intérêt nous arrêtaient aussi, de nous-mêmes, à chaque moment. Les palais de Gênes, de Florence et de Naples, ne peuvent, en effet, donner aucune idée de ceux de Palerme, surtout des palais de la rue du Cassaro. Dans cette rue, les palais se composent de trois parties bien distinctes et tout-à-fait indépendantes l’une de l’autre. Ces grands édifices sont bâtis à l’espagnole. Une immense porte, garnie d’un perron de marbre et de colonnes, surmontée d’un cintre rompu par le milieu, dont l’interruption se combine avec les ornemens de la façade ; de larges pilastres chargés d’arabesques s’élevant jusqu’au sommet du frontispice, semé de niches où se dressent, dans leurs armures, les statues des ancêtres ; des écussons massifs en marbre orné de dorures : tel est le style général de ces palais. La partie inférieure est abandonnée à des marchands par leurs nobles et souvent très pauvres propriétaires ; elle se compose de deux étages de boutiques ou d’ateliers tout ouverts ; et, pour peu que la curiosité vous arrête à quelques pas, vous assistez à tous les actes de la vie privée des honnêtes familles qui les habitent. Cette vie-là n’est murée qu’à l’étage supérieur, et elle devient de plus en plus mystérieuse à mesure qu’on s’élève vers le faîte de la maison. Au grand étage, au bel étage, en effet, vit la noblesse sicilienne, dans de vastes appartemens somptueux et délabrés, au sein du luxe déjà bien effacé de ses pères, et au milieu de vieux serviteurs peu et mal payés. Quelquefois, les fenêtres profondes de cette partie de l’habitation restent ouvertes, et le vent fait flotter les épaisses draperies de soie qui les défendent contre le jour ; mais l’étage supérieur est un sombre asile d’où rien ne transpire au dehors. Il se compose, en général, d’un immense balcon de pierre en saillie, pesamment sculpté, qui s’avance comme une sorte de conque d’une forme à peu près semblable au ventre d’une galère de l’époque de Louis XIV ; et cette ressemblance est souvent d’autant plus grande que plusieurs de ces balcons sont peints à fresque et dorés. Une énorme grille de fer, en forme de voûte et compliquée d’un épais grillage, souvent encore de plantes saxatiles et de fleurs grimpantes, couvre tout le balcon et le ferme hermétiquement. De semblables balcons s’étendent le long de toute la rue du Cassaro, qu’ils couvrent de vastes ombres, et forment ainsi une cité aérienne qui n’a rien de commun avec celle qui est au-dessous. C’est, en effet, une ville qui vit au-dessus de l’autre, et, en réalité, une ville céleste ; car tous ces balcons appartiennent à des couvens de femmes et d’hommes, souvent très éloignés du palais sur lequel ils se trouvent et avec lequel ils communiquent cependant. Voici ce qui a donné lieu à la fondation de cette république ascétique, placée là presque à moitié du chemin du ciel.

Sainte Rosalie est la patronne de Palerme. Pour bien savoir ce qu’est sainte Rosalie à Palerme, il faut monter sur le Pellegrino et jeter un coup d’œil sur le budget municipal de Palerme. Dans ce budget, l’apologie de la sainte est courte, mais elle est concluante. Le chapitre des frais annuels de sa fête y est porté à 14,460 onces. C’est à peu près le quart des dépenses qui se font, à cette occasion, dans la ville. On aura une idée de l’importance de cette fête quand on saura que les plus grosses dépenses de la ville sont au-dessous de celle-ci ; car la subvention du théâtre ne compte que pour 13,500 onces, et l’entretien des rues pour 10,800. Le sanctuaire de Sainte-Rosalie est sur le mont Pellegrino, cette immense montagne où l’on a dépensé des sommes immenses pour faire, en partie sur de hautes arcades, une route carrossable, ou rotabile, comme on dit en Sicile, afin de pouvoir monter en procession jusqu’à la grotte de la patronne de Palerme, qui se trouve à 1,474 pieds anglais au-dessus du niveau de la mer. Cette grotte est le lieu où se retira cette jeune et belle sainte, quand elle s’échappa de la maison de son père, pour fuir le fils du roi Roger, à qui elle était fiancée, et pour se consacrer à Dieu. C’était en 1159. Elle vécut là quatorze ans, dans le seul commerce des anges. À sa mort, ses dépouilles ne se trouvèrent pas ; on ne les découvrit qu’en 1624, quand la peste ravageait Palerme. Dès que ses ossemens eurent été portés dans la ville, la peste cessa. La reconnaissance du peuple lui a élevé un magnifique tombeau.

La grotte et l’église de Sainte-Rosalie, ainsi que les vêtemens d’or massif de la statue de la sainte, ont été souvent décrits. Sa fête, qui a lieu au commencement du mois de juillet, attire beaucoup d’étrangers à Palerme ; elle consiste surtout dans la procession de la statue d’argent de la sainte sur un char de quatre-vingts pieds de hauteur et de quarante pieds de longueur, de forme antique, et traîné par un grand nombre de chevaux, de bœufs et de mules cachés sous des draperies. Cette procession a lieu pendant cinq jours. Autrefois le char était encore plus élevé, et la statue de la sainte, qui le surmonte, était au niveau des plus hautes églises. Dans sa course, il brisait souvent les façades des palais, écrasait les dévots qui se portaient à sa rencontre, et renversait tout sur son passage. La plus jolie fille de Palerme prenait la place de la statue et remplissait le rôle de la sainte ; quinze paires de bœufs la traînaient, ainsi que les orphelins placés autour d’elle. De toutes ces anciennes solennités, il est resté encore une fête vraiment imposante, surtout le soir, quand toutes les églises sont illuminées et tendues de drap d’or, avec de grandes glaces qui réfléchissent des milliers de lumières. Le vice-roi, ou le luogotenente, comme on dit, a aussi conservé l’usage de tenir chapelle pendant les fêtes de sainte Rosalie. Le matin du cinquième jour, il se rend à la cathédrale, monte sur le trône qui s’y trouve, et, accompagné d’un sous-diacre en habit pontifical, il assiste à l’office divin. C’est un privilége qui date des rois normands et qui leur fut accordé par la reconnaissance des papes. Le roi de Sicile a, comme je l’ai déjà dit, la qualité de légat du Saint-Siége, et, en cette qualité, il juge, sans qu’il soit besoin de recourir à Rome, des questions ecclésiastiques, comme dispenses d’âge et de parenté, annulations de mariage ; privilége immense et redoutable dans un pays aussi ardemment religieux que l’est la Sicile. Un évêque indépendant de Rome, et nommé juge de la monarchie, giudice della monarchia, exerce cet office au nom du roi. Le monument qui constate le mieux l’époque où fut accordé ce privilége se trouve dans l’église de la Martorana ou de Saint-Simon, qui fut élevée par George d’Antioche, amiral du roi Roger, en 1113. En entrant, à droite, on voit, en face du bas-relief qui représente le fondateur, sur une grande mosaïque, le roi Roger qui reçoit la couronne de Sicile des mains de Jésus-Christ, et qui porte la dalmatique, affectée alors seulement au souverain pontife.

Je reviens aux couvens du Cassaro. Jadis les religieuses des couvens de Palerme sollicitaient la permission de voir la procession de sainte Rosalie du haut des palais du Cassaro, d’où elles se trouvaient à portée de toucher presque les vêtemens de la sainte. Comme elles se trouvaient exposées aux regards, elles obtinrent des maîtres de ces palais que les terrasses seraient couvertes d’une grille, et bientôt elles firent changer en concessions formelles les tolérances qui leur étaient accordées. C’est ainsi que presque tous les balcons supérieurs des maisons sont devenus la propriété de couvens qui ont construit, à grands frais, des passages couverts sur les terrasses des maisons voisines, pour arriver souvent du lieu très éloigné où se trouve le couvent, jusqu’à ces balcons du Cassaro. On peut se faire ainsi une idée de la richesse et de la puissance des couvens en Sicile.

On sait que les couvens et les ordres religieux n’ont jamais été supprimés en Sicile, et que leurs biens n’ont jamais été saisis, comme à Naples, pendant l’époque qu’on y nomme l’occupation militaire. Les couvens sont donc propriétaires, et dans les grandes cités ils possèdent d’immenses richesses. Le clergé a un grand intérêt à maintenir l’ordre établi, et son influence, qui s’exerce dans ce sens, s’étend sur toutes les classes de la société, car les différens ordres religieux correspondent, en quelque sorte, à toutes les classes sociales. Chez les bénédictins, qui sont à la tête de la société monacale, il faut faire de grandes preuves de noblesse pour être admis, et cet ordre est presque uniquement réservé aux cadets des familles aristocratiques. L’ordre des jésuites se lie naturellement avec le parti lettré de la nation ; ceux des minimes, des carmes chaussés, des augustins, se rapprochent de la bourgeoisie, et, d’ordre en ordre, on peut descendre jusqu’à la populace, représentée par les capucins et les carmes déchaux, qui se recrutent dans cette classe. La société se répète ainsi, on le voit, tout entière dans les cloîtres, où elle dépose ses otages, et où sont représentés tous ses intérêts et toutes ses passions. Aussi est-il rare qu’une famille, quel que soit son rang, si haut ou si bas placée qu’elle se trouve, ne compte pas dans les couvens quelques-uns des siens, quelque parent éloigné ou proche. Il est vrai de dire que l’organisation religieuse manque par là même d’unité, et que les intérêts si variés dont elle se compose la divisent comme la société dont elle est l’image. Quelle distance n’y a-t-il pas, en effet, d’un moine bénédictin qui tient à tout ce qu’il y a d’illustre, et qui a fait, pour entrer dans son riche couvent, des preuves de noblesse qui l’auraient fait monter dans les carrosses du roi, à un capucin sorti de la plus basse classe, et qui demande l’aumône !

J’ai sous les yeux une statistique très exacte des couvens de la Sicile. Dans la seule vallée de Palerme, on compte cent vingt-cinq couvens, dont un seul de bénédictins, un de théatins, un de trinitaires, un de pères de la Merci, un de carmes chaussés. Les couvens que j’appellerais volontiers démocratiques, sont, comme de raison, ceux qui se trouvent en plus grand nombre. Ainsi, on compte, dans ce recensement, vingt couvens de capucins, quinze de conventuels, vingt-trois de frères mineurs, douze de carmes déchaussés, onze de dominicains, et cinq de l’ordre de saint François, tandis que la classe moyenne, je veux dire les communautés qui ne vivent ni d’aumônes ni d’une industrie vulgaire, mais qui ne sont pas composées de frères nobles, offrent un chiffre moyen entre les deux classes que je viens de citer. Ce sont les minimes, les frères de la Merci chaussés, les augustins déchaussés, les moines de l’ordre de saint Basile, du Mont-Cassin. Les différens couvens de la vallée de Palerme renferment 2,064 religieux, prêtres, novices, laïques, profès et frères servans. Dans la vallée de Catane, on compte cent dix-neuf couvens, dans celle de Messine, cent trente ; les vallées de Girgenti, de Syracuse, de Trapani et de Caltanissetta, en offrent l’une soixante-dix, l’autre quatre-vingt-huit, la troisième soixante-huit, et l’on en trouve cinquante-huit dans la quatrième. 7,591 religieux sont renfermés dans tous ces couvens, ce qui établit le rapport des religieux à toute la population de la Sicile, de 1 sur 254 habitans. C’est à Palerme et dans sa vallée que les religieux se trouvent en plus grand nombre. On en compte 1 sur 227 habitans.

Dans le royaume de Naples, où les moines qui ont perdu leurs biens sous le règne du roi Murat, ont sans cesse besoin de la population, les ordres mendians dominent encore plus qu’en Sicile, et cependant les moines de ce côté du Phare vivent dans la meilleure intelligence avec le peuple. Les moines dépouillent le peuple, dit-on, ils vivent à ses dépens ; sans doute ils le dépouillent, mais de son gré, et il faut avoir vu avec quel orgueil un paysan de la Pouille ou des Abruzzes, accablé de la chaleur et du poids d’une laborieuse journée, descend de son âne, pour y faire monter un indolent capucin, avec quelle joie il verse dans la besace du frère une partie des provisions qu’il portait à sa famille, pour se faire une idée de cet empire de la pensée, même la plus grossière. En Sicile, au contraire, presque tous les ordres religieux peuvent secourir et aider les classes inférieures, et l’intérêt se joint aux sentimens de dévotion pour assurer la durée de l’influence des moines.

Au reste, il y a de grandes difficultés à bien constater l’état du clergé en Sicile. D’après le concordat du 21 mars 1818, entre Ferdinand Ier et Pie VII, le roi nomme, il est vrai, les évêques et les dignitaires de l’église, mais le pape dispose, en général, des places ecclésiastiques, quand elles viennent à vaquer dans les six premiers mois de l’année ; le roi est, à la vérité, nonce apostolique en Sicile[2], mais les moines réguliers ne dépendent que des généraux qui sont à Rome, et les élections des abbés et des supérieurs des couvens ne sont valables qu’après avoir été confirmées en Italie, au siége des métropoles de chaque ordre, ce qui fait naître souvent des difficultés pour l’exequatur du roi, sans lequel on ne peut exécuter les bulles et les brefs. Enfin, le clergé a ses biens, et il a, jusqu’à présent, refusé au gouvernement d’en faire connaître la valeur. Il y a même, en Sicile, une autorité ecclésiastique, qui est à la fois indépendante de celle de Rome et du roi ; c’est l’évêque grec in partibus de Lampsaque, qui ordonne les prêtres des quatre colonies gréco-albanaises, établies en Sicile et dans les îles adjacentes, depuis des siècles. Le roi de Sicile nommait aussi autrefois à l’évêché de Malte ; il a dû renoncer à ce droit. Mais je m’écarte trop des rues et des églises de Palerme.

On peut se figurer tout ce qu’il y a de mystérieux et d’impénétrable dans une grande partie de cette ville, en pensant qu’on y trouve, outre les églises, soixante-sept couvens et quinze conservatoires de femmes. La plupart de ces retraites communiquent par des galeries souterraines, à des églises souvent très éloignées, et les religieuses viennent ainsi assister aux offices de nuit, sans traverser la ville. Les églises se trouvent d’ordinaire sur des places ou dans les principales rues, le Cassaro et la Via-Macqueda, ces deux longues lignes qui traversent, en forme de croix, toute la ville. De la Porta Felice, qui s’élève au bord de la mer, le coup d’œil est magnifique, et varie selon les heures. La rue du Cassaro, assez large, s’enfonce en droite ligne dans la ville, en s’élevant doucement jusqu’à la Porta Nuova, qui la termine en forme d’arc de triomphe, construit avec une somptuosité bizarre, et chargé d’ornemens empruntés à la fois aux styles gothique et sarrazin. L’autre rue se prolonge parallèlement au rivage de la mer, depuis la porte Antonino jusqu’à la porte Macqueda. À leur point d’intersection, les deux rues forment une place circulaire, composée de quatre grands palais uniformes, sur la façade desquels se voient, dans de magnifiques niches de marbre, les statues des rois Charles V, Philippe II, Philippe III et Philippe IV. Cette place est ornée de quatre charmantes fontaines, construites régulièrement sur trois ordres d’architecture, le dorique, l’ionien et le corinthien, et pavée de larges dalles. Il suffirait de la couvrir d’un plafond peint et doré, pour en faire le plus admirable salon du monde. La beauté, la noblesse et la richesse de ce lieu, qui ressemble plus à l’intérieur d’une habitation royale qu’à une place publique, vous arrêtent involontairement, et de ce carrefour de palais vos regards découvrent, dans les quatre directions qu’ils peuvent suivre, des points de vue d’un effet ravissant. Au-delà de la Porta Felice, c’est la mer qui vient rouler en lames étincelantes au pied de la Banchetta, ce large quai de pierre et de marbre qui la borde ; et entre les deux piliers de cette porte sans voûte que surmontent les aigles siciliennes, on voit passer les voiles blanches des barques de pêcheur, ou se balancer les mâts des rares navires qui stationnent sur la rade. En se retournant vers la Porta Nuova, on découvre les coupoles de la cathédrale, de la chapelle du roi Roger, et, sous un arc colossal, se dessine la naissance de Mezzo-Morreal, lieu si célèbre par les premiers massacres des vêpres siciliennes. Les figuiers d’Inde, les palmiers et les orangers de la colline, ferment et couronnent de ce côté le tableau. Les deux autres branches des rues, dont on est le centre, s’étendent entre deux rangées de palais, de couvens et d’églises, jusqu’à deux autres portes également remarquables, qui mènent, l’une au faubourg de l’Orète, l’autre à celui du Môle. Ici les charmantes plaines de l’Oliva et de l’Olivuzza, couvertes de bosquets de nopals et de citronniers, avec leurs délicieuses villas ; là, le long du fleuve Orète, la plaine de Saint-Érasme, des campagnes fertiles chargées d’amandiers et de figuiers, et terminées par de hautes, sombres et capricieuses montagnes.

De cette place Villena, qu’on nomme aussi quattro Cantoni, vous voyez, comme à vol d’oiseau, les quatre quartiers de Palerme, vieilles divisions sarrasines, comme le disent leurs noms : la Kalsa, Siralcadi, la Loggia et l’Albergaria. Les écussons des quatre quartiers les indiquent déjà de cette place. La Loggia porte l’aigle d’Autriche, une rose figure sur celui de la Kalsa, et les deux autres ont pour armes un serpent vert sur un champ d’or, et un Hercule étouffant un lion. Les deux autres quartiers, l’Orète et le Môle, ne sont que des faubourgs.

Ces quatre quartiers, jetés dans les quatre angles droits que forme la croix dont vous êtes le centre, sont autant de labyrinthes de petites rues étroites qui rappellent Alger. Là sont entassés les palais, les églises de marbre et d’or, les pauvres maisons et les couvens de toute espèce. C’est là qu’on trouve l’ombre, le mystère, le silence, toutes choses qui se rencontrent toujours quelque part dans les villes italiennes. Voulez-vous pénétrer d’un coup d’œil dans ces quatre dédales tracés de la main savante et compliquée des Arabes, ces vieux maîtres de Palerme ? portez vos regards à l’extrémité du Cassaro, vers la mer ; à droite de la porte Felice est une vaste place irrégulière, c’est le Piano della Marina, qui sert comme de vestibule au quartier de la Kalsa. Les tribunaux, la Monnaie, la grand’garde avec quelques canons, la Douane, occupent deux des côtés de la place ; et, dans un de ses angles, s’élève le beau palais des princes de Partanna, qui est meublé avec toute la magnificence de Londres et de Paris. Dans ce quartier de la Kalsa, entre les églises et les couvens, sont les théâtres : le théâtre de Saint-Ferdinand, le théâtre Carolino et celui de Sainte-Cécile. Un descendant de Fernand-Cortez, le duc de Monteleone, dirige le premier et le soutient de son immense fortune. Mais les églises dominent les palais et les théâtres, celle de la Martorana, surtout, dont vous pouvez voir, de la piazza Villena où vous êtes, le charmant campanile gothique orné de colonnettes. En entrant dans sa nef, on se demande si l’on est dans une des mestcheds de Damas ou dans un temple catholique, et si, sous ce dôme soutenu par huit colonnes de granit oriental, chargé d’inscriptions arabes et d’ornemens mauresques, on adore le Dieu des chrétiens ou celui de Mahomet. La partie supérieure des murs est revêtue de ces grandes mosaïques bizantines à fond d’or, où domine le lapis lazzuli, mais endommagées. La partie inférieure est couverte de porphyre et de vert antique : la voûte est imposante. Celle de la chapelle principale a été peinte par Antonio Grano, élève de Novelli, et le tableau d’autel est un des beaux ouvrages de Vincenzo Anemolo ; il rappelle la manière de Raphaël. J’ai parlé du bas-relief de cette église, qui représente le roi Roger recevant la couronne des mains de Jésus-Christ. En face de ce bas-relief est une autre mosaïque ; on y voit le fondateur de l’église, Giorgio Antiochène, aux genoux de la Vierge, qui est elle-même prosternée devant son fils, assis sur des nuages. Les moines de ce couvent ont leur belvédère sur le Cassaro, qui est loin de là, et ils s’y rendent par une galerie souterraine.

Ce Novelli dont je viens de vous parler, a peint presque toutes les églises de Palerme, et particulièrement celles du quartier de la Kalsa. Dans l’église de Sainte-Marie-des-Anges, si vous demandez de qui est le tableau qui représente saint Pierre d’Alcantara, on vous répond : de Novelli. Dans l’église des Franciscains, dans celle de Saint-Charles-des-Bénédictins, si vous admirez un saint Benoît, une Madone col Bambino, un saint Louis de France ; à l’église des pères du Monte-Santo, à Sainte-Catherine, c’est toujours le Novelli. Ses tableaux sont remarquables par la sévérité du dessin, la sobriété de la couleur et le calme religieux des figures ; on sent que ce pinceau tient de l’Orient et de l’Italie. Il est même impossible de méconnaître une troisième influence dans ses compositions. Pietro Novelli, dit le Morrealese, parce qu’il était né à Morréal, est le Raphaël de la Sicile. Son maître fut Carrera de Trapani, qui eut de la réputation en son temps. Pietro Novelli, son élève, eut le bonheur de faire la connaissance de Van-Dick, qui se trouvait à Palerme, et de profiter de ses conseils. On retrouve le faire de ce grand maître dans les ajustemens de Novelli et dans l’air cavalier de ses personnages. Novelli étudia aussi beaucoup les tableaux de l’Espagnolet. Son chef-d’œuvre est au couvent de Montréal ; on l’admirerait même entre un tableau de Rubens et un tableau de son maître Van-Dick. À son tour, Novelli a fait école. Ses élèves ne sont guère célèbres qu’en Sicile, et les amateurs éclairés, en Italie, connaissent seuls Carrega, Macro, Blasco, Gisello, Dimitri et le frère capucin Dominique de Palerme. Giacomo Loverde de Trapani est plus connu, et c’est, en effet, le premier des élèves de Novelli. Cette école est éteinte depuis long-temps.

Il y a, dans la Kalsa, une seule église où l’on ne trouve pas de tableaux de Novelli ; mais elle mérite qu’on y entre. C’est une ancienne mosquée qui a été convertie en église pour le couvent de Saint-François-d’Assise. La façade est tournée du côté de l’occident, et la porte principale est ornée de huit colonnes de marbre d’ouvrage sarrasin, avec des inscriptions arabes. L’église est divisée en trois nefs d’une délicieuse originalité. Au second pilastre en entrant, le sculpteur Valerio Villareale a placé un beau médaillon où est représenté le plus célèbre poète moderne de la Sicile, Giovanni Meli. Si vous pénétrez dans le cloître, vous verrez un escalier royal, des dortoirs majestueux, et tout ce luxe et cette grandeur qui se cachent au fond de presque tous les monastères de la Sicile.

L’architecture siculo-arabe fut bientôt remplacée en Sicile par le style normand ; les monumens de Palerme (et ces monumens sont presque tous des églises) sont de véritables chroniques. Les différentes dominations y sont écrites en arabesques, en cintres, en ogives, en chapiteaux, en rosaces, et à l’aide des ornemens des différens siècles. Chacun a marqué son passage en Sicile par quelque œuvre de son goût. Les Grecs ont laissé Ségeste, le temple de Minerve à Syracuse, quelques restes autour de Palerme ; Agrigente a conservé sur ses murs le nom des architectes grecs ; les Sarrasins se retrouvent partout ; les palais de leurs émirs sont encore ouverts à Palerme, où l’on peut aller voir la Ziza et la Cuba, et, sur vingt frontispices d’églises, on lit des passages du Koran. La conquête normande a grossièrement taillé ses bas-reliefs gothiques près des œuvres gracieuses du goût moresque. Le style gothique lui-même, bientôt corrigé par le moyen-âge, a produit les monumens siculo-normands ; puis vinrent les rois suèves, qui aimaient plus les sciences que les arts, et dont les châteaux, placés dans les positions les plus inexpugnables, montrent le goût qu’ils avaient pour l’architecture militaire. Les arts ne tardèrent pas à être modifiés par l’Italie et par l’Espagne. L’architecture, sans direction, fut ramenée à un style pur et élevé par Antonio Gagini, et s’améliora encore depuis del Duca jusqu’à Morelli, qui ne dédaigna, comme Buonarotti, aucune des branches de l’art, pas même les fortifications. Il y eut alors une belle époque, où régna une pensée libre et large dont j’ai retrouvé des traces partout. Les meilleurs frontons de l’Italie sont égalés par la délicatesse, l’élégance et la hardiesse d’un portail d’église que j’ai remarqué dans la rue Macqueda, et dont les ornemens se composent de têtes de morts, en marbre, œuvre lugubre, mais belle comme un Requiem de Mozart.

Dans le quartier de la Kalsa sont encore le palais Butera, la Marina et la Flora, l’un des plus beaux jardins botaniques du monde. Le prince de Trabia, possesseur actuel du palais Butera, a encore un autre palais dans la rue Macqueda. L’abolition de la féodalité jure avec l’existence de pareils édifices. On cherche, en y entrant, les vassaux qui devraient remplir les cours, les pages, les écuyers, les gentilshommes de service, les gardes qui ont disparu des dix salons d’attente aux voûtes peintes et dorées, et dont la haie devrait mener jusqu’à la salle du trône, car il y a une salle du trône dans les deux palais du prince Trabia, qui est de la maison de Branciforte où l’on comptait des princes souverains. Je ne sais de quel Branciforte ou Trabia est le portrait qui figure sous le dais du trône. C’est sans doute l’un de ces mille souverains de Sicile que la constitution anglaise a détrônés, et dont les enfans viennent quelquefois visiter, en frac noir, leur palais abandonné. Le dernier rejeton de la maison de Butera est le jeune prince de Scordia, qui était préteur de Palerme lorsque je visitai la Sicile, et qui ne songe guère, assurément, à rétablir le système féodal dans sa patrie.

Le palais Butera est une des merveilles de Palerme. Sa principale façade est du côté de la mer et la domine. Des fenêtres on aperçoit la Marina, la Bagheria et l’éternel Monte-Pellegrino. Le bon et respectable prince de Trabia voulut bien me montrer lui-même ce palais qu’il n’habite pas. Quand il s’y présenta avec moi, les gardiens et les serviteurs qui sont chargés du soin de cette habitation, vinrent avec joie à la rencontre de leur vieux maître, et l’entourèrent avec attendrissement en lui baisant les mains. C’est là un de ces restes de féodalité que nulle constitution ne pourra abolir, et dont mes idées du siècle ne furent nullement révoltées. À Palerme, ces liens qui attachent les serviteurs aux anciennes familles, sont encore dans toute leur force, et j’ai vu plusieurs exemples curieux de ces humbles dévouemens qui ont survécu aux anciennes institutions.

Il y a dix ans, le palais Butera était un édifice d’un temps et d’un goût surannés. Aujourd’hui, il semble construit d’hier, et ses salons ressemblent, mais en grand, aux plus beaux et aux plus somptueux appartemens de Paris. Imaginez cent vastes chambres meublées dans le goût du règne de Louis XV, dorées, lambrissées, garnies de tentures à ramages, de lustres et de bronzes de Venise. Les bergers et les bergères de Vatteau, enlacés de guirlandes, ornent les trumeaux, et tous les gracieux écarts de la fantaisie du XVIIIe siècle décorent cet immense palais. On dirait que Marly ou quelque autre résidence royale, soustraite à la torche révolutionnaire, a été secrètement apportée sur le rivage de la mer Tyrrhénienne ! Une seule galerie m’a paru tout-à-fait dans le goût sicilien. Les grands sophas, les meubles, les rideaux et les draperies des murailles sont de satin broché d’or et brodé de fruits massifs en corail de plusieurs doigts d’épaisseur. Je ne crois pas qu’il y ait un seul souverain en Europe qui possède un salon d’une telle magnificence. Dans un de ses autres palais, le prince de Trabia a des tableaux d’un grand prix. J’y ai vu un admirable Salvator Rosa, un Michel-Ange, un Gérard de la nuit, un Annibal et un Augustin Carrache, un des plus beaux Giordano, une curieuse statue de Sénèque s’ouvrant les veines au bain, que je voudrais voir ailleurs que dans une cheminée, et la plus riche collection de médailles de tous les pays, mais surtout de l’époque siculo-normande.

Les palais de Palerme, que j’ai visités, ne sont pas tous de cette magnificence ; mais rien n’est plus imposant que ces vastes demeures avec leur péristyle espagnol et leur sombre cour moresque. La solitude qui règne dans la plupart de ces palais ajoute encore à leur effet mélancolique. Parmi ceux qui sont encore habités, ou qui l’étaient du moins pendant mon séjour en Sicile, je dois citer le palais du prince de Campo-Franco, qui était alors luogotenente de Sicile. En sa qualité de vice-roi, le prince avait, dans sa salle des gardes, quand j’eus l’honneur de lui rendre visite, un poste considérable de soldats napolitains, et leur présence, ainsi que celle des huissiers, répandait dans cette immense salle comme un air de royauté qui ne lui messeyait pas, à mon avis, surtout en me rappelant à quelle famille s’est allié le prince de Campo-Franco par le mariage de son plus jeune fils, le comte de Lucchési-Palli. Le choléra, qui n’a pas laissé sans vide une seule maison dans Palerme, venait d’enlever la princesse de Campo-Franco, et je trouvai ses charmantes filles vêtues de deuil, près de leur père, dans le fond d’une autre salle, remplie de tableaux du Guide, du Carrache et de tous les maîtres. Le prince attendait son successeur le duc de Laurenzana, et disposait déjà tout pour se rendre à Naples où il était appelé. Le gouvernement napolitain avait jugé que son esprit modéré, son caractère doux et conciliant, n’étaient pas en rapport avec les circonstances orageuses où se trouvait la Sicile ; et il commençait par le rappel du prince le nouveau système d’administration dont j’aurai plus tard à vous parler. Le prince de Campo-Franco est maintenant à Naples où il fait partie de la consulte d’état. À mon départ, il était question de le nommer gouverneur du prince royal des Deux-Siciles. L’héritier du trône de Naples a deux ans, je crois, et le prince de Campo-Franco compte plus de soixante ans. C’est donc simplement un honneur par lequel on aura voulu le dédommager de son éloignement de la Sicile.

J’avais pris, à Naples, l’engagement de visiter un jeune prince sicilien, noble rejeton d’une des plus illustres familles de la Sicile, de celles qui ont laissé s’écouler les richesses accumulées depuis tant de siècles, dans leur maison, par la conquête et par la faveur des souverains. Les larges degrés du palais, éclairés par une lampe allumée devant la madone, étaient abandonnés. Je pénétrai dans trois vastes salles qui devaient avoir été meublées avec un grand luxe du temps de la reine Caroline, et dans un salon noblement orné de tentures de soie brodées d’argent, je trouvai toute une famille de serviteurs, tristement assise en cercle et devisant à voix basse. Dans la chambre voisine, était le prince qui s’attendait à ma visite, et qui me reçut comme un ami qu’on n’a pas vu depuis long-temps. C’était la première fois que nous étions en présence l’un de l’autre. J’étais étranger, nouveau-venu, la Sicile était encore livrée aux troubles ; on ignorait l’issue des émeutes de Catane, de Messine et de Syracuse ; la défiance et la réserve semblaient commandées aux Siciliens dans ces circonstances. Le jeune prince me parla cependant tout de suite avec un rare abandon, et les larmes dans les yeux, de la situation malheureuse de la Sicile, du triste sort de son beau pays, de l’isolement de toute cette jeunesse sicilienne, qui est condamnée, disait-il, à ne prendre part ni au mouvement général de l’Europe, ni à l’administration de son pays, qui n’a de patrie ni à Naples, ni à Palerme, et qui prévoit un avenir encore plus fâcheux. Au lieu du désir si commun de briller et de cacher la médiocrité de sa fortune sous les dehors affectés du luxe, le prince me montra d’un geste douloureux tous les restes de splendeur qui l’environnaient ; et, se jetant près de moi sur un vaste sopha de soie, il me demanda si je savais quelque pays où l’épée d’un jeune homme, courageux et fier, pût lui frayer le chemin de l’honneur et de la fortune. Mais nous ne sommes plus au temps où un gentilhomme pouvait aller offrir le secours de son bras à quelque noble cause ; ma réponse dissipa cette aimable et touchante ignorance et rappela le prince à la réalité. Il rêva quelques momens. — « Au moins, dit-il, que notre triste situation ne m’empêche pas de vous bien recevoir. Dans ce palais, vous trouveriez le luxe, mais non le nécessaire. Ma villa est inculte et déserte ; je n’ai que mon cheval ; c’est l’unique chose qui m’appartienne. Montez-le, de grâce, tant que vous serez ici. C’est la seule manière dont je puisse remplir les devoirs de l’hospitalité envers vous. Au nom de nos amis, ne me refusez pas. Nous sommes bien malheureux ! » ajouta-t-il. — Ce peu de mots vous en dira plus que toutes mes réflexions sur le caractère de la jeune noblesse sicilienne.

J’ai souvent vu s’exhaler ces douleurs et ces regrets en Sicile ; mais j’ai pu me convaincre, en plusieurs circonstances, que les craintes du gouvernement napolitain, à l’égard de la Sicile, étaient très exagérées, même dans le moment où la Sicile se trouvait le plus livrée au désordre et à l’anarchie. De son côté, le gouvernement napolitain fait en Sicile ce que font tous les gouvernemens qui sont ou qui se croient menacés par leurs sujets. C’est son système antérieur, et non sa conduite actuelle, que la bonne politique désapprouve. Il craint les Siciliens et il les traite avec rigueur ; mais si cet excès de rigueur ne tient qu’à la crainte que la Sicile inspire, elle est de trop, car les Siciliens ont déjà dépassé le degré de misère où l’on se révolte. Pour moi, je n’ai jamais assisté qu’en France à des actes de révolte, et là j’ai observé qu’elle n’a lieu que par l’excès d’aisance et de prospérité. En 1789, quoi qu’on en ait dit, le peuple était heureux, et le mauvais état des finances n’avait pas influé sur le sort des classes inférieures, qui prospéraient sans droits politiques, mais qui prospéraient enfin. L’excitation politique, en France, augmenta singulièrement vers la fin du ministère de M. de Villèle, c’est-à-dire à une époque de prospérité inouïe, où l’on avait à peine gardé le souvenir des suites désastreuses de l’invasion étrangère et des malheurs de la réaction de 1815. Sous le ministère de M. de Polignac, en 1830, le commerce et l’industrie étaient arrivés à un haut degré de splendeur, l’agriculture florissait, et le bien-être général dont jouissait la nation, avait répandu en elle un surcroît de vitalité qui lui prêta les forces et l’énergie nécessaires pour la lutte dans laquelle elle s’engagea avec toute sorte de raison, sans doute, mais où elle eût peut-être succombé, si elle avait été faible et misérable comme l’était, par exemple, la Sicile, quand je la visitai. La Sicile venait d’être livrée à de grandes agitations ; mais à peine quelques bataillons suisses se furent-ils montrés, que l’ordre se rétablit sans peine. Supposez la Sicile florissante, riche, abondamment pourvue de toutes ses anciennes ressources, sa noblesse en possession de ses droits féodaux, riche et énergique, au lieu d’être pauvre et affaiblie par ses catastrophes domestiques, la lutte eût été terrible et se fût peut-être terminée par de nouvelles vêpres. Tout s’est, au contraire, réduit aux proportions d’un mouvement partiel, comprimé en peu de jours et comprimé de lui-même presque partout. Ici donc, comme en quelques pays de vieille civilisation, on pourra dire encore que si la misère fait des émeutes, l’abondance fait des révolutions.

Je voudrais bien qu’on ne se méprît pas à mes paroles ; je plaiderai, dans ces pages, la cause de la Sicile et non celle du gouvernement napolitain. Je la plaiderai parce que la Sicile est malheureuse, parce que le devoir de tous les gouvernemens est de travailler au bonheur des nations qui leur sont confiées par la Providence ou par les congrès, sans se demander ce qui résultera de l’accomplissement de cette tâche. Peu importe, en droit politique, si la misère, ou toute autre cause, a empêché les Siciliens de se lever en masse, comme au temps de Procita, et si la maladie qui dévorait sa population, si l’isolement, disons le mot, l’abandon où se trouvait la Sicile dans ces circonstances cruelles, n’y a fait naître, au lieu de soulèvemens généraux, que des émeutes aussitôt éteintes, que des excès sans but commis par la plus basse populace. Si la misère a causé ces maux, il faut se hâter de faire cesser cette misère, et le remède est dans les mains du gouvernement napolitain. Je vous le prouverai bientôt.

La bonne politique ne s’accommode pas plus que la morale de ces calculs qui consistent à retenir un peuple dans l’abjection et dans la misère, pour le soumettre plus facilement. La Russie, qui se permet de grands excès d’autorité envers la Pologne, ne l’oserait pas elle-même, et la même main qui arrache au peuple polonais son costume national, et qui élève des citadelles menaçantes aux portes de la capitale, fonde la banque de Pologne, contribue à l’établissement des nouvelles et magnifiques usines de Varsovie, et encourage l’agriculture dans toutes les campagnes. En Autriche, on exige l’obéissance absolue du peuple et sa soumission brutale au pouvoir, au nom de la prospérité qu’on lui donne et de la modicité des impôts qu’on lève sur lui. J’espère voir un jour ce système suivi en Sicile. Que le sol le plus riche de l’Europe cesse d’en être le plus pauvre et le plus stérile, par l’effet de l’administration du pays ; que la population la plus intelligente, celle qui compte des marins intrépides comme les matelots grecs et hardis comme les capitaines américains, des légistes consommés, des commerçans actifs et fins, une noblesse propre à toutes les grandes choses, ne soit plus condamnée à l’oisiveté et à l’isolement, Naples aura fait alors beaucoup pour la Sicile. Les constitutions viendront ensuite, quand il se pourra ; mais que la prospérité publique précède les constitutions : c’est le moyen de les rendre profitables.

Il y a sans doute de grandes causes de division entre Naples et la Sicile. La noblesse y regarde le traité de Laybach comme déchiré en ce qui concerne la Sicile ; le paysan garde ses sentimens de haine pour la domination étrangère ; le marchand se sent froissé dans ses intérêts, et prévoit qu’il le sera davantage. Mais l’esprit de rébellion a diminué ; la crainte domine tout, et quoique le Sicilien se fasse une religion de mépriser le soldat napolitain, on ne peut nier que la terreur qu’inspirent les troupes suisses ne soit un moyen réel de répression.

D’autres causes, non moins puissantes, s’unissent pour maintenir le lien qui unit, tant bien que mal, les deux parties du royaume des Deux-Siciles. Parmi ces causes, il faut compter, en première ligne, ces vieilles haines municipales que j’ai dites, haines déjà bien antérieures à l’époque de la domination espagnole, où les vice-rois les ravivaient à dessein, et qui existent dans toute leur force entre Palerme et Messine. À ces causes s’ajoute la crainte que le peuple déchaîné a, de tous les temps, inspirée à la noblesse, qui agira toujours, dans les insurrections populaires, comme elle fit en 1820 ; l’influence des idées de la classe moyenne, qui grossit chaque jour, et dont les velléités libérales, ou, pour mieux dire, dont l’orgueil naissant s’accommoderait peu du retour d’un état de choses où la noblesse, grâce à son influence journalière sur le bas peuple, jouerait un trop grand rôle ; et, enfin, la scission de la noblesse elle-même, dont une partie est à Naples, au service de Naples, et dont l’autre partie reste enfouie à Palerme, s’isolant chaque jour davantage par ses antipathies, et gardant une bonne part de sa haine pour les gentilshommes qui vont chercher la fortune ou les honneurs de l’autre côté du Phare.

J’ai vu à Messine un singulier exemple de cette antique haine de cité à cité, qui est restée toute vivante dans cette partie de la Sicile.

Messine, la ville commerçante où vient aboutir tout le négoce des ports du littoral sicilien de la mer Ionienne, jalouse Palerme, où vit une nombreuse noblesse oisive, et qui est, depuis des siècles, en possession du siége du gouvernement. Messine, placée en vue de la Calabre, séparée de l’Italie par une heure de mer, au centre de la Méditerranée ; Messine, qui est le point de jonction des deux principaux côtés que forme l’île triangulaire dont elle est, en quelque sorte, la clé ; Messine, qui est en même temps la porte d’un canal qui mène de l’Europe en Afrique ; elle qui récemment encore (de 1805 à 1812) a eu un si beau moment de fortune, quand l’or qu’y jetaient les Anglais, et la présence de leur flotte, ranimèrent son industrie et son commerce ; Messine, riche, animée, qui donne à elle seule, grâce à ses douanes, un cinquième du million d’onces affecté, nominalement il est vrai, aux routes de Sicile ; Messine, depuis des siècles, frémit de se voir reléguée au second rang. Le seul nom de Palerme fait pâlir un véritable Messinois, et je vous ai rappelé dans ma première lettre quels résultats avait eus cette haine sur les destinées de la Sicile, déjà du temps de l’amiral Vivonne. Cette haine, que ne partage pas Palerme, je dois le dire, va si loin, encore aujourd’hui, que j’ai trouvé à Messine beaucoup de partisans d’un projet qui est peut-être né sous le Phare. Il s’agissait de séparer la province de Messine de la Sicile, et de la réunir à la partie du royaume des Deux-Siciles qu’on nomme officiellement, à Naples, di qua del faro, de ce côté du phare, tandis que la Sicile proprement dite est nommée reali dominj oltre il faro, domaines royaux au-delà du phare. Que de fois, me promenant sur la plage de Messine, de la citadelle à Salvadore de’i Greci, j’ai entendu vanter, à la vue des hautes montagnes noires de la Calabre, dont les ombres couvrent le canal, tous les avantages de cette réunion pour Messine, qui s’affranchirait ainsi des misères de la Sicile, dont elle porte cependant le moindre poids ! J’étais encore à Messine quand eut lieu l’établissement du système de promiscuité, qui consiste, contrairement aux déclarations de Laybach, à envoyer des fonctionnaires napolitains en Sicile, et à appeler les fonctionnaires siciliens dans les provinces napolitaines. Messine avait alors pour intendant civil, c’est-à-dire pour préfet, le marquis della Cerda, noble Palermitain, qui avait épousé avec ardeur les intérêts de cette ville qu’il administrait depuis six ans. Le marquis della Cerda est un homme simple, modeste, énergique et d’un grand sens. Sa conversation est pleine d’intérêt ; ses vues m’ont paru celles que pourrait avoir un de nos préfets qui aurait sérieusement réfléchi sur la nature de ses devoirs. C’est un grand seigneur comme il s’en trouve quelques-uns parmi les grands seigneurs siciliens. Il a habité la France, ce qui ne veut pas dire qu’il a visité les salons de Paris ; il connaît, au contraire, une grande partie de nos départemens, dont il a étudié les besoins et les richesses ; il a aussi fructueusement séjourné en Angleterre, et il appliquait à sa nouvelle situation tous les résultats de ses voyages et de ses études. Il faut savoir que Messine est une ville de cinquante ans. Les incendies, la peste et les tremblemens de terre l’ont détruite plusieurs fois de fond en comble, et le magnifique quai de la mer, composé d’une suite de palais uniformes, n’en est encore qu’à son premier étage. M. della Cerda s’occupait activement d’achever cette jeune cité ; il y faisait élever partout des fontaines, des édifices utiles, il parait la ville de monumens ; sous son administration, trente milles de route carrossable avaient été faits vers Palerme, le long de la mer, jusqu’à Nocito, près de Milazzo, et cette route est de la plus haute importance pour Messine, car la route de Palerme à Messine, par Castrogiovanni et le centre de l’île, est inutilement trop longue. On a voulu la faire passer par Catane, tandis que la route directe entre les deux capitales (je parle le langage de Messine) est le long de la mer, par Termini et Cefalù. Le marquis della Cerda était donc tout occupé de ce vaste et dernier projet, quand vint le choléra, dont la présence fut signalée à Messine, comme à Catane et à Syracuse, par une insurrection très courte, qui se réduisit à un petit mouvement populaire dont voici les principales phases.

Un paquebot napolitain, le San-Antonio, avait paru en rade. Il était chargé de médicamens et d’objets nécessaires aux hôpitaux. Le bruit se répandit dans le peuple que ce navire apportait le poison qui donne le choléra, à l’aide duquel le gouvernement napolitain voulait se débarrasser d’une partie de la population sicilienne. La foule se porta sur le quai, tenta de s’opposer au débarquement, repoussa jusque dans la citadelle la faible garnison napolitaine que commandait le brave et spirituel général Luigi Caraffa, frère d’un homme non moins spirituel, le duc de Noja, et se répandant sur tous les points de la ville, brûla les archives et les effets d’habillement des hôpitaux. L’intendant, livré à lui-même, fit demander du monde au général Luigi Caraffa qui occupait la citadelle, mais celui-ci répondit nettement que ses soldats étaient en trop petit nombre, et que c’eût été sacrifier sans utilité les hommes dont la vie lui était confiée. En même temps, la porte de la citadelle s’ouvrit et se referma sur le général, qui sortit seul, en grand uniforme napolitain, et vint se placer au milieu de la populace furieuse, en l’exhortant à rentrer dans l’ordre. Pendant que le général exposait ainsi sa vie, la regardant comme moins précieuse que celle du dernier de ses soldats, l’intendant organisait, en quinze heures, une garde nationale qui, à l’aide des troupes, réprima le peuple sans effusion de sang. Bientôt la garde nationale commença à devenir turbulente à son tour, et à pousser quelques cris d’indépendance qui obligèrent les autorités à la dissoudre ; mais l’émotion n’avait pas augmenté, et Messine était déjà parfaitement calme, lorsque le marquis del Caretta, chargé des pouvoirs d’alter ego du roi des Deux-Siciles, vint y débarquer. Le marquis della Cerda fut relégué dans une petite intendance en Calabre ; et de Messine, cette résidence opulente et animée, le général Caraffa, envoyé à Noto, à quelques milles de l’Afrique, fut puni de l’impuissance où il s’était trouvé, par sa nomination au commandement d’une province misérable, morne et abandonnée. Un officier napolitain, vieux soldat très honoré, mais inconnu à Messine, le commandeur de Liguoris, y remplaça l’intendant rappelé, et Messine se trouvait très satisfaite de ce choix quand j’y arrivai. Le nouvel intendant était Napolitain, mais celui qu’il remplaçait était de Palerme, et, en haine de Palerme, on vota par acclamations, au nouveau venu, les fonds de construction d’un théâtre, qu’on avait obstinément refusés à celui qui s’éloignait. Ceci doit donner à réfléchir aux Siciliens qui rêveraient l’indépendance, surtout s’ils veulent bien faire attention à la situation géographique de Messine, à peine séparée de la Calabre par une enjambée, et qui est, qu’on me passe ce terme, le goulot de la bouteille par lequel Naples peut verser sans cesse des troupes en Sicile. Le camp d’observation, de quatre mille hommes, établi depuis, dit-on, à Reggio, prouve que le gouvernement napolitain sait toute la valeur de cette importante position.

Il faut aussi se rappeler ce qui eut lieu, lors de la révolution de Palerme, en 1820 : je m’en tiens au récit du général Coletta. Le général Naselli avait été envoyé de Naples, avec le chevalier de Thomasis, aujourd’hui duc de Cumia, pour rétablir l’ordre en Sicile. Quand l’indépendance fut proclamée à Palerme, le général, privé du fort de Castellamare, son unique point de défense, nomma une junte de nobles pour administrer la ville. En peu de jours, la révolte fut à son comble. Les statues du roi furent renversées, les résidences royales dévastées, les palais, les maisons particulières mis au pillage ou incendiés, et les têtes des princes de Cattolica et de Iaci, les deux premières victimes du peuple, portées au haut d’une pique dans les rues de Palerme. Naselli s’enfuit sur une petite barque, sa junte fut renversée, et le peuple en nomma une autre, composée de seigneurs mêlés à des hommes de la populace. Le cardinal Gravina fut forcé de la présider. Les vallées de Palerme et de Girgenti s’insurgèrent également. Les cinq autres restèrent fidèles au gouvernement napolitain, qui se hâta de diriger une expédition vers la Sicile. Le général Florestan Pépé commandait les neuf mille fantassins et les cinq cents cavaliers qui la composaient. Le général Pépé fut bientôt sous les murs de Palerme avec dix mille hommes ; il avait réuni à ces troupes quelques volontaires siciliens enrôlés du côté de Messine, et plusieurs bataillons de la milice de Calabre.

La noblesse de Sicile, enfermée dans Palerme, sous le joug du peuple, sentait déjà que cette révolution n’était pas faite pour elle, et ne demandait, en secret, que le rétablissement de l’ordre, au prix même du rétablissement de l’autorité du gouvernement napolitain. Le cardinal Gravina avait été déjà déposé par le peuple, le prince de Villafranca s’était éloigné, et le découragement était si grand parmi les nobles, qu’aucun d’eux n’osait agir sur le peuple et tenter d’opérer la contre-révolution, qu’ils désiraient tous ardemment. Le vieux prince de Paternò, le plus riche propriétaire de la Sicile, goutteux, plus qu’octogénaire, mais connaissant à fond le peuple sicilien, au milieu duquel il avait passé sa vie, s’en alla seul sur la Piazza-Maggiore, et se mit à haranguer les souverains en haillons qui régnaient alors à Palerme, leur disant, en leur langage populaire, que l’ennemi était aux portes, l’eau et les vivres épuisés, la ville sans ressources, et qu’il fallait prendre un parti décisif. Ce parti, selon lui, était de combattre l’ennemi hors des murs, et de mourir courageusement plutôt que de se remettre sous le joug de Naples. Mais, ajoutait-il, un tel parti demandait de mûres réflexions ; il s’agissait de la vie, de la liberté, de l’honneur. Il leur donnait donc jusqu’au lendemain au lever du jour ; si Dieu et ses saints leur inspiraient alors la pensée de marcher à l’ennemi, ils se mettraient tous sous la protection des légions célestes et s’en iraient hors des murs de Palerme, pour sauver la cité en péril ou mourir en héros !

Le lendemain, le vieux prince fut exact au rendez-vous. Il arriva sur la place dès l’aurore. Il était en habit de guerre du temps passé, et soutenait ses jambes goutteuses à l’aide d’un long sabre. Le peuple fut également exact à l’heure ; mais il vint désarmé, et des cris de paix sortaient de toutes les bouches. C’est ce que le prince avait prévu ; il fut nommé négociateur par acclamations, et partit aussitôt pour le camp du général Pépé, avec un avocat et un colonel qu’on lui avait adjoints.

On s’entendit bientôt, et les conditions du traité furent toutes à l’avantage de la Sicile. On accorda aux députés de Palerme le droit de décider en parlement, à la majorité des voix, de la réunion ou de la séparation de Naples et de la Sicile ; on leur accorda la constitution espagnole, le droit de gouverner Palerme par une junte prise au sein de ses habitans, amnistie pour les délits de la révolution, liberté des opinions, oubli, clémence, liberté ; bref on passa par toutes les clauses qui furent proposées, et on n’en imposa qu’une seule : l’entrée des troupes napolitaines dans Palerme, dernier article à l’aide duquel on était sûr de réduire tous les autres au néant.

Le salut de la noblesse palermitaine était dans cette clause du traité, et l’habile prince de Paterne rentra lui-même à la tête des bataillons napolitains, faisant des signes de victoire et des gestes populaires pour montrer au peuple la faiblesse des napolitains, se moquant ainsi à la fois des vainqueurs et des vaincus. Il y avait quatre-vingts jours que la populace régnait à Palerme. En se rendant aux troupes napolitaines, la noblesse sicilienne ne fit que changer de joug. Dans ma prochaine lettre, je vous montrerai que la révolution de Catane, qui finissait à peine quand j’arrivai dans cette ville, il y a un an, a suivi exactement, mais avec plus de rapidité, toutes les phases de la révolution de Palerme en 1820. C’est que les mêmes causes produisent généralement les mêmes effets.

Je vous ai dit aussi que l’autorité du gouvernement napolitain en Sicile s’appuie encore, en fait de divisions, sur l’éloignement qu’éprouvent les Siciliens contre ceux des leurs qui exercent des emplois conférés par la cour de Naples. Je citerai, entre autres exemples, celui du dernier vice-roi, le prince de Campo-Franco, dont les excellentes intentions se réalisaient rarement, il est vrai, faute d’un pouvoir réel, mais qui n’a jamais cessé de veiller aux intérêts de la patrie et de travailler à son bien-être. À son départ, le prince de Campo-Franco a été peu regretté. Il n’a pas fait le bien, disait-on, et il n’a pas empêché le mal. Chaque jour, on le chargeait de quelques accusations nouvelles, et j’ai lieu de croire qu’elles n’étaient souvent pas fondées. Le fait suivant l’est-il ? je l’ignore ; mais fût-il réel, le vice-roi aurait eu sans doute la main forcée. Le roi avait accordé 3,000 onces à Palerme, à l’époque du choléra (40,000 francs environ). Le prince de Campo-Franco affecta cette somme, dit-on, au remboursement d’une créance déjà ancienne du trésor royal sur la ville de Palerme, en sorte que les 3,000 onces ne sortirent pas des caisses du gouvernement. Encore une fois, j’ignore si ce rigoureux exemple de comptabilité administrative a été donné par l’excellent prince de Campo-Franco ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il donnait sur son traitement de luogotenente, une rente annuelle de 4,000 ducats au dépôt de mendicité (nuovo deposito di mendici). Là, du moins, on regrettera, j’en suis bien sûr, l’administration du prince de Campo-Franco.

Je viens à une autre cause de désunion en Sicile. Je veux parler de la classe moyenne qui grossit chaque jour. Vous savez combien la division des propriétés, qui a eu lieu en France depuis 1789, a fait augmenter le nombre des gens de loi, notaires, avoués, huissiers et autres. Outre la division des propriétés qui a lieu en Sicile, et qui augmente le nombre de ces patrocinarii, il y a, je ne dis pas le goût, mais la rage des procès, qui les enrichit. Les avocats sont déjà jaloux des nobles, ce qui est une notable preuve de civilisation. Ils n’osent pas encore imiter le luxe des seigneurs, mais ils achètent leurs terres à mesure que ceux-ci se trouvent ruinés. Ceci est un progrès tout récent de la bourgeoisie. Il y a quelques années, elle se contentait de placer son argent ; maintenant elle en est à la seconde phase des lumières, elle veut posséder la terre, et, dans quelques années, elle voudra déjà lutter d’influence avec la classe supérieure. Dans les grandes villes, telles que Palerme, le peuple s’entend mieux avec la noblesse qu’avec la bourgeoisie, car les seigneurs ont une certaine manière affable et paternelle de traiter les inférieurs qui les entourent, manière toute de tradition, et que ne peut acquérir, avec les domaines seigneuriaux, la classe moyenne, toujours un peu avide et rude aux pauvres gens. Une tradition qui vient aussi d’un temps bien reculé, et qui règne encore dans les classes inférieures, fait que les gens du peuple aiment mieux être mal payés chez un seigneur que bien payés chez un bourgeois. Ce goût est bizarre sans doute ; mais il est resté dans les classes dont je parle une sorte de respect pour les grandes familles qui s’entourent bénévolement de valets inutiles, et qui les traitent avec une familiarité qui dépasse encore tout ce qu’on peut voir, dans ce genre, en Italie. Il faut aller jusqu’en Espagne pour trouver ces rapports de maîtres à serviteurs, et c’est d’Espagne aussi, avec tant d’autres coutumes, qu’ils sont venus sur le sol sicilien. Toutefois cette servitude volontaire et cette féodalité restée dans les mœurs, en dépit des lois, diminuent chaque jour, et déjà elles ne sont plus que des exceptions.

Enfin, j’ajouterai que les choses ont bien changé, en Sicile, depuis le jour des vêpres siciliennes, où sept vallées se mettaient sur pied au premier son d’une cloche. J’ai vu à peu près opérer, ville à ville, et village à village, le désarmement de la Sicile. J’étais à Palerme quand on publia un édit qui obligeait chaque citoyen à venir renouveler son port d’armes, en exhibant les armes qu’il possédait. Tous les ports d’armes étant inscrits, personne ne put se soustraire à cet ordre, et les armes furent reprises et déposées dans les arsenaux de l’état, à mesure que la déclaration en était faite par ceux qui les possédaient. Cette mesure n’avait pas été prise seulement à Palerme ; sur toute la route que je parcourus depuis, de Palerme à Catane, j’appris que le désarmement avait eu lieu déjà. À Villafrati, à Vallelonga, à Villarosa, des soldats suisses, envoyés de Catane, avaient opéré le désarmement sans résistance. Dans la seule petite commune de Léonforte, où les deux tiers des habitans vont demi-nus par les rues, six cents Suisses avaient enlevé sept milliers de fusils, tandis qu’à Asaro, situé sur le pic voisin de celui où est juché Léonforte, on ignorait cette circonstance ! À Palerme, quinze jours après, cette nouvelle n’avait pas encore transpiré, et la reprise des armes eut lieu tout-à-fait inopinément. Où donc eût été l’accord, et comment se fussent concertés les Siciliens, en cas de soulèvement ? Le moyen qu’un pays songe à lever le drapeau de la révolution, quand toutes les parties qui le composent se montrent si insouciantes l’une de l’autre, et vivent dans ce mutuel isolement ? Je vous dirai comment se firent toutes ces petites révolutions siciliennes de 1830, dont l’une s’allumait aussitôt qu’une autre venait de s’éteindre, et vous verrez que la misère, le défaut d’administration, l’ignorance où l’on tient le peuple, ont été les seules causes de ces émotions. C’est donc du pain, ce sont des routes et des écoles qu’il faudrait au peuple sicilien. Les rigueurs et les mesures violentes ne le soulèveront pas en entier, je ne le pense point, et je viens de vous dire les raisons sur lesquelles je me fonde ; mais ces rigueurs causeront de grands embarras au gouvernement napolitain, et elles n’ont pas d’excuse, puisqu’elles sont inutiles. C’est là, ce me semble, la manière la plus formelle de les condamner.

Mais j’oublie que nous sommes restés les pieds sur les dalles de la belle place des Quattro Cantoni. Les tristes intérêts politiques et matériels de la Sicile m’ont fait perdre de vue ses belles églises et ses beaux palais. Je vous y ramènerai. C’est un dédommagement que je vous dois pour l’ennui que va vous donner cette longue lettre, qui ressemble, plus que je ne voudrais, à une dépêche officielle ou à un article de journal, deux sortes de lectures peu divertissantes selon vous.

Je suis, etc.


  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1838.
  2. La bulle qui investit le roi de Sicile de la qualité de nonce apostolique est de la fin du XIe siècle ; elle a été accordée par le pape Urbain II au comte Roger. Benoît XIII l’a confirmée en 1728.