Lettres de voyages/Vingt-sixième lettre

Presses de La Patrie (p. 255-265).


VINGT-SIXIÈME LETTRE


Alger, 25 janvier 1889.


J’ai voulu, ma santé me le permettant, et sur l’invitation pressante de quelques amis, être témoin d’une séance des Aïssaoua, confrérie de fanatiques qui viennent du Maroc et qui moyennant finances, nous rendent témoins du plus étonnant spectacle qu’il soit possible d’imaginer.

Nous étions une vingtaine de témoins, parmi lesquels des Anglais, des Américains, des Français, etc. Je ne me sens vraiment pas de force à raconter les choses absolument extraordinaires dont j’ai été témoin et je vais emprunter à Théophile Gauthier, au grand poëte de l’Orient, la description de la scène qui se passait à Blidah, en sa présence, en 1845.

Ce sont des pages vraies, pittoresquement et poëtiquement écrites, et tous ceux qui ont été témoins de ces scènes fantastiques, les voient encore revivre devant leurs yeux en lisant cette description du grand écrivain :

« L’orchestre du caïd, débuta par une sérénade en notre honneur ; l’instrument dont les musiciens se servaient était une espèce de hautbois ou de flûte, avec une anche plate et cerclée d’une rondelle de bois où s’appuyaient les lèvres des musiciens ; immobiles, les yeux baissés, ne faisant d’autres mouvements que ceux indispensables pour le placement des doigts sur les trous, ils nous jouèrent, sur une tonalité très élevée, une cantilène qui rappelait beaucoup la danse des almées de Félicien David. Les broderies des deux flûtes semblaient s’enlacer autour du motif principal comme les serpents autour du caducée de Mercure ; qu’on nous passe cette comparaison mythologique, ou si elle paraît trop surannée, comme deux des spirales laiteuses qui montent en sens inverse dans le pied des verres de Venise.

« Les compositeurs de profession trouvent la musique des Orientaux barbare, discordante, insupportable, ils n’y reconnaissent aucun dessin, aucun rythme, et n’en font pas le moindre cas. Pourtant elle m’a souvent produit des effets d’incantation extraordinaire avec ses quarts de ton, ses tenues prolongées, ses soupirs, ses notes ranimées opiniâtrement ; ces mélodies frêles et chevrotantes sont comme les susurrements de la solitude, comme les voix du désert qui parlent à l’âme perdue dans la contemplation de l’espace ; elles éveillent des nostalgies bizarres, des souvenirs infinis, et racontent des existences antérieures qui vous reviennent confusément ; on croirait entendre la chanson de nourrice qui berçait le monde enfant. — Si j’ai compris les effets prodigieux que les historiens rapportent de la musique grecque, dont le secret est perdu pour les civilisations modernes, malgré les efforts de quelques musiciens érudits, c’est en écoutant ces airs arabes dédaignés par messieurs de la fugue et du contre-point, et qui ont valu à l’ode symphonie du Désert la plus rapide et la plus enthousiaste vogue musicale de notre temps.

« La cour dans laquelle la cérémonie allait commencer, était assez vaste, entourée par des bâtiments à toits plats et crépis à la chaux ; elle s’éclairait bizarrement par des bougies et des lampes placées à terre auprès des groupes. Le ciel, d’un indigo sombre, s’étendait au-dessus comme un plafond noir tout dentelé par des files de spectres blanchâtres posées, ainsi que des oiseaux de nuit, sur le rebord du toit. On eût dit un essaim de larves, de lémures, de stryges, d’aspioles et de goules attendant la célébration de quelque mystère de Thessalie ou l’ouverture de la ronde du sabbat. Rien n’était plus effrayant et plus fantastique que ces ombres muettes et pâles suspendues au-dessus de nos têtes dans l’immobilité morte de créatures de l’autre monde. C’étaient les femmes de la tribu qui s’étaient rangées sur les terraces pour jouir à leur aise de l’horrible spectacle qui allait avoir lieu.

« Les Aïssaoua s’étaient accroupis, au nombre d’une trentaine environ, autour du mokaddem ou officiant, qui commença, d’une voix lente et monotone, à réciter une prière, que les khouans accompagnaient de grognements sourds. De temps à autres, un faible coup de tarbouka rhytmait et coupait ce murmure, qui allait s’enflant peu à peu et se grossissant comme une vague avec un bruit d’Océan ou de tonnerre lointain.


« Tout à coup un cri aigu, prolongé, chevroté, un piaulement de chouette ou d’orfraie éblouie, un sanglot d’enfant égorgé, un rire de goule dans un cimetière, partit à travers la nuit comme une fusée stridente. Cette note, d’une tonalité surnaturelle, cette note aiguë, frêle et tremblée, fausse comme un soupir de hyène, méchante comme un ricanement de crocodile, éveilla dans le lointain les jappements enroués des chacals, et me fit froid à la moëlle des os. Il me sembla qu’un vol d’afrites ou de djinns passait au-dessus de moi.

« Ce miaulement infernal était poussé par les femmes, qui soutiennent ce cri en frappant leur bouche avec le plat de la main, pour faire vibrer le son. On ne saurait imaginer rien de plus discordant, de plus affreux, de plus sinistre. Les grincements des roues de chars à bœufs qui, pendant la nuit, dans les montagnes de l’Aragon, font fuir les loups d’épouvante, ne sont, à côté de cela, que de l’harmonie rossinienne.

« Cet épouvantable applaudissement parut exciter les Aïssaoua, ils chantèrent d’une voix plus forte et plus accentuée. Les joueurs de tarboukas frappèrent leur peau d’onagre avec une vigueur et une activité toujours croissantes. Les têtes des assistants marquaient la mesure par un petit hochement nerveux, et les femmes scandaient l’interminable litanie des miracles de Sidi-M’hammet-ben-Aïssa de glapissements de plus en plus rapprochés.

« La ferveur de la prière augmentait ; les figures des khouans commençaient à se décomposer ; ils remuaient la tête comme des poussahs, ou la faisaient rouler d’une épaule à l’autre, la mousse leur venait aux lèvres ; leurs yeux s’injectaient, leurs prunelles renversées fuyaient sous la paupière, et ne laissaient voir que la cornée ; tout en continuant leur balancement d’ours en cage, ils criaient : « Allah ! Allah ! Allah ! » avec une énergie si furibonde, un emportement de dévotion si féroce, d’une voix si sauvagement rauque, si caverneusement profonde, que l’on aurait plutôt dit des rugissements de lions affamés que des articulations de voix humaines. Je ne conçois pas comment leurs poitrines n’étaient pas brisées par ces grondements formidables à rendre jaloux les fauves habitants de l’Atlas.

« Le rhythme des tambours devenait de plus en plus impérieux ; les Aïssaoua s’agitaient avec une frénésie enragée ; le balancement de tête, qui n’avait été exécuté que par quelques-uns, était maintenant général ; seulement, les oscillations prenaient une telle violence, que l’occiput allait frapper les épaules, et que le front battait la poitrine en brèche. Cela bientôt ne suffit plus. Le balancement avait lieu de la ceinture en haut, et le corps décrivait un demi-cercle effrayant ; c’étaient des convulsions, de l’épilepsie, de la danse Saint-Guy, comme au moyen-âge.

« De temps en temps, quelque frère épuisé de fatigue roulait à terre, haletant, couvert de sueur et d’écume, presque sans connaissance ; mais poursuivi par le tonnerre implacable des tarboukas, il tressaillait, et se soulevait par secousses galvaniques comme une grenouille morte au choc de la pile de Volta. À cette vue, les spectres enthousiasmés secouaient leurs linceuls sur les bords des terrasses et faisaient grincer, avec un bruit plus sec et plus rauque, la crécelle de leur voix. On remettait le chaviré sur son séant, et il recommençait de plus belle.

« Un Aïssaoua, considérable dans la secte, et qu’on semblait regarder avec une sorte de terreur respectueuse, se tordait dans des crispations de démoniaque ; ses narines tremblaient, ses lèvres étaient bleues, les yeux lui sortaient de la tête, les muscles se tendaient sur son cou maigre comme des cordes de violons sur le chevalet ; des trépidations nerveuses agitaient son corps du haut en bas ; ses bras se démenaient comme les ressorts d’une machine détraquée, avec des mouvements qui ne partaient plus d’un centre commun, et auxquels la volonté n’avait pas part ; on le mettait debout, en le tenant sous les aisselles ; mais il se projetait si violemment en avant et en arrière, comme ces personnages ridicules qui font des saluts grotesques dans les pantomimes, qu’il entraînait avec lui ses deux assesseurs, et retombait bientôt à terre en se tortillant comme un serpent coupé, et en rauquant le nom d’Allah ! avec un râle si guttural et si strident, quoique bas, qu’il dominait les cris des khouans, les piaulements des femmes, et le trépignement des convulsionnaires. — Si jamais le diable est forcé de confesser Dieu, il le fera de cette manière.

« Mon œil se troublait, et ma raison s’embarrassait à regarder cette scène vertigineuse. La singulière sympathie imitative qui vous fait détendre les mâchoires en face d’un bâillement me causait sur mon tapis des soubresauts involontaires, je secouais machinalement la tête, et je me sentais, moi aussi, des envies folles de pousser des hurlements. Un cavalier de Maghzen, assis non loin de moi, n’y put résister plus longtemps, et roula sur la poussière avec des rires et des sanglots nerveux, se soulevant au rhythme pressé, saccadé, haletant des tarboukas, ronflant sous une furie de percussion toujours augmentée.


« Le désordre était au comble, l’exaltation touchait à son paroxysme. Par la persistance du chant, du tambour et de l’oscillation, les Aïssaoua avaient atteint le degré d’organisme nécessaire à la célébration de leurs rites ; le délire, la catalepsie, l’extase magnétique, la congestion cérébrale, tous les désordres nerveux traduits en sanglots, en contorsions, en roideurs tétaniques, convulsaient ces membres disloqués et ces physionomies qui n’avaient plus rien d’humain. La lumière des lampes s’entourait d’auréoles sanglantes dans la rousse brume de poussière soulevée par ces forcenés, et ses reflets rougeâtres donnaient un air plus fantastique à cette scène bizarre, dont le souvenir nous est resté comme celui d’un cauchemar.

« Tout cela grouillait, fourmillait, trépidait, sautelait, dansait, hurlait dans un pêle-mêle hideux. Les mouvements de l’homme avaient fait place à des allures bestiales. Les têtes retombaient vers le sol comme des mufles d’animaux et une fauve odeur de ménagerie se dégageait de ces corps en sueur.

« Nous frissonnions d’horreur dans notre coin, mais ce que nous venions de voir n’était que le prologue du drame.

« Se traînant sur les genoux ou les coudes, ou se soulevant à demi, les Aïssaoua tendaient leurs mains terreuses au mokaddem, tournaient vers lui leurs faces hâves, livides, plombées, luisantes de sueur, éclairées par des yeux étincelants d’une ardeur fiévreuse, et lui demandaient à manger avec des pleurnichements et des câlineries de petits enfants.

« Si vous avez faim, mangez du poison, » leur répondit le mokaddem, comme le fit Sidi-Mohammet ben-Aïssa à ses disciples, qui s’en trouvèrent si bien, d’après la légende dont cette cérémonie est destinée à perpétuer la mémoire.

« Ce qui se passa après que le mokaddem eut fait signe d’apporter les nourritures est si étrange, que je supplie mes lecteurs de croire littéralement tout ce que je vais leur dire. Mon récit ne contient aucune exagération, d’abord parce que l’exagération n’est pas possible dans la peinture de ce monstrueux délire, qui laisse loin derrière lui les visions de Smarra, et les caprices de Goya, le graveur des épouvantes nocturnes. Des crapauds, des scorpions, des serpents de différentes espèces, furent tirés de petits sacs, et dévorés vivants par les Aïssaoua, avec des marques d’indicible plaisir ; ceux-ci léchaient des pelles ou des bêches rougies au feu ; ceux-là mâchaient des charbons ardents ; d’autres puisaient des terrines de couscoussou mélangé de verre pilé et de tessons, ou mordaient des feuilles de cactus dont les épines leur traversaient les joues. J’ai gardé longtemps plusieurs de ces feuilles épaisses et dures comme des semelles de bottes qui portaient, découpées à l’emporte-pièce, l’empreintes des dents de ces étranges gastronomes.

« Chacun en dévorant sa dégoûtante pâture, imitait le cri d’un animal, qui, le rugissement du lion, qui, le sifflement de la vipère, qui, le renâclement du chameau, ou poussait des cris inarticulés, spasmes de l’extase, échappements de l’hallucination, appels aux visions inconnues perceptibles pour le croyant seul.

« Les plus fervents se couchaient sur des lits de braises comme sur des lits de roses ; et dans cette position de Guatimozin, leur visage s’illuminait d’une indicible expression de volupté céleste qui rappelait l’expression des martyrs chrétiens dans les tableaux des grands maîtres.

« Un de ces fanatiques, âgé à peine d’une vingtaine d’années, s’avança jusqu’à l’endroit où nous étions assis, et de l’air le plus tranquille du monde tout en dodelinant sa tête alourdie par un hébétement de béatitude, il se posa sous les aisselles quatre mèches soufrées tout en feu et les promena lentement le long de chacun de ses bras ; une forte odeur de chair grillée nous montait aux narines, et lui, souriant avec un sourire d’amoureuse langueur, marmottait à demi voix le nom d’Allah !

« Un autre, à moitié nu, sec, maigre et fauve, se frappait la poitrine d’une façon si rude, qu’à chaque coup il jaillissait un flot de sang ; près de lui, un de ses compagnons sautait pieds nus sur des tranchants de yatagans.

« Les tarboukas tonnaient sans interruption, les cris des femmes se succédaient d’instants en instants, plus perçants, plus grêles, plus chevrotés que jamais, dépassant en acuité la chanterelle des plus aigres violons ; il n’y avait pas un seul frère debout, tous se roulaient épileptiquement dans un hideux mélange de débris impurs comme des nœuds de serpents qui se tordent sur un fumier. Je laissais flotter mes yeux fatigués et troublés, sur ce monstrueux ramas de têtes, de torses et de membres désordonnés, fourmillant dans la poussière et la fumée, lorsqu’il se fit à l’une des portes un mouvement qui annonçait un nouvel épisode à ce sauvage poëme.

« Deux Arabes entrèrent dans la cour, traînant par les cornes un mouton qui résistait beaucoup, et arc-boutait désespérément ses pattes contre terre pour ne pas avancer. On eût dit qu’il pressentait son sort ; son grand œil bleu pâle, fou de terreur, se dilatait prodigieusement et jetait à l’entour des regards vitrés qui n’y voyaient pas ; ses narines camuses distillaient une mousse sanguinolente, et tout son corps tremblait comme la feuille ; quoique personne ne l’eût touché, il était déjà mort pour ainsi dire.

« À la vue du mouton, une clameur assourdissante, un hourra frénétique sortit de toutes ces poitrines, où il ne semblait devoir plus rester que le souffle ; un pareil hurlement doit jaillir d’une fosse aux ours où il tombe un homme.

« Les Aïssaoua se jetèrent sur la pauvre bête, la renversèrent, et, pendant que les uns lui maintenaient les pattes malgré ses tressaillements et ses faibles nuances d’agonie, les autres lui déchiraient le ventre à belles dents, mâchaient ses entrailles parmi les touffes de laine. Ceux-ci tiraient à eux, comme font les oiseaux carnassiers sur les charognes, un long filament de boyau, qu’ils avalaient à mesure ; ceux-là plongeaient leur tête dans la carcasse effondrée, mordant le cœur, le foie ou les poumons. Le mouton ne fut bientôt qu’une boue sanglante, un lambeau informe que ces bêtes féroces se disputaient entre elles avec un acharnement que des hyènes et des loups n’y auraient certes pas mis.

« Un détail purement oriental augmentait l’horreur de cette scène ; les Arabes comme tous les peuples musulmans, se rasent la tête ; les Aïssaoua de Gerouaou, après deux heures de contorsions et d’épilepsie, étaient presque tous décoiffés et leurs crânes dénudés se nuançaient comme un menton dont la barbe est faite, de tons bleuâtres et verdâtres assez semblables à ceux de la moisissure ou de la putréfaction ; ces faces cuivrées, surmontées de tons faisandés, avaient un aspect bestial et sinistre, et à voir ces crânes bleus, emmanchés de nuques rouges, se plongeant dans les entrailles pantelantes du mouton, on eût dit de monstrueux oiseaux de proie, moitié hommes, moitié vautours, dépeçant quelque carcasse abandonnée sur une voirie. — Les lambeaux de draperie qui palpitaient sur ce groupe impur simulaient assez bien de vieilles ailes flasques.

« À la fin, ivres de ces repas de Lestrigons, fatigués des délires de cette nuit orgiaque, les Aïssaoua tombèrent lourdement çà et là, et s’endormirent d’un sommeil inerte. »

Et voilà, à quelques détails près, ce que j’ai vu la veille de mon départ d’Alger, car nous partons demain pour Oran, pour nous embarquer pour l’Espagne, et pour continuer notre voyage interrompu.

Si ma correspondance, presque toute entière, a été empruntée à Théophile Gauthier, c’est parce que je ne me sentais pas de force, pour essayer de peindre, après lui, une scène aussi étrange que la danse des Aïssaouas.