Lettres de voyages/Vingt-quatrième lettre

Presses de La Patrie (p. 238-245).


VINGT-QUATRIÈME LETTRE


Alger, 20 janvier 1889.


J’ai été gratifié, depuis ma dernière lettre, d’une fluxion de poitrine, compliquée d’asthme, qui m’a interdit tout travail, même le plus léger, et mon médecin me permet aujourd’hui, pour la première fois depuis quinze jours, de mettre la main à ma correspondance. C’est le cas de dire qu’il faut aller à 1,500 lieues de son pays, sous le prétexte de rétablir sa santé, pour y contracter des maladies qui peuvent vous emporter dans les huit jours. Heureusement pour moi que j’en suis revenu et que ma convalescence progresse favorablement. Le docteur Strauss, médecin-major du premier zouaves, me promet que dans huit jours il n’y paraîtra plus.

J’avais, je crois, fait une description de Constantine dans ma dernière lettre et je devais raconter les événements dramatiques des deux sièges qui ont rendu cette ville célèbre dans les annales de l’armée française. J’ai fait la connaissance, à Paris, en octobre dernier, du général Munier, ancien commandant en chef de l’armée française au Tonquin, et qui venait d’être nommé au commandement militaire de la province de Constantine, en remplacement du général Ritter, admis à la retraite. Le général m’avait invité à venir le voir à Constantine et je me suis naturellement empressé d’aller rendre mes hommages au vaillant officier qui, bien que jeune encore et général de division, en est arrivé à ne plus compter ses campagnes, ses blessures et ses décorations. Il habite à Constantine le palais de l’ancien sultan Ahmed-Bey. Ce palais qu’on a souvent comparé à une de ces demeures féériques décrites dans les Mille-et-une-nuits, renferme trois corps de logis principaux, servant à l’installation du général, de l’état major-général, de la direction du génie, du bureau arabe divisionnaire et du conseil de guerre. On remarque en entrant les fresques naïves qui décorent les parois des galeries, fresques représentant ici un combat naval et là, Constantinople. Ces peintures, œuvre d’un mahométan, sont exécutées d’après l’orthodoxie la plus pure de l’art musulman ; on n’y voit figurer aucun personnage. En entrant dans le cabinet du général, on lit l’inscription suivante, en arabe :


« Au nom de Dieu clément et miséricordieux. — Pour le maître de ce palais, paix et félicité, une vie qui se prolonge tant que roucoulera la colombe, une gloire exempte d’avanies, et des joies sans fin jusqu’au jour de la résurrection. »


C’est en causant et en dégustant une tasse de café maure, après dîner, que le général m’a raconté les détails des deux sièges de Constantine.

Après la prise d’Alger et de Bône, le maréchal Clauzel avait remplacé le général d’Erlon, et il avait demandé et obtenu l’autorisation d’assiéger Constantine. Partie de Bône le 8 novembre 1836, l’armée arriva sous les murs de Constantine le 21. La première et la deuxième brigade, sous le commandement du général de Rigny, se postèrent sur le Koudiat-Aty, à l’ouest ; le reste de l’armée s’établit à Mansoura, à l’est. Le 23, aux approches de la nuit, les troupes furent prêtes à donner l’assaut, mais l’ennemi faisait bonne garde. Pendant l’attaque du pont d’El-Kantara, par le général Trézel, et de la porte d’Ed-Djabia par le général Duvivier, les colonnes françaises étaient hachées par la mitraille ; c’eût été folie de s’engager plus avant et l’armée dût battre en retraite. C’est alors que le chef de bataillon du 2e léger, Changarnier, commença sa fortune militaire dans un combat d’arrière-garde qui sauva l’armée.

La France ne pouvait rester sous le coup d’un pareil échec, et le général Damrémont reçut l’ordre de s’emparer de Constantine. Le corps expéditionnaire de 10,000 hommes était divisé en quatre brigades commandées par le duc de Nemours, le général Trézel, le général Rulhières et le colonel Combes. L’artillerie avait à sa tête le général Valée ; le génie, le général Rohault de Fleury.


« L’armée arriva devant Constantine le 6 octobre 1837. Constantine, dit M. Pélissier de Raymond, l’un des combattants, se présentait, comme l’année précédente, hostile et décidée à une résistance énergique ; d’immenses pavillons rouges s’agitaient orgueilleusement dans les airs ; les femmes, placées sur le haut des maisons, poussaient des cris aigus auxquels répondaient par de mâles acclamations les défenseurs de la place. Bientôt le son grave du canon vint se mêler au bruit des voix de ces créatures humaines, et de nombreux projectiles tombèrent au milieu des groupes qui se présentaient sur la crête du ravin par lequel Constantine est séparée de Mansoura. »


Le général Damrémont ayant disposé l’attaque, envoya faire aux assiégés les sommations d’usage. L’envoyé, soldat du bataillon turc, revint avec cette réponse, « qu’on ne serait maître de Constantine qu’après avoir égorgé jusqu’au dernier de ses défenseurs. » Le général Damrémont s’étant rendu à Koudiat-Aty pour examiner la brèche, 12 octobre, fut tué par un boulet de canon : le général Perrégaux était frappé mortellement à ses côtés.

Le lieutenant-général Valée prit alors le commandement des troupes ; il pressa la canonnade et le lendemain 13, il ordonnait l’assaut. Les troupes étaient divisées en trois colonnes sous les ordres, la première, du lieutenant-colonel Lamoricière, les deux autres sous ceux des colonels Combes et Corbin. À sept heures, le duc de Nemours donne le signal. La première colonne s’élance, descend dans la ville, se heurte contre des obstacles qu’il faut briser ; Lamoricière tombe blessé, aveuglé devant une porte intérieure qu’il faisait sauter, mais la trouée est faite et les deux autres colonnes passent au milieu des morts et des blessés français et arabes, et la ville était prise. C’est alors que le colonel Combes, du 47ème de ligne, vint rendre compte du succès de l’opération. Le héros atteint de deux balles manifestait le regret de ne pouvoir survivre à la victoire : il expirait le lendemain. Les assiégés réfugiés dans la Kasba cherchaient à fuir au moyen de cordages qui se brisèrent sous le poids des corps humains : tous roulèrent dans l’abîme et périrent dans une affreuse agonie.

Ahmed Bey, après la prise de sa capitale, passa onze ans dans les montagnes à lutter contre les Français, mais il fit sa soumission en 1848 et il fut transporté à Alger où le gouverneur-général lui fit une réception qui le réconcilia à la France. Il mourut en 1850.

Voilà le récit des deux sièges de Constantine et je les ai racontés pour prouver une fois de plus que si les troupes françaises ont été livrées à la Prusse en 1870 et écrasées par le nombre, la prochaine guerre — et elle ne saurait longtemps se faire attendre — pourrait bien fournir des victoires aussi glorieuses que celle de la prise de Constantine.

« Peu de cités dans le monde, dit Cherbonneau, l’historien de Constantine, ont subi autant de révolutions que Constantine, soit en raison de son importance politique, soit à cause des richesses de son sol. S’il faut en croire la tradition, elle a été assiégée et conquise quatre-vingts fois.

« En dehors du commerce actuel, fait par les européens et les indigènes, deux grandes industries se partagent, en quelque sorte, la population indigène de Constantine : premièrement, la fabrication des ouvrages en peau ; secondement, la fabrication des tissus en laine. La fabrication des ouvrages en peau occupe : 200 tanneurs, 100 selliers et 500 cordonniers et représente pour toute l’année un produit d’un million et demi de francs.

« La fabrication des tissus en laine, dont les Européens commencent à s’occuper, est plus importante encore que la fabrication des ouvrages en peau, parce qu’elle tient aux habitudes nationales des Arabes, et qu’elle emploie un grand nombre d’ouvriers. La fabrication des tissus de laine comprend cinq sortes de produits : les haïks, blouses à manches courtes, les burnous, manteaux à capuchon, les gandouras, longues pièces d’étoffe très fine en soie et en laine, les tellis ou sacs doubles pour les transports à dos de mulets ou de chameaux et les tapis.

« On peut évaluer à 25,000 le nombre des burnous confectionnés à Constantine et dont la fabrication est la plus importante ; leur prix varie de 15 à 30 francs, suivant la finesse de la laine et la qualité du tissu.

« Autour de ces grandes industries s’en groupent d’autres moins importantes.

« Il n’existe pas de ville en Afrique plus laborieuse et plus active que celle de Constantine. »

Un chemin de fer relie Constantine à Philippeville, située sur le littoral et où nous avons pris le paquebot pour Alger en touchant sur différents points de la côte, à Collo, Djidjelly, Bougie et Dellys.