Lettres de voyages/Trentième lettre

Presses de La Patrie (p. 294-302).


TRENTIÈME LETTRE


Madrid, 10 février 1889.


Nous ne resterons que deux jours à Madrid, et je tiens à dire pourquoi ; car il paraîtrait absurde de venir du Canada pour ne consacrer que quarante-huit heures à la capitale de toutes les Espagnes.

Madrid est une superbe ville de 400,000 habitants, qui s’élève au centre de l’Espagne sur le Manzanarès, dans une campagne aride et sablonneuse. Son climat, très chaud en été et très froid en hiver, est excessivement défavorable aux personnes nerveuses ou faibles de la poitrine, et les hôtels, comme dans tous les pays méridionaux, laissent beaucoup à désirer au point de vue du confort intérieur.

« On prétend qu’autrefois, dit M. Germond de Lavigne, Madrid jouissait d’un climat délicieux qui décida Philippe II à lui donner la préférence sur ses illustres rivales, lorsqu’il eut à choisir une capitale. Les choses ont changé depuis ; mais pas à ce point qu’il n’y ait plus que deux saisons dans cette ville : neuf mois d’hiver et trois mois d’enfer, selon le dicton vulgaire. Le ciel est presque toujours pur et serein, mais l’air est sec, vif et pénétrant, surtout en hiver. Il est très dangereux pour les poitrines délicates, pour les personnes qui ont le système nerveux impressionnable ; on en ressent les effets sans qu’il fasse un souffle d’air, ce qui a fait dire proverbialement :


El aire de Madrid es tan sotil
Que mata â un hombre,
Y no apaga â un candil.


Ce qui veut dire, en français, que l’air de Madrid est si subtil qu’il tue un homme lors qu’il n’éteint pas une chandelle.

Le printemps y est tempéré et souvent pluvieux, l’été brûlant, l’automne généralement sec et beau jusqu’au mois de novembre. « L’élévation du sol, dit M. Guéroult, Lettres sur l’Espagne, le voisinage des montagnes y donnent au froid une intensité particulière. On souffre plus à Madrid l’hiver avec quatre degrés, qu’à Paris avec douze. Il souffle du Guadarrama un air subtil et pénétrant qui vous entre dans la poitrine comme une pointe aiguë, qui serre les tempes et irrite les nerfs ; et, si l’on a pas bien soin de s’envelopper dans son manteau et de se couvrir la bouche, avec un pli et le pan rejeté sur l’épaule, on court risque d’attraper une maladie terrible, qu’on appelle ici pulmonie, et qui vous envoie d’ordinaire dans l’autre monde en moins de deux ou trois jours. Quelquefois, il est vrai, des journées ravissantes, tièdes, sereines, éclatantes de soleil, viennent interrompre le règne de cette température glaciale ; alors on se croirait au mois de mai. »

« L’absence d’arbres dans les alentours est une des causes les plus réelles de cette rudesse du climat de Madrid. Rien ne préserve la ville, en hiver des vents du nord, en été des rayonnements brûlants des sables qui l’entourent. Toutefois, il se fait tous les jours de nouvelles plantations, et peu à peu, dans quelques années, Madrid abrité rentrera en possession de son ancien climat. »

« Après la pulmonie, le climat de Madrid réserve encore, surtout aux étrangers, une maladie endémique qui fait quelquefois bien des ravages ; c’est une colique convulsive qui paraît avoir quelque rapport avec celle des peintres, et qui a souvent des suites longues et fâcheuses. On dit aussi que Madrid est fatal aux enfants pendant la période de la dentition, et enfin qu’il est prudent de suivre un régime sévère pour échapper aux suites fâcheuses et souvent fatales d’un climat meurtrier. »

Ces citations, étant donné l’état de santé où je me trouve, me paraissent plus que suffisantes pour expliquer mon passage précipité dans une ville aussi dangereuse.

Quoiqu’il en soit, Madrid n’en est pas moins devenue la première cité espagnole, se distinguant par l’importance de sa population, par ses admirables musées, ses écoles, ses établissements publics, ses manufactures, et par sa situation au point de croisement des grandes artères de la monarchie. Elle a en outre la renommée d’être l’une des plus belle villes de l’Europe. On remarque surtout les rues d’Alcala, d’Atocha, du Fuen Carral, de Toledo ; — la plaza mayor, décorée de la statue équestre de Philippe III ; — la célèbre Puerta del Sol, au centre de Madrid, l’une des merveilles de la capitale de l’Espagne, à laquelle viennent aboutir huit des plus belles rues de la ville ; — la place d’Orient, où s’élèvent le palais royal, le théâtre royal et la statue équestre de Philippe IV ; — la place du Congrès, ornée de la statue de Cervantès ; — la magnifique promenade du Prado, la plus fréquentée ; — d’autres charmantes promenades, telles que les Délices, prolongement du Prado. : la Florida, sur la rive droite du Manzanarès ; la Castellana, et surtout les délicieux jardins du Buen Retiro, le lieu le plus agréable de la ville.

Le principal monument de Madrid est le palais royal, édifice d’une architecture grandiose, construit en pierre de taille blanche. Il renferme de somptueux salons, auxquels conduit un escalier d’honneur en marbre blanc moucheté de noir. On y admire tout particulièrement les salles du trône, la chapelle, le vestibule d’honneur aux belles colonnades, la cour intérieure, etc. Parmi les autres édifices civils, on doit citer : les palais des Cortès et des divers ministères ; l’audiancia ; l’hôtel-de-ville ; le palais Villa-Hermosa, etc.

Les monuments religieux de Madrid sont très nombreux, mais aucun ne présente le caractère remarquable des imposantes basiliques que l’on admire dans quelques anciennes cités espagnoles : Tolède, Burgos, Valladolid, etc. Les plus belles et les plus riches églises de Madrid sont celles de Notre-Dame d’Atocha où se célèbrent les mariages royaux ; de San-Isidoro-el-Real ; de San-Justo-y-Pastor ; de San-Ginès, etc.

Le musée royal de Madrid est une merveille. Il comprend plus de 2,000 tableaux, réunion de chefs-d’œuvre des plus grands maîtres, répartis dans plusieurs galeries et classés par école. Les plus précieuses de ces toiles sont exposées dans une rotonde à coupole vitrée, dite salon d’Isabelle II. On admire là des œuvres célèbres de toutes les écoles.

Je cite un peu au hasard les tableaux les plus remarquables, mais il faudrait reproduire le catalogue en entier pour rendre justice à cette collection merveilleuse : Raphaël, La Sainte Famille au lézard ; La Sainte Famille à l’agneau ; La Vierge à la rose ; La Vierge au poisson ; — Le Titien, Bacchanale ; Offrande à la déesse des amours ; Vénus et Adonis ; Charles-Quint ; — Giorgione, Sujet mystique ; Ste. Brigitte ; — Le Corrège, La Vierge, l’Enfant Jésus et St. Jean ; — Rubens, St. Georges terrassant le dragon ; le Serpent d’airain ; Persée délivrant Andromède ; — Rembrandt, La reine Artémise ; — Van Dyck, Portraits ; — Albert Dürer, son portrait à 26 ans ; — Mengs, Adoration des Bergers ; — Velasquez, Les Buveurs ; La Forge de Vulcain ; — Ribera, L’Échelle de Jacob ; Jacob recevant la bénédiction d’Isaac ; — Murillo, L’Adoration des Bergers ; St. François-de-Paule ; — Claude le Lorrain, Paysage au soleil couchant ; — Poussin, David vainqueur de Goliath ; — Le Tintoret, Sébastien del Piombo, Véronèse, Carrache, Zurbaran, etc., etc.

Nous avons aussi fait des visites précipitées mais fort intéressantes au Musée San Fernando ; à l’Armeria, qui renferme des armes d’hommes célèbres, tels que le Cid, Boabdil, Gonzalve de Cordoue, Christophe Colomb, Charles-Quint ; aux musées de l’artillerie et de la marine ; aux bibliothèques ; au jardin botanique ; au cabinet d’histoire naturelle.

On remarque aussi quelques belles portes, notamment celle d’Alcala ; des fontaines artistiques ; la place des taureaux (arène entourée de gradins), etc.

Madrid a une très grande importance commerciale et industrielle, et en dehors des grands établissements financiers, on remarque surtout les fabriques de tabac, de poudre, de papier, d’orfèvrerie, de tapis, de céramique et de voitures ; une grande fonderie qui produit toute espèce de machines et des imprimeries nombreuses où l’on exécute de fort beaux travaux de typographie.

Voilà en partie ce que j’ai vu et ce que j’ai pu apprendre, pendant deux jours que j’ai passés à Madrid, mais je n’hésite pas à déclarer que je préfère à cette grande capitale moderne, les plus anciennes et plus pittoresques villes du midi que nous avons visitées. Un vieux proverbe espagnol dit :


Que no ha visto Sevilla
No ha visto nada.


Qui n’a pas vu Séville n’a rien vu, et je suis parfaitement de l’avis du proverbe, au moins pour ce qui concerne l’Espagne.

Nous passerons six heures, demain, à visiter le palais de l’Escurial, situé à une heure et demie de Madrid, sur la route du nord, et nous irons coucher à Valladolid, afin d’interrompre un peu, la série un peu trop nombreuse de nos nuits passées en chemin de fer.