Lettres de voyages/Trente-troisième lettre

Presses de La Patrie (p. 319-325).


TRENTE-TROISIÈME LETTRE


Carcassonne, 18 février 1889.


Le trajet entre Bordeaux et Cette, se fait par le chemin de fer du Midi, en dix heures et demie. On laisse à droite la ligne de Bayonne qui se dirige vers le sud, pour remonter la vallée de la Garonne, dans la direction du sud-est. On traverse les pays du vin blanc, et la première ville importante que l’on rencontre est Agen, à 136 kilomètres de Bordeaux. Ensuite, Moissac sur la rive droite du Tarn, et puis Montauban qui fut fondée en 1144, par le comte de Toulouse sur l’emplacement de Mons Albanus. Montauban est une ville de 28,000 habitants, qui présente peu de curiosités. On admire cependant la cathédrale qui est fort vaste ; une assez jolie tour gothique qui domine l’église ogivale de St. Jacques ; l’hôtel-de-ville qui est une grande construction de diverses époques, enfin, le pont qui semble encore ce qu’il y a de plus remarquable avec ses arches ogivales et ses piles percées de petites arcades en ogives. Ville natale d’Ingres, on a élevé un monument, dû au ciseau d’Etex, à la gloire de ce peintre qui a légué ses collections au musée et dont on voit l’admirable tableau (1824) : Le Vœu de Louis XIII, dans la sacristie de la cathédrale.

En quittant Montauban, le chemin de fer continue à longer le canal latéral et on traverse une contrée fertile, mais peu intéressante, jusqu’à Toulouse, située sur la rive droite de la Garonne, au point de jonction du canal du Midi.

Toulouse est une très importante ville de 140,000 habitants, ayant de belles promenades et quelques monuments civils et religieux intéressants, mais dont les habitations en briques, à certaines rues près, offrent un coup d’œil assez triste. L’orgueil de la cité est son capitole ou hôtel-de-ville, ayant un assez grand caractère, mais dont la façade restaurée, ne date que de 125 ans. L’intérieur de cet édifice auquel on travaille toujours est plus intéressant ; surtout la Salle du Petit Consistoire, la Salle des Illustres décorée de quarante-trois bustes, et la Salle de Clémence Isaure, restauratrice des Jeux Floraux. L’Église Saint-Sernin (XIe au XVIe siècles) est le plus beau monument roman de la France : on y voit des détails merveilleux et sa crypte contient des reliques insignes. La cathédrale St. Etienne, a peu d’apparence extérieure, mais l’intérieur présente une singulière disposition, en ce que le chœur n’est pas dans l’axe de la nef ; il offre un assez grand intérêt par ses vitraux, ses stalles et sa grille. Les autres églises à visiter sont la Daurade ; la Dalbade (XVe siècle) et son portail ; l’église St. Nicolas et son bas-relief de la Cène, et l’église des Jésuites pour ses peintures. Au nombre des jardins, des places et des belles promenades, il faut citer le Grand-Rond, la place du Capitole, les allées Lafayette et la rue d’Alsace-Lorraine. Plusieurs habitations particulières des XVe et XVIe siècles sont curieuses comme l’Hôtel d’Assezat, le Lycée (Hôtel Burnuy), l’Hôtel Duranti, etc. Un pont monumental en pierre (XVIe siècle) conduit au malheureux faubourg St. Cyprien, où l’on peut encore voir les traces de la terrible inondation de 1875, dans laquelle périrent plus de 550 personnes sous les ruines de leurs habitations. Le musée occupe un ancien couvent d’Augustins des XIVe et XVe siècles et les collections y sont très riches ; on y distingue, parmi les tableaux, l’Amour piqué par une abeille et Hercule et Diomède par Gros, le Martyr de St. Jean et de St. Paul, du Guerchin, le Miracle opéré à Toulouse par St. Antoine de Padoue, de Van-Dyck, un Paysage, admirable de finesse, de Breugel de Velours, etc.

En continuant la route vers Cette, on laisse à droite les lignes de Tarbes et d’Auch et on remonte la vallée de Lhers qui suit également le canal du Midi. À Ségala on atteint la hauteur des terres et on descend dans le bassin de la Méditerranée. On passe Castelnaudary, ville de 10,000 habitants, qui a été prise, brûlée et saccagée plusieurs fois dans les guerres des Albigeois.

On arrive ensuite à Carcassonne, ville de 28,000 habitants, chef-lieu du département de l’Aude. Cette très intéressante ville est formée de deux parties : la ville neuve sur la rive gauche de l’Aude et la « Cité » sur la rive droite. La première, bien bâtie, entourée de promenades et de boulevards très ombragés et pourvue d’eau comme aucune autre ville de France, n’offre que peu d’intérêt en dehors de St. Michel, aujourd’hui cathédrale, église du XIIIe siècle, restaurée à la suite d’un incendie en 1849 ; de la Tour (du XVe siècle) de St-Vincent ; des beaux jardins de la Préfecture ; de ses rues tirées au cordeau et de la place Sainte-Cécile. Tout l’intérêt se porte sur la Cité, s’élevant sur un mamelon escarpé, et restée ce qu’elle était il y a plusieurs siècles ; il n’y a pas d’autre exemple en France d’une telle réunion de constructions militaires, religieuses et civiles du moyen âge. Ses murailles ont été construites par les Visigoths, sur les fondations posées par les Romains, et ses défenses sont telles que le concevait l’art militaire au Xe siècle, avec des additions des XIIe et XIIIe siècles. On y voit une double enceinte avec une cinquantaine de tours de toutes les formes, des portes très curieuses, un château avec ses cachots, sa salle de torture, et par-dessus tout, la splendide église de St. Nazaire, de la plus merveilleuse architecture. La restauration des fortifications par Viollet Leduc, fait de la Cité le monument le plus complet et en même temps le plus utile à l’histoire militaire de la France. Carcassonne a élevé une colonne à Riquet (1604-1680), le célèbre créateur du canal du Midi.

Je conseille vivement, aux amateurs de constructions antiques, qui visitent le midi de la France, de ne pas manquer de voir Carcassonne comme je leur ai déjà conseillé de visiter Avignon. Ce sont, pour moi, les deux villes françaises qui m’ont le plus vivement intéressé, avec leurs reliques du moyen-âge.

Entre Carcassonne et St. Hippolyte, les centres les plus importants sont Narbonne, Béziers, Cette et Montpellier, que j’ai déjà visité en novembre dernier, et dont j’ai eu occasion de parler dans mes correspondances. Nous traversons ce pays à toute vapeur, sans nous arrêter, car nous avons hâte d’aller embrasser notre enfant que nous avons confiée aux soins de monsieur et madame Chartrand. Trois jours d’arrêt à St. Hippolyte et nous reprendrons la route de Paris, en visitant, cette fois, Bordeaux, si le temps nous le permet. Car il continue de faire un temps atroce et nous venons précisément de traverser le pays qui a si cruellement souffert des inondations du mois dernier.