Lettres de voyages/Trente-sixième lettre
TRENTE-SIXIÈME LETTRE
Nous sommes arrivés à Paris en pleine crise ministérielle et le télégraphe a depuis longtemps appris aux lecteurs de La Patrie la formation du nouveau ministère. Je n’ai pas à m’occuper ici de politique, car mon absence de trois mois m’a naturellement placé en dehors du mouvement qui me paraît d’ailleurs assez compliqué. J’avoue que la nouvelle qui m’a le plus vivement intéressé en rentrant dans Paris, m’a été communiquée par une lettre de M. le comte d’Ormesson, directeur du protocole au ministère des Affaires Étrangères, m’annonçant que par décret du 21 février, il avait plu au président de la République de me nommer officier de la Légion d’Honneur. J’étais chevalier depuis 1885, et cette promotion, je le reconnais bien sincèrement, m’a fait le plus vif plaisir.
Il nous reste trois semaines de séjour à Paris, et comme nous partirons avant l’ouverture de l’Exposition, j’ai voulu visiter les chantiers et les terrains afin de me rendre compte par moi-même, des préparatifs qui avancent avec la plus grande rapidité. Tout sera prêt pour l’ouverture officielle qui doit avoir lieu dans la première semaine de mai. La seule chose qui m’agace et qui m’humilie, comme Canadien, c’est de voir que notre gouvernement, pour singer les monarchies européennes, s’est abstenu de prendre part à cette grande lutte industrielle ; et cela, pour faire plaisir à quelques réactionnaires encroûtés dont il s’agit de ménager les susceptibilités électorales.
Oh ! les nécessités de la politique ! Si encore les bassesses que nos gouvernants sont forcés de faire pour ménager ces gens-là restaient ignorées au fond du Canada, nous n’aurions pas à rougir d’avouer les véritables raisons qui empêchent les gouvernements d’Ottawa et de Québec, de prendre part à l’Exposition. Un fait pour bien faire comprendre la situation. Notre sculpteur, Philippe Hébert, vient de terminer ici un superbe groupe destiné à la façade du parlement de Québec. Son œuvre a été admirée par des hommes comme Bartholdi, Roty et par tous ceux qui ont eu l’avantage de visiter l’atelier de notre compatriote. Hébert veut exposer son œuvre et entrer en compétition avec les autres artistes qui arrivent en foule de tous les pays du monde, excepté du Canada et de l’Allemagne. Il n’y avait encore que la section anglaise où Hébert pouvait demander l’espace nécessaire. Eh bien ! on lui a répondu qu’il n’y avait pas de place pour des statues canadiennes. L’affaire en est restée là ; et à moins que les Anglais, par charité, ne reviennent sur leur décision et n’admettent le groupe de notre vaillant artiste, il se verra dans la nécessité, s’il veut exposer, d’aller mendier un petit coin, quelque part, dans une section étrangère. Est-ce assez humiliant ? Et il faut être sur les lieux et avoir à répondre à ceux qui vous demandent pourquoi le Canada ne prend pas part à l’Exposition pour bien comprendre le ridicule qui rejaillit sur notre pays, par la criminelle et absurde négligence de ceux qui sont chargés de le faire respecter à l’étranger.
J’ai visité les chantiers en compagnie d’un journaliste anglais, rédacteur à la Pall Mall Gazette, de Londres, et afin qu’on ne m’accuse pas d’exagération, je vais citer son opinion qui coïncide absolument avec la mienne.
Les Anglais, bons juges en la matière et qui ne passent point pour s’échauffer plus que de raison sur les chefs-d’œuvre de leurs voisins, mettent de côté tout amour-propre national et déclarent « qu’elle sera la plus colossale et la plus extraordinaire Exposition que l’univers ait jamais vue. »
Je cite textuellement une partie de l’article du Pall Mall Gazette :
Les Français aiment à faire grand et ils sont en train de prouver une fois de plus qu’ils s’y entendent. Leur Exposition du centenaire de 1789, comparée surtout aux misérables déballages que nous avons l’habitude de voir à Kensington, est déjà absolument stupéfiante. Ni les peines, ni l’argent n’ont été ménagés. Rien de mesquin n’afflige le regard. Jusque dans la plus petite charpente de fer, le sentiment artistique et le goût éclatent. Le résultat est de nature à démontrer à l’univers que la France est toujours la plus laborieuse et la plus artiste des nations, et qu’une fois résolue à faire une chose, elle sait s’y mettre corps et âme. Si les nuages dont l’horizon politique reste chargé n’éclatent pas en orage, l’Exposition va attirer à Paris la moitié du monde civilisé.
Il détaille les multiples attractions de cette pacifique entreprise : la tour Eiffel avec son merveilleux éclairage électrique égrené en étoiles sur toute sa hauteur et inondant de lappes lumineuses la vallée de la Seine ; les palais, celui de la guerre, d’une architecture si imposante ; la si belle exposition coloniale ; l’étonnante « galerie des contrées du soleil » qui est une page des Mille et une Nuits.
Mais le rédacteur du Pall Mall Gazette est surtout saisi d’admiration en présence des robustes splendeurs de la galerie de machines. C’est devant ce palais extraordinaire « plus extraordinaire encore que la tour Eiffel, » dit-il, que son admiration atteint son point culminant. Il décrit avec une complaisance ravie ce vaisseau de fer, d’une conception si hardie, le plus vaste qui soit au monde, où le Colisée danserait et auprès duquel le cirque d’Olympie serait un jouet d’enfant. Il ne peut pas s’imaginer qu’après l’Exposition cette merveille sera détruite ; oubliant que le champ de Mars est réservé à des manœuvres militaires, il voudrait que l’on conservât cette galerie sans précédent pour en faire un manège ou — comme c’est bien un Anglais qui parle ! — un champ de course couvert.
Il dit encore : « Il faut avoir visité tout récemment les travaux pour se rendre compte de la rapidité vertigineuse avec laquelle ils avancent et pour se faire une idée de cette ampleur sans égale et comme conception et comme exécution. » Cette « rapidité vertigineuse » échappe à l’œil du badaud. L’ouvrier est perdu dans ce chantier géant. On en aperçoit un, par-ci, par-là, allant son train, sans fièvre ni hâte, et l’on en rapporte cette impression que l’ouvrier ne fait rien et que l’on ne travaille pas. Cependant l’Exposition sort de terre ; elle est achevée la tour dont le projet eût effrayé un cyclope ! Les différents palais sont presque terminés, les galeries sont couvertes et décorées, la plupart des vitrines sont en place, le hall des machines est à demi agencé. Comme ce n’est pas à la baguette d’une fée que nous sommes redevables de ces merveilles enfantées en quelques mois, il faut bien croire que les ouvriers ont fait leur besogne et avec activité.
On ne travaille pas seulement que le jour au champ de Mars, on s’est piqué d’honneur et, en dépit de la tradition qui veut qu’une Exposition s’ouvre dans les plâtres, on s’entête à être prêt à la date fixée — et l’on sera prêt. Pour atteindre ce résultat, il faut supprimer la nuit. N’est-ce que cela ? on la supprime. « Ô soleil ! disait Josué, qui avait besoin de continuer son affaire, arrête-toi sur la vallée de Gabalon, et toi, lune, sur la vallée d’Aïalon ! » Et le soleil et la lune s’arrêtèrent.
Mais depuis, le soleil est devenu immobile et il faut recourir à d’autres lampes, passé le crépuscule. Ce n’est pas l’embarras : on a installé des foyers électriques à peu près partout. À leur lumière, besognent des équipes de sculpteurs, de serruriers, de charpentiers, de mouleurs, de plombiers, de peintres. Le centre de l’activité est dans la galerie des machines, que traverse déjà le chemin de fer Decauville, dont on presse l’installation, puisqu’il doit servir au transport des wagons chargés d’amener dans leurs sections respectives toutes les pièces envoyées à l’Exposition.
Il faut se hâter ; les expéditions arrivent. Sur l’esplanade des Invalides on a déjà déchargé plusieurs camions d’envois adressés aux sections du Cambodge, du Tonquin, de l’Algérie. Ils sont composés en moyenne partie de bois ouvrés ou de pièces décoratives, destinées aux constructions qui serviront à donner une idée de la main-d’œuvre locale. Les tableaux affluent à la section des beaux arts. Les Américains, qui ne sont jamais en retard, ont commencé l’envoi de leurs produits, attendant pour être déchargés que les ouvriers du bâtiment aient quitté la place. Il n’est pas de coin où ne s’empilent des caisses expédiées par des exposants jaloux de ne point manquer l’ouverture.
Jusqu’au dehors, se trahit cette activité, cette ardeur. Des camions traversent les rues portant chez des dépositaires les colis soigneusement faits, timbrés de l’étiquette multicolore du commissariat général.
En dépit des pronostics fâcheux, répandus par les aveugles de la passion politique, l’Exposition du Centenaire sera ouverte au jour fixé, et elle fera l’étonnement du monde. Et les Anglais sont les premiers à convenir que de pareille, jusqu’à présent, ils n’en ont jamais eue en Angleterre ?
Et je le répète, le Canada disputera seul à l’Allemagne l’honneur de briller par son absence.
Heureusement qu’il va venir des milliers de Canadiens pour admirer l’Exposition et que ces gens-là seront assez humiliés par l’abstention de leur pays, pour juger à leur juste valeur, les hommes qui, par leur coupable ignorance, auront été les causes directes d’une abstention que l’on peut qualifier de criminelle au double point de vue de la réputation nationale et de nos intérêts industriels.