Lettres de madame Swetchine/Tome I/Preface

Texte établi par Comte de FallouxDidier Voir et modifier les données sur Wikidata (1p. i-8).






PRÉFACE


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Ces trois volumes vont nous rendre Mme Swetchine sous un aspect encore plus intime que ses Œuvres. C’était d’abord des pensées recueillies pour elle seule, mais enfin, dans une certaine mesure, méditées et formulées ; aujourd’hui, ce sont ses sentiments mêmes, dans leur forme absolument spontanée, et répondant à l’effusion également confiante des cœurs qui s’ouvraient à elle.

J’ai dû me demander si je classerais les lettres par date ou par personne, et je me suis arrêté au second mode. Le classement par date évite les répétitions et dispense le lecteur d’un certain travail de mémoire, mais il morcelle la pensée et en fait disparaître l’unité. Cette unité est dans Mme Swetchine l’un de ses plus puissants attraits. Elle ne parlait jamais une langue banale, elle se plaçait avec une habileté ou plutôt avec une condescendance merveilleuse, au point de vue de chacun de ceux avec qui elle s’entretenait, et n’arrivait si facilement à élever jusqu’à elle que parce qu’elle avait toujours commencé par venir jusqu’à vous. Cette habitude lui était si familière, ce mouvement lui était si naturel, que, à la fin de chaque correspondance, on aura devant les yeux, j’en suis convaincu, la physionomie du correspondant, aussi clairement dessinée, aussi distincte que la physionomie de Mm. Swetchine elle-même. Sacrifier à l’intérêt chronologique cet intérêt moral m’eût semblé une faute tenant de la profanation.

On a dit que dans sa correspondance Mme Swetchine se répétait. Je ne crois pas que cette critique soit juste ; Mme Swetchine ne se répète pas, elle se complète. Son sujet est toujours le même, mais la variété des points de vue qu’elle y découvre est infinie, et jamais cette richesse d’analyse n’aura brillé d’un plus vif et d’un plus pur éclat que dans cette dernière collection de ses lettres.

Mme Swetchine est une âme à la fois aimante et éclairée, qui trouvait sans cesse, dans ses affections et dans ses lumières, des trésors de sagesse et de charité. Il n’y a peut-être pas une situation dans la vie qui ne soit venue demander des soins à cette main délicate et sûre ; il n’y a pas non plus une épreuve traversée par une génération que ne recommence, à son tour et à son heure, la génération suivante ; sa parole écrite aura donc la même opportunité que sa parole vivante, et ses lettres formeront dans leur ensemble, un manuel chrétien, non théorique et didactique, mais pratique et journalier. C’est la douleur et la consolation prises sur le fait, vivant, l’une en regard de l’autre, de la vie qui leur est propre, et bientôt se pénétrant mutuellement ; la souffrance n’ayant point l’accent de la révolte ; l’enseignement ne s’arrogeant jamais le ton de la supériorité ou du pédantisme, ayant toujours dans la voix plus d’onction et de sympathie que de reproche, poussant enfin jusqu’à son extrême limite le respect de la liberté d’autrui.

Mme Swetchine possède par excellence l’art difficile de lire couramment dans le cœur des autres, parce qu’elle avait commencé par lire sans faiblesse dans son propre cœur. Elle saisit admirablement le fort et le faible d’un caractère, le mal et le remède d’une situation, parce qu’elle ne se laisse jamais surprendre ni séduire par aucun de ces sophismes à l’aide desquels nous cherchons trop souvent à nous faire illusion a nous-mêmes en même temps qu’à ceux qui nous entourent. L’étude du cœur humain n’était point pour Mme Swetchine une contemplation spéculative, quoiqu’elle eût certainement une vocation innée pour la psychologie et un attrait Irrésistible pour la métaphysique ; malt ce qui l’attire avant tout, ce qui la fixe, ce qui la conduit à creuser sans relâche dans les profondeurs de l’âme humaine, ce sont des réalités qui lui sont chères, qui vivent et palpitent sous sa main. Elle ne s’arrête point aux surfaces, aux apparences, aux généralités ; elle pénètre dans le vif des questions, elle soulève les voiles, elle scrute les moindres détails, parce qu’elle porte partout la sollicitude ardente d’une affection sincère, parce qu’une conscience toujours éveillée, une attention toujours soutenue secondent et inspirent sa rare sagacité. Jamais Mme Swetchine n’a songé & dogmatiser ou à élever un monument pour l’instruction de la postérité, mais elle prête l’oreille à tout gémissement, tend la main à toute souffrance. En constatant une à une chaque situation particulier la confidente émue s’élève souvent, sans s’en apercevoir, aux méditations les plus hautes, aux aperçus les plus fins, aux consolations les plus efficaces ; et c’est ainsi qu’au bout d’une longue vie, grâce à une analyse continuelle portée sur un si grand nombre de peines ou de joies vraiment ressenties, l’ensemble d’une si tendre investigation devient non-seulement le reflet de telle ou telle âme, mais l’image de l’âme humaine tout entière.

C’est précisément parce que Mme Swetchine n’était pas un directeur de profession, et que la confiance seule de ses amis avait fait d’elle, pour ainsi dire, un moraliste sans le savoir, qu’il importait surtout de laisser à ses lettres leur allure primitive. Un peu de subtilité ou d’obscurité apparente est inévitable dans une correspondance où le public n’a jamais été envisagé comme un lecteur possible. Ce défaut, s’il existe ici, n’aurait, pu disparaître sous les retouches sans enlever au style son originalité et son cachet ; ce défaut, d’ailleurs, tient moins à Mme Swetchine elle-même qu’à cette forme de dialogue tronqué dans lequel on entend seulement un des interlocuteurs. J’oserai même dire qu’il tient aussi à la simplicité avec laquelle Mme Swetchine passe de saint Augustin ou d’Ézéchiel au moindre détail de la vie commune. Cela tient aussi à ce désintéressement de son esprit, se bornant souvent à effleurer, selon les occasions qu’on lui présente, les profondeurs qu’elle eût tant aimé et si bien réussi à explorer. Je me suis donc gardé ou de mutiler ou de supprimer les phrases sans art, les contrastes sans transition, moins parce qu’ils sont en petit nombre que parce qu’ils trahissent l’ineffable qualité de son âme. Peut-être même se rencontrera-t-il quelques passages de ses correspondances qu’on accusera de n’avoir pas l’austère gravité de la vie et du génie de celle qui les a tracés. Je dois l’avouer sans détour, ce sont les passages que j’aurais sacrifiés avec le plus de regret. J’ai trop souvent entendu dire, et peut-être j’ai trop souvent pensé que les gens qui prêchent le mieux ne sont pas ceux qui sentent le plus, pour ne pas me montrer jaloux, dans Mme Swetchine, non-seulement de son côté humain, mais encore et surtout de son côté féminin : je suis sûr qu’elle n’y peut rien perdre en autorité et qu’elle peut y gagner en persuasion. Je suis également convaincu que ce travail d’une &me sur elle-même, ces lueurs soudaines s’échappant alternativement de la sensibilité et de la conscience, ces progrès successifs qui précèdent la victoire définitive, offrent une étude aussi attachante qu’instructive. La première condition de ce charme efficace, c’est la sincérité. Sauf donc ce qui était évidemment supprimé par les strictes lois de la convenance, ce que je me suis surtout appliqué à laisser subsister, c’est la vérité.

La règle que j’ai suivie par rapport aux détails les plus intimes de cette correspondance, je l’ai également observée par rapport aux jugements politiques, portés au courant de la plume sur la plupart des événements et des hommes contemporains. On n’y trouvera jamais ni sévérité ni indulgence systématiques ; ce serait dans un livre ordinaire la chance à peu près certaine de mécontenter tout le monde. Je me flatte pourtant qu’il n’en arrivera pas ainsi, et que, en cela comme en bien d’autres choses, Mme Swetchine fera exception. Je ne dirai pas d’elle qu’elle n’appartenait aucun parti ; je ne croirais pas que ce fût un éloge, et d’ailleurs, éloge ou blâme, Mme Swetchine ne l’eût pas mérité. N’appartenir il aucun parti, c’est ne pouvoir parvenir à se former aucune conviction ferme et arrêtée sur les problèmes qui divisent et agitent une époque, c’est se récuser sur les plus hautes questions de la morale sociale ; c’est hésiter entre le bien et le mal, c’est s’avouer vaincu d’avance dans les combats qu’ils se livrent, ou se réfugier dans une égoïste neutralité.

Mme Swetchine avait trop l’habitude de réfléchit, pour ne point s’être formé des idées arrêtées sur les meilleures conditions du gouvernement des hommes. Cependant elle ne cherche à faire prévaloir exclusivement aucune opinion, aucun parti proprement dit ; elle indique ses préférences, elle ne cherche jamais à les imposer. Mais à mesure que les événements naissent sous ses yeux, elle les esquisse involontairement, au point de vue d’une conviction chrétienne aussi libérale que ferme.

Toujours calme et Impartiale, elle n’est jamais indifférente, car elle cherche et elle appelle partout un progrès pour la vérité, un secours pour la morale publique, une conquête pour l’éducation et le bien-être du masses. Elle trace des portraits, comme elle formule des jugements, à l’heure et au jour que lui assignent nos révolutions, mais toujours à l’appui et à la lumière des mêmes principes ; en sorte qu’il en arrive des épreuves de la vie politique comme des épreuves de la vie privée : toutes sont passées en revue, toutes sont touchées d’une main bienveillante et sûre ; ici, comme dans l’ordre du sentiment a purement intimes, c’est du dehors que lui vient le développement de ses propres facultés, et ses plus éloquentes paroles ne sont jamais que des réponses. Sa pensée est modeste, sa volonté craintive, mais son cœur ne recule jamais devant un appel, et Il est aussi sensible au patriotisme qu’à l’amitié.

Ce qui lui était Absolument étranger, c’était l’esprit de parti. Aussi éloignée de l’indifférence en matière politique que si elle y avait mis l’enjeu d’un intérêt ou d’une ambition, elle avait horreur dit joug des coteries et de la légèreté irréfléchie de leurs préjugés. Ici sa conscience la mettait en garde contre son humilité, et la personne du monde la plus douce, la plus facile dans tous les actes de la vie privée, devenait la plus indépendante et la plus inflexible dans les moindres jugements de la vie publique. Elle eût certainement mieux aimé se jeter dans la contradiction que de pencher vers la complaisance, même envers ses amis les plus illustres. Elle regardait tout vaincu comme un absent, et de premier mouvement se constituait son avocat d’office. Aucun parti, aucun homme ne trouvera donc dans Mme Swetchine ni une adhésion sans réserves, ni une bienveillance sans conditions ; mais que le lecteur qui se laisserait aller à la tentation de s’en étonner ou de s’en plaindre veuille bien tourner quelques feuillets encore, et il rencontrera infailliblement une consolation, en voyant la même justice s’exercer à l’égard de son adversaire. Ces volumes ne se donnent donc ni pour un livre de morale ni pour un livre d’histoire, et pourtant on ne les achèvera pas sans avoir parcouru le cycle entier de l’histoire de l’homme et de l’histoire contemporaine.

Sous la Restauration, elle aborde déjà les problèmes de la liberté religieuse ; en 1847, elle a lu Proudhon et elle s’en préoccupe ; après la révolution de 1848, elle croit au retour de l’autorité ; après 1832, elle prédit le réveil de la liberté. Avec Mme de Virieu et plusieurs des amis qui gardent ici l’anonyme, avec le général de la Bourdonnaye et Mme de Pastoret, elle s’associe aux efforts des légitimistes parlementaires ; avec Mme de Germiny, fille de M. Humann, elle honore la probité et l’indépendance dans le parti conservateur ; avec dom Guéranger, elle salue la renaissance des ordres religieux sous le régime du droit commun ; enfin avec M. de Tocqueville, elle lutte contre les nobles tristesses de l’homme d’État et de l’homme de lettres. Rien n’est plus touchant, rien ne pénètre plus d’une mélancolique gravité que ce dernier dialogue entre deux grandes intelligences, toutes deux au déclin de leurs jours sans avoir connu le déclin de leurs forces ni subi la défaillance d’une seule de leurs convictions. Enfin n’eût-on que ses lettres à Mme Edling et à Mme de Nesselrode, on aurait Mme Swetchine tout entière.

Je ne puis d’ailleurs m’imaginer que, au point d’expériences et de mécomptes où notre siècle est arrivé, une voix grave, recueillie, impartiale, craignant de flatter autant que de blesser, puisse être méconnue par les esprits droits et sincères. Hélas ! ce qui, peut-être, manque à chacun de nous, c’est un ami réunissant ces qualités et remplissant ce rôle dans le silence du foyer domestique, à la veille de nos résolutions les plus graves ou au lendemain de nos inspirations les plus passionnées. Mme Swetchine était cet ami pour tous ceux qui ont eu l’inappréciable bonheur de la connaître et de l’interroger ; elle le sera encore pour ceux qui vont la lire, et la mort n’aura fait qu’ajouter à sa parole une consécration de plus.





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