Lettres de la Vendée/Texte entier


LETTRES DE LA VENDÉE.

LETTRE PREMIÈRE.

De ***, 11 août 1793.


Je suis lasse, nous avons fait dix lieues, moitié à pied, moitié en charrette ; on s’est battu hier toute la journée ; mon frère ne nous a pas encore rejoints ; je ne t’écrirai, ma chère, que deux mots, je manque de temps et de forces ; on m’assure que ma lettre t’arrivera par un exprès que nous envoyons près de Rennes, et qui passera. Quelle vie nous menons ! Je conçois cependant qu’on s’y accoutume, du mouvement et des choses nouvelles. Si tu en as de mes parens, tâches de m’en faire arriver. Adieu, cousine, ton amitié me tient lieu de tout ce que je n’ai pas, et c’est beaucoup dire… À l’instant, on nous oblige en hâte de repartir. Ni paix, ni trêve ; ton amitié du moins.

LETTRE II.

14 août.


Non, cousine, je ne suis point encore morte, malgré tous les événemens affreux qui se sont succédé depuis quatre jours, mais tu peux presque dire que c’est un revenant qui t’écrit, car je t’assure que j’ai passé dans un autre monde ; ce n’est pas aujourd’hui que je te puis donner tous ces détails, qu’il te suffise de savoir que je suis, sinon tranquille, du moins dans l’anéantissement d’un repos dont mon physique a autant besoin que mon moral ; je crois dans ce moment, que ceux qui m’entourent sont humains, car ils s’empressent de me donner des soins que je sens à peine. J’achèverai ma lettre, si je ne trouve point occasion de te l’envoyer.

LETTRE III.

Maulevrier, 17 août 1793.


Trois jours de route et deux jours de repos, si l’on peut appeller repos l’état où je suis, m’ont rendu, non du calme, je ne le connoîtrai, je crois, de long-temps, du moins l’usage de mes esprits et de mes forces ; mais par où te commencer ce récit horrible.

Je t’ai dit, en finissant ma dernière lettre, que l’on hâtoit notre départ : il étoit nuit, nous marchâmes quatre heures entendant toujours des coups de fusil loin derrière nous ; le bruit se rapprocha, nos gens nous joignirent ; je vis mon frère un moment, le dernier peut-être ! On nous fit prendre une route détournée ; on nous donna des guides ; au jour, nous nous arrêtons dans un hameau abandonné, nos guides nous pressoient de repartir, aucune de nous n’en avoit la force ; nous nous jettons dans les maisons ouvertes, et d’accablement je m’endormis au milieu de mes compagnes d’infortune ; bientôt des cris et des coups de feu nous réveillent, nos portes sont enfoncées, des soldats nous saisissent, nous lient ; le prêtre, qui nous accompagnoit, maintint quelque décence ; ses cheveux blancs, et plus encore, l’officier qui commandoit, en imposèrent. On nous remet sur nos voitures ; vers midi nous rentrâmes dans Cholet, aux cris, aux huées d’une tourbe en fureur ; le peu d’hommes de notre escorte sont massacrés sous nos yeux dans les rues ; on nous jette pêle-mêle femmes et enfans dans un cachot ; je ne me souviens que de l’obscurité. Un sommeil, ou plutôt une léthargie remplit un temps que j’estime environ deux jours ; nous fûmes toutes réveillées de l’état de stupeur où nous étions ensevelies, par un bruit d’armes, de serrures, de verrous et de voix confuses ; nous entendions, ici : c’est ici les femmes. Notre tombeau s’ouvre ; des soldats nous font lever, et avoient peine à contenir une douzaine de femmes en phrénésie, qui, parmi un torrent d’injures grossières, s’empressoient, avec des masques de furies, de nous apprendre notre sort : on ne nous l’avoit pas laissé ignorer sur le chemin, et le délai seul nous étonnoit. Ton cœur palpite, ma bonne Clémence ! eh bien, le mien étoit assez tranquille ; soit affaissement, égarement, ou lassitude de la vie ; je crois même que la vue de cinq ou six mères de famille, à qui on arrachoit leurs enfans, me fit m’oublier moi-même. Il est sûr, et je me le rappelle, j’allois, pour sortir de la vie, comme on quitteroit un lieu d’ennui, de douleur et de dégoût ; tout ce qui m’entouroit me sembloit faire partie de toutes les choses dont j’allois être délivrée. Le souvenir de ce qui m’est cher, le tien aussi, tu peux bien le croire, vint un moment tirer quelques larmes de mes yeux secs ; mon ame s’ouvrit un instant à des pensées si douloureuses, qu’incapable d’en soutenir la force, je retombai dans un engourdissement qui ne laissoit de facultés qu’à mes jambes pour me porter, sans que j’eusse la peine de m’occuper de marcher.

Nous allions cependant, et nous étions déjà dans une prairie en dehors de la ville, lorsque je me sens saisie fortement par le bras ; on délia brusquement les liens qui m’attachoient à ma compagne, et l’on me dit, d’une voix que j’entends encore : «  Venez avec moi, et n’ayez pas peur » ; le retour fut sans doute plus prompt, je me trouvai dans une chambre, assise, ayant devant moi, sur une table, du vin et des alimens, et près de moi, un jeune homme en habit de soldat, qui m’engageoit à prendre de la nourriture et de l’assurance ; ses manières étoient douces et honnêtes ; je crois que je fus long-temps sans lui répondre ; il me demanda ce que je desirois, je lui répondis, rien. Il sortit. Une femme vint, me déshabilla, et me mit au lit : j’y dormis profondément, et le lendemain, en m’éveillant, je vis, étendu sur des chaises, près de la cheminée, un homme enveloppé dans son manteau ; au premier mouvement que je fis, il vint à moi, et me dit : Voulez-vous quelque chose ? je demandai à manger, j’en avois besoin ; il me dit seulement, soyez bien tranquille, et ne craignez rien ; il revint un instant après avec une écuelle et une bouteille, me servit avec complaisance et attention ; il me dit ensuite, il faut vous lever, nous allons partir ; vous viendrez avec moi, et je tâcherai que vous soyez bien ; je vais vous envoyer l’hôtesse ; il sortit encore, et seulement alors, je m’avisai que c’étoit le même jeune homme qui m’avoit amené la veille ; mes idées n’étoient pas nettes ; l’hôtesse me trouva levée, elle m’aida à m’habiller, et tout en jurant, me dit : allons, allons, prenez courage, vous l’avez échappé belle, mais vous voilà revenue de loin ; votre citoyen paroît un bon enfant ; ensuite regardant la bouteille, et voyant qu’il y manquoit peu, ah ! dit-elle, faut du courage au métier que vous allez faire ; et me donnant deux ou trois fois l’exemple, elle me fit boire un grand verre de vin ; mon libérateur rentra, car tu vois bien que c’est ainsi qu’il faut que je le nomme, et s’appercevant apparemment que ma toilette étoit assez légère et en mauvais ordre, il parla bas à l’hôtesse, qui m’apporta un grand mouchoir à fleurs rouges, et une capote de camelot ; j’arrangeai le tout de mon mieux avec ma robe de toile ; tu me vois dans mon nouveau costume ; mon conducteur me prit le bras, son cheval étoit attaché à la porte, il m’établit en croupe, et me voilà dans la colonne. Tu es impatiente de savoir où je suis, avec qui je suis ; mon enfant, j’ai fait déjà assez de chemin ; je te remets à la première lettre ou à la suite de celle-ci ; rassure-toi comme je commence à me rassurer ; ta Louise vit et ne désespère pas de t’embrasser encore ; mais, mon frère ! mon pauvre frère !

P. S. J’entends dire que nous irons à Parthenay ; à tout hasard, envoyes-y ta lettre, si les miennes te parviennent. Le nom du jeune homme est Maurice, gendarme à la dix-septième division.

LETTRE IV.

Parthenay, 2 fructidor, an 3 républicain.


Je te vois, chère cousine, encore dans le premier effroi que t’a causé ma lettre, et dans l’étonnement de la voir finir assez gaîment dans une pareille situation ; il faudroit, ma chère, avoir, comme moi, passé d’aussi horribles momens pour se trouver bien, au milieu d’une troupe, sur le cheval d’un jeune soldat.

Eh bien, soit esprit troublé de ce que j’avois vu, ou force d’ame, j’y étois tranquille ; je ne voyois plus ces visages furieux, dont le souvenir me fait encore frissonner d’horreur ; cette cruelle image de victimes et de bourreaux n’étoit plus devant moi ; échappée à la mort, je goûtois encore la vie sans penser à l’avenir que préparoit un semblable cahos ; je crois même que mon visage ne devoit point paroître altéré, car je n’apperçus aucun étonnement ; plusieurs femmes étoient, ainsi que moi, sur des chevaux d’autres cavaliers, et, sans doute, trouvoient tout simple que j’y fusse comme elles ; j’ignorois où nous allions ; mais la tranquillité et même la gaîté qui régnoient parmi mes compagnes, éloignoient la terreur de mon ame ; j’étois là toute entière sans pensée, sans envie d’en avoir ; les secousses que j’avois reçues, avoient été si violentes, qu’il m’en étoit resté un ébranlement physique et moral, qui endormoit tout mon être : sans doute, c’est à cet assoupissement d’esprit que je dois la santé qui m’est restée, malgré les fatigues que j’éprouvai avant et après ces terribles momens ; ainsi, je puis te dire que je passai cette journée dans l’insouciance d’un être qui n’auroit rien à craindre ni à espérer ; mon conducteur me demandoit souvent si j’étois bien, si je ne souffrois pas de la marche ; nous arrivâmes ainsi à l’auberge où l’on devoit dîner, et je crus alors m’appercevoir, dans les soins des femmes, qui étoient avec nous, beaucoup plus de pitié que d’intérêt.

Mon jeune homme seul paroissoit avoir l’un et l’autre ; nous repartîmes de-là pour aller coucher plus loin, je ne puis te nommer l’endroit, car j’ignore encore où je vais, où je suis, et ne m’en informe pas. Chère cousine, qui m’auroit dit que je me serois ainsi éloignée de toi, de ma famille ? hélas ! de leur côté, peut-être, fuyent-ils ainsi ? Mon frère malheureux, qu’est-il devenu ? c’est sa pensée qui déchire mon cœur ; et je crois que mes maux ne me seroient plus rien si j’étais rassurée sur son sort ; c’est de ta tendre amitié que j’attends la recherche et les soins pour s’en instruire ; tu n’as pas besoin de ce nouveau service pour te rendre chère à ta Louise.

Après m’être reposée un peu hier soir, j’appellai la fille d’auberge, et dans l’instant, mon gardien, qui m’entendit, vint lui-même, c’était lui que je voulois demander ; je voulois enfin apprendre comment j’avois échappé à la mort, et comment il avoit pu me tirer des mains de ces furieux ; avec quel monde j’étois, ce qu’il étoit lui-même. Dans un autre temps j’eusse été plus lente à me déterminer, mais aujourd’hui mon malheur ayant été à son comble, il me sembloit que je n’avois plus rien à craindre ; d’ailleurs la reconnaissance de ce qu’il avoit fait pour moi m’inspirait de la confiance, du moins sur ce qui me regardoit ; je l’invitai à s’asseoir et à me donner quelques momens ; puis prenant occasion de le remercier : apprenez-moi, lui dis-je, à qui je dois de revoir encore le jour. Il me semble embarrassé et très-ému. Il s’assit ; et après un moment de silence : je vous avois vu passer, me dit-il, au moment de votre arrivée, et je ne sais pourquoi je n’avois remarqué que vous ; j’essayai de pénétrer dans votre prison, c’étoit vous que je voulois voir, je ne pus y réussir : le jour où vous sortîtes pour être conduite avec les autres, je me trouvai de service dans l’escorte, je vous cherchai dans la file des prisonniers, je vous reconnus, je marchai long-temps, à côté de vous sans savoir quel parti prendre, j’aurois donné ma vie pour vous sauver ; enfin, hors de moi, je quitte mon rang, je cours à la municipalité, et je dis que je demande une des femmes prisonnières… Il s’arrêta ; puis, se reprenant : je savois que l’on avoit déjà accordé la grace à des femmes en pareil cas… et j’obtins la vôtre. Un mouvement naturel me fit tendre la main ; c’est donc à vous, lui dis-je, que je dois la vie ? ah ! comptez… il m’arrêta !… je fus assez heureux, rien ne peut valoir ce moment ; sa main alors serra si fort la mienne, que j’en ressentis de la douleur. Mais, chère cousine, ce qui m’étonna, c’est que loin d’être sensible aux témoignages de ma reconnoissance, elles paroissoient l’affliger ; sans doute, le sort affreux que j’étois prête de subir, la position où je suis aujourd’hui, qu’il imagine peut-être que je compare à mon existence passée, le forcent à me plaindre ; ce sentiment dont je m’apperçus, me fit verser des larmes d’attendrissement sur moi, sur ce que je lui devois, et plus encore sur cette bonté compatissante qui le faisoit partager ma peine ; je vis qu’il les attribuoit à de nouvelles frayeurs ; car, se levant brusquement, rassurez-vous ; me dit-il, et ne craignez rien avec moi, je sens dans ce moment que je ne vous abandonnerai jamais ; et s’il le faut… et puis, des mots sans suite ; j’avois cru… mais je vois bien, n’importe… il se leva pour sortir, et revint, il me regardoit avec des yeux fixes et humides, je n’étois pas moi-même sans émotion, je ne pouvois comprendre ce qui l’agitoit, je lui dis de se rasseoir, il se remit, et me dit, d’une voix assez assurée : Vous avez voulu savoir comment j’avois eu le bonheur de vous sauver ; auriez-vous la bonté de me dire qui j’ai eu le bonheur de servir ? j’hésitai un moment ; mais la méfiance me sembla injuste, je lui dis mon nom, il tressaillit… Mademoiselle de K***, près de Rennes ?… — oui. — Il se leva à demi, en retirant sa chaise en arrière, son visage portoit l’empreinte de l’étonnement et de la douleur ; je pris sa main, et j’approchai mon siége du sien : mon cher, lui dis-je, mon cher libérateur, pourquoi vous éloigner de moi ? je vous dois la vie, j’aime à vous la devoir ; si jamais vous me rendez aux miens, ma reconnoissance et la leur ne nous acquitteront pas ; il étoit interdit, pensif… je répétai, si nous pouvons rejoindre ma famille, — oui, sans doute, dit-il, ou je ne pourrai, et alors mon état de soldat est celui qui sera le meilleur pour moi ; en disant ces dernières paroles, ses yeux s’animèrent d’un feu sombre, il avoit l’air égaré, j’eus un moment de crainte ; chère cousine, qu’est-ce tout cela ? ce jeune homme auroit-il de mauvaises intentions, et ne seroit-ce plus à sa pitié généreuse que je devrois la vie ? à combien de peines et de chagrins ne suis-je point exposée ? et quel courage ne me faudra-t-il pas, seule, avec un homme que je ne connais point, qui, par tout ce que je lui dois, et la situation où je me trouve !… Que de droits, ma chère, dont il pourroit vouloir abuser, s’il n’est pas généreux ; je n’ose regarder devant moi, l’avenir m’épouvante ; je tâchai de reprendre des forces, j’affectai de la tranquillité pour la lui rendre à lui-même. J’allois lui faire d’autres questions, quand il s’entendit nommer dans la cour, et de suite l’hôtesse l’appella ; on le mandoit pour son service ; il ne doit revenir que demain ; je restai seule, je crois que j’en avois besoin ; mon imagination se montoit, et je ne me voyois plus qu’avec effroi dans cette chambre, seule avec lui ; ma raison revenue me rendit le calme, je sentis mes torts et combien le malheur rend injuste ; en effet, depuis dix jours que je suis avec lui, pas un mot, un seul mouvement n’a pu m’allarmer ; je me rassure et je m’inquiète ; je crois, ma chère, que tes vingt-quatre ans me seroient bien nécessaires ; cinq années de plus me pourroient tenir lieu de tes conseils, tu vois combien j’en ai besoin ; que ton amitié ne m’abandonne pas, jamais elle ne me fut si nécessaire…

LETTRE V.

Parthenay, 6 fructidor, an 3 républicain.


Ta lettre m’a un peu rafraîchi le sang ; je suis errante dans un désert environné de précipices, et tremblante de m’y égarer. Et toi, ma chère, tu m’as fait rencontrer un moment une prairie riante, tu m’y sers de guide, je t’ai suivie, je me suis absentée de moi-même, et j’ai été dix minutes avec toi. Sans doute, ta lettre a été décachetée, ouverte, lue, examinée plus d’une fois dans sa route ; mais je leur pardonne, elle m’est arrivée. Après ton amitié, qui domine tout, deux autres sentimens dominent encore, l’inquiétude et le desir d’en savoir davantage ; je puis satisfaire l’un ; pour l’autre, j’en rends grace à ta tendre amitié, en partageant mes craintes et mes peines ; tu me donnes de la force pour supporter mon malheur, tout ce que tu me dis r’ouvre mon ame à l’espérance, je me sens forte de tes idées, elles me rendent l’assurance de moi-même !… chère cousine, ne mets point d’intervalle dans tes lettres, je ne serai sûrement pas assez heureuse pour qu’elles me parviennent toutes, mais enfin, celles que je recevrai porteront à ta Louise, la seule consolation qu’elle puisse avoir ; tes conseils sur-tout me soutiendront dans mon infortune, et pourront m’aider à m’y conduire ; tu sais si jamais je les reçus avec plaisir, dans un âge même où ma folle gaîté auroit pu les trouver trop sévères, plus je les sens nécessaires aujourd’hui, et plus j’en chéris le souvenir.

Tout cela ne répond pas à ta lettre. Après tes dignes et bons avis, que j’aurai toujours devant les yeux, et dont j’espère n’avoir jamais besoin ; vient cette question de ton tendre intérêt, fut-elle même de ta curiosité, ce seroit une dette à satisfaire : Quel homme est-ce ? et puis, toutes les sages réflexions de ta prudence ? d’abord, mon amie, je ne l’ai pas choisi ; mais pour répondre au plus pressé de ta question, je crois pouvoir te dire, avec assez d’assurance, c’est un homme qui a de l’honnêteté dans la conduite, et même dans les manières ; de plus, mon gendarme paroît avoir environ vingt-cinq ou vingt-six ans, mince, brun, des grands yeux noirs dans un visage pâle, tranquille dans le repos, et prompt à s’animer à la moindre émotion ; ses manières sont simples sans grossièreté, franches et naturelles sans délicatesse ; les premiers jours, il étoit avec moi, aisé, attentif, soigneux même, jusques à l’empressement ; depuis qu’il me connoît, nos têtes-à-têtes sont plus embarrassans ; pour le rapprocher de moi, je suis obligée de faire les avances, et d’aller à lui, si j’ai besoin, de quelque service ; il me parle peu ; mais si l’entretien se prolonge, et tu sens bien que j’y suis souvent forcée, peu à peu il s’y livre, paroît même s’y plaire, et semble oublier ce que nous appellons les distances ; si nous nous taisons, il redevient rêveur ; je crois qu’il aimeroit mieux que je fusse née au village ; sa voix est habituellement forte et sonore, elle s’affoiblit beaucoup quand il me parle, elle devient même alors flexible et très-douce ; j’entre dans tous ces détails pour te rassurer un peu, car, hélas ! je pouvois également tomber entre les mains d’un barbare ; il paroît aussi aimé de ses camarades ; ses manières avec eux sont aisées et gaies. Ce matin, assise à ma fenêtre, je le voyois dans la cour, pansant son cheval ; il étoit en gilet, les bras relevés, sifflant, chantant avec les autres cavaliers ; ensuite ils allèrent boire et déjeûner ensemble ; il est sobre, je ne l’ai pas vu encore pris de vin, ce que je craignois d’abord beaucoup ; il revint pour dîner ; tu penses bien que notre table est frugale, et tu juges aussi que je m’en inquiète peu ; il tâche cependant d’apporter toujours quelque chose pour moi ; aujourd’hui c’étoit deux œufs frais qu’il sortit de sa poche, et qu’il mit sur la cheminée, sans rien dire ; il avoit l’air plus content, plus à son aise qu’il ne l’est d’ordinaire ; j’écrivois et je vis qu’il hésitoit à m’interrompre ; je posai ma plume, j’eus l’air de cesser ; il me demanda ce que je comptois faire après-dîner ; quelquefois je vais me promener seule dans les jardins, ou dans les environs du village avec lui, car on n’ose pas s’écarter ; c’est même le seul exercice qui me donne un peu de liberté d’esprit et de dissipation ; les routes, les changemens de lieu ne sont que pénibles ; il m’observa que le temps étoit à la pluie ; il me sembla qu’il desiroit que je restasse ; je lui dis que je ne comptois pas sortir ; — Si vous n’avez pas intention d’écrire, me dit-il, je suis libre toute la journée, et je resterois ici… — Je lui répondis qu’il me feroit plaisir, je ne pouvois pas dire autrement ; nous dînâmes, en parlant de choses indifférentes ; quelques questions qu’il me fit sur ma famille, me donnèrent l’occasion que je cherchois depuis long-temps, de lui en faire sur la sienne. — Mon père, dit-il, est un bon cultivateur, des environs d’Angers, à *** ; vous avez sans doute des parens dans ce pays ? j’y ai souvent entendu parler de votre nom ; nous sommes quatre enfans, et selon l’usage, mon père, voulant en faire un prêtre, m’envoya, à douze ans, chez un oncle que nous avons, curé à ***, quatre lieues de chez nous ; j’y restai cinq ans ; mais ne m’étant jamais senti de goût pour cet état, je fis une folie de jeunesse, je m’engageai, et je servis trois ans, au bout desquels mon père m’acheta mon congé ; je revins à la maison, comme je suis l’aîné, je me déterminai à prendre son état, et je travaillai avec lui jusques à la réquisition ; j’avois déjà servi dans la troupe à cheval ; on me tira pour la gendarmerie ; je comptois bien retourner chez nous, quand tout ceci sera fini, et reprendre la ferme… — Mais, lui dis-je, est-ce que ce n’est plus votre intention ? ce seroit le mieux ; — Oh ! dit-il, en faisant un geste, et fronçant ses sourcils noirs, à présent, qui sait ?… — En meme temps, ses yeux se levèrent sur moi, et firent baisser les miens ; je crains ses explosions, et je ne jugeai pas à propos de le presser davantage, je détournai l’entretien ; mais il fut long-temps sans me répondre autrement que par monosyllabes. Après le dîner, il se promena à grands pas au bout de la chambre, et me laissa lever la table, car tu penses bien que ces détails de ménage me regardent, ordinairement cependant il me devance ou se hâte de les partager ; il sortit et rentra deux ou trois fois ; ensuite il s’assit dans un coin, et se mit à éclaircir ses armes ; il avoit l’air agité et embarrassé ; moi, je l’étois aussi ; et pour faire quelque chose et ne pas me remettre à écrire, je pris mon aiguille et me mis à raccommoder quelques trous, qui n’étoient pas à mon mouchoir ; notre silence étoit pénible, je sentois le besoin et la prudence même de l’interrompre ; je quittai ma place, tenant toujours mon ouvrage, je m’approchai de lui ; j’examinai toutes les pièces de son armement ; je lui fis des questions ; et pour avoir occasion de m’asseoir, je m’apperçus que la ganse de son chapeau étoit décousue ; je lui offris de la recoudre, sans attendre de réponse, je me mis à l’œuvre ; il restoit debout devant moi ; en lui rendant son chapeau, je vis qu’il étoit redevenu plus calme, ses yeux avoient une toute autre expression, il avoit l’air tranquille et remis ; nous allâmes ensemble à la fenêtre, sur la rue, et nous y restâmes à voir défiler des troupes qui arrivoient ; — C’est leur tour, dit-il, pour aujourd’hui, je n’ai rien à faire là. — Nous revînmes ensuite à notre ouvrage, moi à coudre, lui à me regarder faire en parlant de sa ferme et de son curé ; le soir vint, il alla chercher de la lumière, et fit seul tout le petit tracas de la chambre ; moi, je méditois par où je commencerois certain éclaircissement dont je n’étois pas satisfaite ; je ne pouvois comprendre comment un gendarme, sans crédit, sans protection, étoit parvenu à me soustraire à la mort, dont tant d’autres avoient été victimes. Je me rapprochai de la table, où je posai mon ouvrage, et je m’arrangeai de sorte que naturellement il se mit de l’autre côté ; il prit son ceinturon pour le blanchir ; tu vois notre ménage, après tous ces petits mouvemens, en regardant autour de nous, nous ne pûmes nous empêcher de rire de notre ordre ; en effet, nous étions comme si nous n’avions jamais fait autre chose ; la maison où nous sommes est aisée, j’imagine bien qu’il aura pris quelque moyen pour y être logé ; on lui a donné une chambre au-dessus de la mienne. En vérité, ma chère, notre espèce est bien singulière, après toutes mes terreurs, toutes mes inquiétudes, me voir ainsi passer à une tranquillité qui ne sembloit plus faite pour moi, me donneroit aux yeux d’une autre, un air de folie inexcusable ; gronde-moi, si tu veux, mais je serai toujours vraie pour toi. Je lui demandai, si les femmes, qui étoient avec les autres soldats, avoient été, ainsi que moi, arrachées à la mort : — Il me dit que non ; qu’elles étoient toutes mariées à des officiers ou à des soldats ; — Ces mots me firent sentir que je ne pouvois moi-même passer que pour sa femme ou pour sa sœur ; j’hésitois à aller plus loin ; mais je desirois trop savoir quel moyen il avoit employé pour obtenir ma liberté aussi promptement, et je lui en fis la question ; il fut long-temps sans me répondre ; son embarras piquoit ma curiosité ; je le pressai ; — Vous le voulez, dit-il, eh bien ! comme je marchois d’escorte à côté de vous, désespérant de trouver aucun moyen de vous sauver, je me ressouvins que j’avois vu accorder à des soldats, la vie de quelques jeunes filles, à condition… à condition qu’ils les épouseroient ; cette pensée me vint comme un éclair ; je quitte aussitôt, je cours à la Municipalité ; à peine pouvois-je parler, un jeune officier municipal prit en main ma cause, dès qu’il m’eût compris ; il parla fort et long-temps ; puis, il m’accompagna au retour, et vous fit délier ; j’ai oublié de demander son nom, mais je le reconnoîtrai un jour. — Pendant ce discours, il avoit les yeux fixés sur la table qui nous séparoit ; le rouge m’étoit monté au visage, je le sentois en feu. Ce que je devois au sentiment de ce jeune homme, sa conduite envers moi, tout fit naître à-la-fois une foule de pensées, dont je n’étois plus maîtresse ; je crois que j’étois réellement dans un grand désordre d’expression et de maintien ; il s’en apperçut sans doute, car, se levant d’un air effrayé : — Ah ! Mademoiselle, je sais bien que… — Dans ce moment, la pensée me vint qu’il s’imaginoit que ma rougeur et mon embarras venoit de la honte de passer pour sa femme. Alors, je ne puis te rendre ce qui se passa en moi ; lui laisser cette sotte et indigne idée, me parut un crime ; la désavouer, la repousser, je ne savois comment m’y prendre ; je crois que je ne serai de ma vie dans un état aussi pénible ; j’en étois là, et je ne sais par où j’en serois sortie. Heureusement dans le mouvement brusque qu’il avoit fait pour se lever, son chapeau étoit tombé de la chaise où il étoit, je le relevai, et ne sachant trop ce que je faisois, lui montrant la ganse que j’avois recousue : vous voyez bien, lui dis-je, en riant, que je serois une bonne ménagère ; il leva la tête, et me regarda avec ses grands yeux étonnés, mais qui brilloient de plaisir ; il sembloit me remercier de n’être pas un monstre d’ingratitude ; je m’apperçus que j’avois posé la main sur son épaule ; il porta sa main sur la mienne, je la retirai un peu vîte ; et lui se leva. Chacun de nous alors eut l’air de prendre le parti de se mettre à son aise, comme si de rien n’étoit. Nous achevâmes très-doucement notre soirée ; j’avois besoin de repos, et je fus même obligée de le dire deux fois.

Je t’écris pendant qu’il dort, et voilà, ma chère, tout ce que tu voulois savoir. Conviens que dans mon infortune, je dois encore bénir le ciel de n’être pas plus mal tombée. Il faut pourtant te quitter ; voici le jour qui commence à paroître ; j’appelle me reposer, m’entretenir avec toi ; mais comme je crois rester demain ici, je ne fermerai sûrement point ma lettre sans te parler encore.

LETTRE VI.

Parthenay, 10 fructidor, an 3 républicain.


Oh ! ma chère amie, je n’en puis douter, je n’ai plus de frère ! Ah ! sans doute, je suis punie de ces saillies, presque de gaîté, qui m’échappoient quelquefois avec toi ; dans ces jours de malheurs et de désastres publics, je ne pensois qu’à moi, et la bisarrerie de ma situation me la faisoit presque supporter sans peine. Tranquille sur le sort de tout ce qui m’est cher, je les croyois échappés à la désolation universelle ; j’ai vu mon père et ma mère fuir le fer de nos ennemis, à travers les flammes, de leur demeure ; mais je partageois leurs périls ; et n’ayant pu me réunir à eux, je les savois au moins en sûreté loin de nous. J’ai suivi mon frère dans les hasards d’une guerre cruelle, mais j’étois présente à ses dangers ; et si mes allarmes renaissoient chaque jour, chaque jour me rendoit la tranquillité ; aujourd’hui, je n’ai que mes craintes et mes incertitudes ; hélas ! puis-je encore appeller doutes et incertitudes, ce qui n’est que trop semblable à l’affreuse vérité ; tu sais que je t’ai dit que nous nous quittâmes la nuit même où nous fûmes arrêtées et prises ; la troupe des nôtres suivit un autre chemin. Depuis ce moment, aucune nouvelle d’eux n’étoit parvenue ; mais je croyois leur retraite assurée. Hier, Maurice étoit de garde aux équipages, j’avois trouvé place sur un chariot ; un de ses camarades, démonté, marchoit avec peine ; il lui donna son cheval, et alloit à pied près de la voiture ; je trouvai moyen de lui faire place, je le fis monter à côté de moi ; je pensai alors que je pourrois avoir, par lui, quelques renseignemens sur la troupe armée dont nous faisions partie. — J’étois, me dit- il, de ceux qui les poursuivirent, nous les atteignîmes le matin à l’issue d’un bois ; ils avoient peu de gens à cheval ; après une longue résistance, ils furent défaits, presque tous furent tués, le reste pris et amené à Cholet, le même jour que vous… — Et savez-vous ?… — Ah ! me dit-il, comme tous les autres, ils ont été fusillés le lendemain. — Je jettai un cri ; la voiture s’arrêta, et je perdis connoissance ; des liqueurs fortes me firent revenir à moi ; je me trouvai assise dans le chemin, sur le bord du fossé, et près de moi, Maurice et le gendarme, auquel il avoit prêté son cheval ; ils m’y firent monter, en me disant qu’il y avoit du danger à rester en arrière ; et marchant l’un et l’autre à mes côtés, ils m’ont conduit au logement d’où je t’écris. Maurice ne m’a fait aucune question sur mon évanouissement, que j’ai attribué au mouvement de la voiture. Il paroît inquiet et très-affligé ; en rouvrant les yeux, j’ai vu tomber de grosses larmes des siens ; ce jeune homme a vraiment le cœur excellent. Je ne puis t’écrire plus long-temps ; mon cœur est serré, et je n’ai jamais autant souffert. Oh ! ma Clémence, tu es ma seule affection sur la terre, elle couvre maintenant ce qui m’étoit le plus cher ; mais j’y dois rester, tu y es encore. Mon amie, tâche de me faire arriver un mot de toi, nous ne sommes qu’à douze lieues de Nantes, et ta main seule peut mettre un peu de baume sur ma plaie.

Maurice me promet de te faire parvenir ma lettre par la poste.

LETTRE VII.

De Mauléon, 12 fructidor, an 3 républicain.


Tendre amie, je voyage toujours l’ame accablée ; à chaque poste, je fais demander s’il y a des lettres adressées au citoyen Maurice, et mon attente est trompée ! ô ma chère, mon courage ne se relèvera point ; Maurice, qui sait aujourd’hui le sujet de ma douleur, la partage, je vois qu’il s’efforce de me rendre l’espérance ; ce bon jeune homme m’a proposé de s’exposer pour apprendre des nouvelles plus certaines ; mais les moyens, hélas ! ils nous sont tous fermés ; malgré l’embarras où je serois exposée pendant son absence, je crois que j’accepterois ses propositions ; mais quel hasard ne seroit point à craindre dans son état, il se perdroit sans sauver mon frère : hélas ! il n’est plus temps, et la certitude de sa mort ne me rendroit que plus à plaindre. Depuis cette triste conversation, il a cherché à me rassurer : hier soir, où nous arrivâmes ici, il resta près de moi long-temps, à me donner de plus longs détails sur les scènes qui avoient précédé notre catastrophe ; il me dit, — Que toutes les fois qu’on faisoit prisonniers des nôtres, il arrivoit toujours qu’il s’en échappoit, soit par la fuite, soit parmi les gardes mêmes qui aidoient plusieurs à se sauver ; que pour lui, il avoit des camarades qui lui avoient avoué avoir rendu ce service quelquefois, et que rien n’étoit plus possible que mon frère eût eu ce bonheur ; il y ajoutoit des circonstances qui, en réveillant mes espérances, ne me rendoit que plus cruel le retour de ma douloureuse certitude. — Ah ! s’il vivoit, il t’auroit écrit, il se seroit informé de sa malheureuse sœur ! Et depuis ces jours affreux, tu n’as point entendu parler de lui ? Les morts ne se font plus entendre du fond de leur tombe. Un éternel oubli a enseveli mon frère et le crime de ses bourreaux. Éloignée des miens, de toi, je ne vous reverrai jamais ; et le jour qui rejoindra ta Louise à son frère, peut seul mettre fin à mes maux. Ô ma chère ! quel sort l’Être suprême réserve-t-il à sa créature ? Après tant de misères, nous retrouverons-nous un jour ? Est-ce là que sa bonté a fixé nos espérances ? Je ne suis plus un moment seule, que l’image de mon frère, traîné comme ces victimes dont je fus la compagne, ne se présente à ma pensée ; j’entends le bruit de la mort et les cris des mourans, de ceux plus malheureux encore, qui, sans perdre la vie, sentoient leurs membres tomber sur ceux de leurs amis expirans. Pardonne à mon ame désolée cet horrible tableau. Du lieu où je suis, je te tends les bras ; je pleure dans ton sein les maux qui m’accablent !…

LETTRE VIII.

De Mauléon, 16 fructidor, an 3 républicain.


Que le ciel te comble de ses plus douces prospérités ; mon frère vit, et tu me l’apprends ! Bonne amie, tout le bien doit me venir de toi ; mais es-tu bien sûre de ces gens de Stofflet, à qui tu as parlé ? les malheureux inventent quelquefois des fables pour émouvoir l’intérêt ; cependant ces infortunés n’avoient plus rien à craindre, puisqu’ils étoient acquittés. Ah ! quand finira cette horrible guerre, où nous déchirons nos entrailles de nos propres mains ? Et pourquoi, bon Dieu ? crois-tu donc qu’il puisse exister tant de différence entre les membres de cette grande famille du genre humain ? ah ! les motifs de tant de calamités sont bien incertains, et le mal est bien réel. Tu sais, dès le temps où toutes ces questions n’étaient qu’oiseuses, combien nous avions de disputes avec mon frère ; sa ténacité d’opinion m’a souvent effrayée. Depuis, peut-être, aussi est-elle plus à sa place dans un jeune homme de son âge ; mon sexe et mon droit d’aînesse pouvoient me donner raison sans qu’il eût entièrement tort. Tu vois que je suis disposée à la politique ; elle n’est plus spéculative pour nous ; notre sort et celui des nôtres y tient aujourd’hui. Irois-tu te douter que je rentre d’une promenade avec Maurice où notre philosophie de quarante-trois ans réunis, a traité gravement ces grandes questions. Tu penses bien que j’ai gardé mon rôle, il eût été plat d’en changer ; je doute même que mon adversaire m’en eût su gré. — Je ne chercherai pas, me disoit-il, à examiner tout ce qu’on nous dit de liberté et d’égalité, je suis soldat, et je fais mon métier ; du reste, je n’estime aucun honnête homme moins que moi, et je m’estime autant que tout autre honnête homme. — Cette parole m’étonna. Vous en avez le droit, lui dis-je ; car si la noblesse est quelque chose, c’est le souvenir conservé des hommes estimables, et de leurs actions ; si la noblesse n’est rien, ce n’est pas la peine d’en parler tant de part ni d’autre ; — Il me dit ensuite, en me regardant : sans doute, on n’a jamais le droit d’en être fier, mais on pourroit être excusable de la regretter ; alors il faudroit tâcher d’y suppléer ; il y a eu de grands hommes, Mademoiselle, qui n’étoient pas nés nobles. — Son œil s’anima d’un feu extraordinaire ; il me parut lui-même d’un pied plus grand. Après un intervalle, — je ne sais, me dit-il, mais il me semble que vos amis se sont bien pressés de se fâcher ; ils pourroient dire qu’ils ont eu au moins de grands torts envers eux-mêmes ; avec de la patience et du temps, l’éducation, la fortune, l’habitude, leur donnoient bien des avantages ; ils eussent peut-être fini par regagner, d’un côté, plus qu’ils n’avoient perdu de l’autre. — Qu’en dis-tu, cousine, mon gendarme ne t’effraie-t-il pas ? et auroit-il raison ? Je remarque souvent qu’il a des instans où se développent en lui des pensées inattendues ; puis il revient à son caractère accoutumé, et paroît même ne pas s’en souvenir. Nous rentrâmes, en nous donnant le bras, tout aussi bonnes gens comme devant : en arrivant, il apprit qu’il étoit commandé de détachement pour le lendemain. Il sera peut-être absent deux jours, cela m’inquiète, parce que s’il arrivoit, pendant ce temps, une lettre de toi, elle seroit retardée. Si tu ajoutes quelque certitude à ce que tu as appris de mon frère, ta lettre et ta plume auront des aîles.

LETTRE IX.

Mauléon, 20 fructidor, an 3 républicain.


Je crains, ma chère amie, de devenir folle, j’ai des visions ; écoute, et n’aies pas peur : je te mandais, avant-hier, que Maurice devoit être deux jours dehors, je me suis un peu ennuyée. Nous sommes logés chez une femme qui loue de vieux livres ; elle a ses deux filles avec qui j’avois passé la soirée en bas ; elles sont assez gaies ; leur mère est une petite vieille qui ressemble à un furet ; je gagnois du temps, croyant que Maurice arriveroit ; vers les onze heures je remontai, et je passai encore une heure à l’attendre et à lire, enfin, le sommeil m’accablant, je me mis dans mon lit ; seulement je gardai mes habits ; je jettai la couverture sur moi, et je laissai la lumière sous la cheminée ; je veillai encore quelque temps, et je m’endormis. Il me sembla que j’errois la nuit, pendant un orage, dans une forêt, et poursuivie par des sauvages armés de massues énormes ; chaque éclair me découvroit un pays délicieux, et l’obscurité me replaçoit parmi les ronces et les épines qui me déchiroient ; la foudre frappoit des arbres qui s’écrouloient sur moi ; de quelque côté que je voulois fuir, je ne voyois que des flammes, et ces vilains sauvages prêts à m’écraser ; au milieu d’un de ces éclairs, qui me rendoient un moment mon joli paysage, je vois devant moi une figure brillante, comme un ange, de lumière : tu penses bien que je me jette dans ses bras, et me voilà enlevée, très-doucement, au milieu des airs, et déposée sur un rocher élevé, d’où je voyois parfaitement le beau pays que m’avoient montré de temps en temps les éclairs : le plaisant est que, soit la faute des ronces ou des vents, mes vêtemens n’existoient plus, et je n’étois voilée que par les aîles de mon bel ange ; mais il me pressoit si fort entre ses bras, que je m’éveillai presque étouffée, et je vois devant mon lit, une grande figure blanche, dont la sombre lueur de ma chambre ne me laissoit distinguer que les yeux ardens et enflammés comme les éclairs que je venois de voir ; d’effroi je jette un cri, et ma couverture étoit levée. Je me précipite en bas du lit, du côté opposé ; alors, une voix, que je reconnus bientôt, me dit : — Qu’avez-vous ? n’ayez pas peur, c’est moi, c’est moi. — J’étois dans un état violent, et j’avois un tremblement général dans toute ma personne ; le lit étoit entre lui et moi ; il n’osoit s’approcher, apparemment de peur d’augmenter mon effroi. Il s’éloigna vers la cheminée, en me répétant : — Rassurez-vous, c’est moi, vous n’avez rien à craindre. — Je repris peu à peu mes sens ; il me tendit un verre plein d’eau, d’un côté du lit à l’autre, et se mit à essayer d’allumer du feu avec le balai et du papier ; il tira un grand fauteuil de tapisserie qui étoit près du lit, et le plaça près de la cheminée ; il étendit sur le fauteuil la couverture du lit, il vint ensuite me prendre, et me fit asseoir ; défit son grand manteau blanc, qui m’avoit fait tant de peur, et le déploya sur mes genoux ; j’avois le frisson. — Personne n’est levé, me dit-il, il est trois heures, et j’avois voulu voir, en rentrant, si vous n’aviez besoin de rien. — Il avoit l’air embarrassé, il ne savoit s’il devoit s’approcher ou s’éloigner de moi ; je me sentois défaillir ; il fit chauffer du vin, j’en pris un peu, et mes forces me revinrent ; nous restâmes ainsi jusques au jour ; dès qu’il entendit du bruit dans la maison, il descendit pour me chercher du secours ; je me levai alors, et je voulus essayer de marcher ; je me sentois le bas du visage brûlant, et qui me cuisoit beaucoup ; je vis au miroir, qu’il étoit rouge en différentes places ; apparemment qu’en m’agitant dans le lit, pendant mon rêve, la toile qui n’est pas très-fine, m’avoit froissée. En rentrant, il me demanda si je voulois un médecin ; je me sentois mieux ; je dormis deux heures dans mon fauteuil ; nous déjeûnâmes ensuite, et j’en fus quitte pour un ébranlement de nerfs, qui m’a duré deux jours. Voilà mon songe, cousine, si tu es interprète, tu m’en diras ton avis. Aime-moi, même en songe, comme je t’aime bien éveillée.

LETTRE X.

Mauléon, 25 fructidor, an 3 républicain.


Il y a trois jours, ma chère, que je n’ai pris la plume pour t’écrire, et cependant nous avions quelque séjour ici ; mais je ne sais… il a regné dans cette maison beaucoup de petites gênes. Comme l’endroit est assez commerçant, et que mes vêtemens avoient besoin d’être réparés, j’ai employé une partie de la somme que tu m’as envoyée, à cet usage ; et pour éviter de me promener dans la ville, je proposois aux filles de l’hôtesse, de me faire mes emplettes ; j’en suis fâchée à présent ; car, prenant de-là occasion de me voir, elles me faisoient, aux moindres objets, descendre chez elles, soit pour examiner les marchandises, ou en disputer le prix ; enfin, pour finir tous ces embarras, j’ai tout de suite pris ce qui me convenoit, et leur ai acheté à chacune un grand mouchoir d’indienne. Tout cela m’a donné de l’ouvrage ; car, malgré leur offre, je n’ai point voulu qu’elles travaillassent avec moi, j’ai ce matin, moi-même, repassé le linge de Maurice et le mien, qu’elles m’avoient blanchi ces jours-ci ; j’étois un peu novice, mais enfin je m’en suis tirée. Me voilà, chère Clémence, tout-à-fait ménagère. Mon gendarme est toujours étonné quand il me voit occupée de ces détails, et sur-tout lorsqu’ils sont pour lui ; il me fait des excuses qui contrastent parfaitement avec le plaisir qu’il en ressent ; cependant, depuis quelques jours, je le trouve plus gêné avec moi ; cette petite indisposition que j’ai eue la nuit, où je l’avois attendu, lui a donné beaucoup d’inquiétude ; il semble craindre que je ne l’attribue à l’effroi qu’il m’a causé lorsque je le vis, en m’éveillant, tout debout aux pieds de mon lit, car tous les jours, en me demandant comment je me trouve, il ajoute des regrets d’avoir troublé mon sommeil, et d’être entré si tard dans ma chambre, il dit être excusable par l’inquiétude que lui a causé son éloignement ; et quand je le rassure et veux lui ôter cette idée, ses yeux, ses mains, tous ses mouvemens me remercient avec la plus touchante expression. Vraiment, ma chère, je t’avoue que, malgré que je n’étois pas contente de ce qui s’étoit passé, je n’ai pas le courage de me fâcher ; d’ailleurs, fatigué comme il devoit l’être, il pouvoit avoir besoin de quelque chose chez moi, car tu juges bien que nos appartemens ne sont pas brillans, et que nous sommes trop heureux quand nous trouvons chacun un gîte pour nous loger ; aussi-tôt qu’il y a une chambre, il me la donne, et alors il dort dans son manteau, ou sur un lit quelque part dans la maison. J’ignore encore combien nous serons ici : Maurice n’en sait rien lui-même, car on n’a point encore reçu d’ordre ; je voudrois en être partie ; je m’y déplais ; je ne pourrois rendre pourquoi ; mais l’empressement de l’hôtesse et de ses filles me gêne ; je suis continuellement forcée de les remercier de leur attention ; elles voudroient que j’allasse chez elle le soir, mais j’aime bien mieux rester chez moi, même lorsque je suis seule, ce qui arrive actuellement assez souvent ; comme nous séjournons ici, on envoie Maurice en détachement avec quelques autres, pour les alentours de la ville ; on craint des bandes cachées dans les bois ; tout cela m’est bien désagréable, car, pendant son absence, ces femmes sont encore plus après moi ; elles ont l’air de craindre que je ne m’ennuie ; or, comme elles vendent des livres, il y vient beaucoup de monde ; grand motif qui me détermine encore plus que le reste à n’y point aller. Ma bonne Clémence, écris-moi ; tes lettres m’apportent le seul bonheur que je puisse connoître ; chaque fois que j’en reçois, la plus douce illusion vient faire trève à mes peines ; je me crois avec toi ; je t’écoute, il me semble t’entendre, comme dans ces temps heureux, où tout en me grondant de mes étourderies, tu venois encore les partager, et prendre ma défense auprès de ma mère, qui te disoit toujours : — Vous la gâtez, Clémence, elle ne sera jamais raisonnable. — Hélas ! ma chère, j’apprends à la devenir à l’école du malheur ; et dans ce moment, où j’aurois tant besoin de toi, ce n’est plus que ton souvenir qui m’aide à me conduire ; par-tout où je vais, il me suit. Ah ! ma chère, je t’ai bien fait voyager ; dans mes promenades sur-tout, je cherche machinalement les mêmes sites, les mêmes images des endroits où nous allions ensemble, les mêmes effets de jour où le soleil entroit dans ta chambre, et fixoit sa lumière sur le portrait de ta mère ; chère cousine, j’imagine, qu’en le regardant aujourd’hui, un soupir t’échappe pour ta pauvre Louise. Que j’étois heureuse alors ? Que ta tendresse, en le critiquant, me faisoit bouder et recommencer mon ouvrage. Toutes ces scènes me sont encore présentes ; et tout ce qui m’y ramène me donne un moment de bonheur.

Hier, en nous promenant dans un chemin près de la maison, Maurice remarqua une plante tout-à-fait semblable à celle qui a la forme d’une petite pomme rouge, et que tu prétendois être si rare, de laquelle tu voulois faire naître des fruits excellens ; tu te rappelles ta belle plantation, eh bien ! ma chère, cet ornement de ton parterre, qui devoit, dans sa croissance, faire mes délices, et nous rendre encore plus cher le terrein sur lequel il étoit. Ah ! tu avois raison, c’étoit ton ouvrage ; je le trouvai dans un coin abandonné, sans culture ; c’étoit absolument le même ; j’en faisois l’examen en tressaillant ; je me baissai avec un sentiment religieux, pour recueillir cette plante, que tu aimois, que tu avois élevée dans l’enclos de notre maison ; Maurice, sans deviner le sujet de mon émotion, se mit à en ramasser aussi, et nous en rapportâmes plusieurs. Chère Clémence, si je suis assez heureuse pour te rejoindre bientôt, je les planterai près des tiennes ; nous les verrons croître ensemble ; elles dateront des peines et de l’exil que j’ai souffert loin de toi ; je voudrois pouvoir te les faire parvenir, tu leur donnerois tes soins ; et si ta Louise ne peut revenir, si mes yeux se ferment avant, tu les garderois ; elles te rappelleroient le tendre sentiment qui me les fit arracher d’un lieu sauvage, pour te les rapporter.

LETTRE XI.

Mauléon, 28 fructidor, an 3 républicain.


Cette fois, ma chère, je n’ai point rêvé, et tout ce que tu vas entendre, n’est rien moins qu’un songe. Je craignois que tu ne me crusses folle ; aujourd’hui, il me seroit permis de le devenir ; mon enfant, toi, qui, heureuse citadine, n’est pas, comme moi, exposée à toutes les chances de la vie des héroïnes de romans ; tu croiras difficilement mon aventure ; la connaissance du monde et des hommes s’acquiert sans doute dans les voyages, mais la leçon est quelquefois un peu chère ; d’abord, pour te rassurer d’avance, je suis vivante, je me porte bien, et j’en ai le droit. Tu sais que je t’ai parlé de notre hôtesse, et de ses filles ; de leur empressement à m’accueillir, à m’attirer chez elles ; j’y allois peu, parce que je préférois être seule ; mais je ne laissois pas d’être reconnoissante de leur prévenante bonté. Entr’autres amateurs de littérature qui s’y rendoient, on m’avoit souvent fait remarquer un grand gros homme, figure rouge, moustaches imposantes, tout couvert de broderie, de galons, de bagues, de chaines de montres ; on lui décernoit la plus haute considération ; on ne l’appeloit que M. le Commandant ; plusieurs fois, il m’avoit honoré d’une attention particulière, et même d’une galanterie dont il ne tenoit qu’à moi d’être fière ; mais modeste, j’avois reçu tous ces honneurs avec la respectueuse réserve d’une compagne de simple gendarme ; on me vantoit sur-tout ses richesses et sa générosité ; ma petite vieille hôtesse ne tarissoit pas sur son éloge ; enfin, hier, elle me prit mystérieusement à part, et après un préambule sur la misère du temps, sur les dangers auxquels une jeune et belle personne pouvoit être exposée dans la troupe, si elle n’étoit pas protégée par quelque personnage en grade ; elle me dit : — Que M. le Commandant faisoit le plus grand cas de Maurice ; qu’il pourroit lui être très-utile, soit pour son avancement, soit pour mille petites douceurs à lui procurer dans le service ; qu’elle étoit persuadée que si je voulois en parler à M. le Commandant, j’avancerois les affaires ; qu’il paroissoit avoir beaucoup de bienveillance pour moi. Un peu étonnée, je lui dis : — Que Maurice avoit peu d’ambition, et qu’à la paix, il comptoit retourner à son état de cultivateur. Tout en causant, elle me conduisoit du côté de la porte de sa chambre, au fond de la boutique ; elle me précédoit, revint sur ses pas, comme ayant oublié quelque chose, et me trouvant alors plus près, elle me dit : — Passez ; — me suivoit, ferma la porte, et s’assit contre ; en même temps, j’entendis, dans la boutique, fermer les auvents qui donnent sur la rue ; toutes ces circonstances, que je me rappelle, ne me frappèrent point ; je m’assis moi-même, et pris mon ouvrage ; alors, s’ouvre une petite porte qui donne dans leur cuisine, et de-là sur la cour, et je vois entrer, en baissant la tête, M. le Commandant, dans toute sa gloire ; je me lève et veux sortir ; la vieille me dit, d’une voix mielleuse : — Où voulez-vous aller ; M. le Commandant sera charmé de votre compagnie ; en même temps, il vient à moi, et d’une voix douce, qui me fit trembler : — Vous me fuyez, belle citoyenne ? il ne faut pas se sauver ainsi de ses amis ; il avoit pris ma main, et passant un bras autour de moi, il s’assit à demi sur une commode, et me tira à lui ; mon mouvement pour me dégager fut si brusque, que mon gant lui resta ; il dit, avec un gros rire : — J’en aurai au moins les gans. J’allai à la porte de la cuisine, elle étoit fermée en arrière ; alors, l’hôtesse vient à moi, et me dit, d’un air très en colère, et les deux poings sur les hanches : — Est-ce que vous avez peur chez moi ? pour qui me prenez-vous ? et que croyez-vous donc ma maison ? — Très-honnête, lui dis-je, Madame ; aussi veux-je aller dans ma chambre. Apparemment, mon air les étonna, ils se regardèrent ; l’hôtesse se passa deux fois la main sous le nez, et parla bas au Commandant ; je m’apperçus alors qu’un rideau, qui couvroit la porte vitrée de la boutique, étoit à moitié soulevé, et je vis les têtes des deux filles, qui rioient en regardant à travers les vitres ; je ne pus douter que je ne fusse tombée dans un piége ; et cette pensée, m’ôtant les forces, je me sentis défaillir, je m’appuyai sur une chaise, que je plaçai devant moi, en me retirant dans le coin de la chambre où je me trouvois ; l’homme alors ôta son grand chapeau, le posa sur le lit, et sans s’approcher ; — Répondez-moi, dit-il, êtes-vous mariée ? — Je fus interdite ; le cœur me battoit à croire qu’il alloit sauter au dehors de moi ; — Monsieur, lui dis-je, m’interrogez-vous ? allez à la Municipalité de Cholet, on pourra vous répondre. Ils se regardèrent encore. — On le sait bien, dit l’hôtesse, aussi, n’est-ce que pour vous rassurer, que M. le Commandant vous fait cette question ; vous êtes un enfant ; elle vint me prendre par la main ; comme je me laissois aller, ne sachant plus que penser et croire, je me sentis saisie en arrière, et soulevée de terre, je criai ; et cette femme, mettant sa main sur ma bouche, son doigt se trouva placé entre mes dents, que je serrois de rage ; elle jetta un cri si horrible, que les deux filles entrèrent, et un chat, qui dormoit sur la fenêtre, fut si effrayé, qu’il cassa un carreau, et sauta dans la cour ; j’avois la voix libre, et je criois au secours ; je t’ai dit que cette cour est celle des écuries où sont logés les chevaux de la troupe ; deux gendarmes qui rentroient, portant du fourrage sur leurs épaules, entendant mes cris et le bruit de cette vitre cassée, s’approchèrent de l’ouverture, en disant : — Qu’est-ce qu’il y a donc là ? — cette voix dispersa tout, et je me trouvai libre. — Sauvez-moi, m’écriai-je, et j’entendis celui qui regardoit par le trou, dire : — C’est la femme de Maurice. En même temps, ils jettent la fenêtre en dedans, et sautent dans la chambre ; M. le Commandant remit son chapeau… — Que faites-vous ici, gendarmes ?… — Ma foi, mon Commandant, qu’y faisiez-vous, vous-même, lui dit un des deux ? c’est un vieux cavalier, le même à qui Maurice avoit un jour prêté son cheval ; ceci te rappelle la fable de la Colombe et la Fourmi ; j’étois vraiment la pauvre Colombe, qui venoit d’échapper à l’oiseau, et un vilain oiseau ; il s’en alla sans répondre, en traînant son grand sabre ; mon vieux cavalier, d’une colère qui ne se possédoit pas, vouloit mettre le feu à la maison ; — Vieille sorcière, dit-il, il faut que je t’apprenne… et déjà il se mettoit en devoir de lui tordre le col. Ses deux filles et elle tremblantes, s’étoient retirées dans un coin ; — laissez, lui dis-je, ces misérables, et tirez-moi de cette abominable maison ; ils m’aidèrent à sortir par la fenêtre ; — Venez chez ma femme, me dit mon nouveau sauveur, jusqu’à ce que Maurice soit de retour ; toi, dit-il, à l’autre, montes chez elle, et apportes-nous tout son butin. — Je n’avois rien de mieux à faire. Je t’écris en m’éveillant dans mon nouveau gîte ; on attend ce soir le détachement de Maurice, nous verrons à nous pourvoir.

LETTRE XII.

De Mauléon, 29 fructidor, an 3 républicain.


Ô ! ma chère Clémence, que ta dernière m’a rendue heureuse ; mon frère a pu te faire passer de ses nouvelles ; il vit, il est hors de danger ; tendre amie, que ne te dois-je pas ; sans toi, dans mes cruelles incertitudes, je serois morte de douleur ; va, ma chère, mes maux ne sont plus rien, quand mon ame est tranquille sur le sort de ceux qui me sont chers ; quoi ! il a vu ma mère, mon père ? ils ont eu le bonheur de le serrer encore contre leur sein ? J’ignore ce qui m’est réservé ; je n’ose plus rien demander à Dieu, après ce qu’il a fait pour les miens ; il entend donc les prières de ses créatures, puisque sa bonté les exauce. As-tu bien pris tes sûretés, pour leur faire passer ta lettre ; combien je désire qu’elle leur parvienne ; elle les rendra tranquilles à mon égard. Tu me donnes bien peu de détails sur la situation où tu leur as dit que je suis dans ce moment ; aurois-tu craint d’en instruire ma mère ; et crois-tu qu’il lui soit pénible d’apprendre que sa fille doit la vie à un soldat ; je n’entreprendrai pas d’être plus prudente que toi ; mais, chère cousine, je pense que le bonheur de voir ainsi sa fille échappée à la mort, doit l’emporter sur tout ; d’ailleurs, tendre amie, tu lui as bien marqué quel homme c’est que Maurice ; et comme ta Louise, dans son malheur, doit de reconnoissance à Dieu, pour l’avoir fait tomber en de pareilles mains ; tu as bien fait de leur céler tous les désagrémens que tu as éprouvés de la part de ceux qui nous persécutent, tu aurois augmenté leur chagrin, en lisant ta lettre. J’admire le sang froid avec lequel tu as détourné le mal de notre commune demeure ; nous aurons donc, grâce à tes soins, un lieu où nous pourrons encore nous rejoindre ; hélas ! s’ils m’avoient cru, nous serions ensemble ; j’eusse partagé leurs dangers. Je le vois encore ce jour malheureux, où je les en conjurois ; ô ! ma chère, si tu avois été témoin de cette scène, elle t’aurois déchirée ; et sûrement, mon père t’a épargné ce terrible tableau. Après nous être sauvés du château, que nous laissâmes dans les flammes, avec les scélérats qui le pilloient, ma mère, qui se soutenoit à peine, nous força d’entrer dans une maison de villageois ; ces bonnes gens prirent pitié de nous, et proposèrent à mon frère de le conduire où il voudroit ; ma mère, au milieu de son effroi, ne pensoit qu’à ses enfans ; elle ne me voyoit pas sans frémir, courant les chemins, exposée à tous les hasards de mon sexe et de mon âge ; l’idée de sa Clémence lui venoit sans cesse. — ô ! si je pouvois vous y envoyer, nous disoit-elle, mon courage renaîtroit, je me résignerois en la providence ; mais ma Louise, mes enfans, qu’allez-vous devenir ? — Ses pleurs, alors, s’ouvrirent un passage ; notre père étoit appuyé la main sur le visage, je vis qu’il pleuroit aussi; cette vue acheva de me faire perdre la tête ; car, en même-temps, je me mis à pousser des cris entrecoupés de sanglots, et ma douleur devint si violente, que je tombai presque sans mouvement, sur le sein de ma mère ; je ne me sentis plus pendant quelques momens ; j’entendis seulement mon frère me dire, d’une voix qui me sembloit éloignée : Ma sœur, tu veux faire mourir ma mère ? En même-temps, on m’entraîna dans une autre chambre ; je crois que maman se trouvoit mal, car j’entendis beaucoup de mouvement ; mon frère revint : — Allons, chère sœur, du courage, viens avec moi ; nos parens sont bien ici, il faut les y laisser ; on va nous conduire dans un autre endroit, car nous ne pouvons rester avec eux. — Il falloit que cette résolution eut été prise tout de suite ; on arrangeoit un cheval, mon père me prit à brasse-corps, et me serra entre ses bras, en me disant : — Adieu, ma Louise ! ma pauvre Louise, prends confiance en la providence, elle ne nous abandonnera peut-être pas ! — Je voulus parler, le conjurer encore de me laisser voir ma mère ; mon frère étoit à cheval, et fesoit signe que l’on me mit derrière lui. C’est ainsi, ma chère, que je quittai ce que j’avois de plus cher ; mon père nous suivit quelques pas encore ; il s’arrêta, en nous regardant aller, il leva les bras au ciel, et fit un mouvement pour s’incliner vers la terre. J’appris en chemin, seulement, que nous allions rejoindre des gentilshommes qui avoient passé le matin, pour aller à Rennes, avec leurs femmes, chercher un abri contre le brigandage ; tu sais le reste, ma chère. Je m’étois promis, en t’écrivant celle-ci, de te faire le tableau de la maison où je suis ; mais ces souvenirs ont attristé mon ame, et je ne puis revenir à un autre ton. Adieu cousine, que ton amitié soit le dernier bien que je puisse perdre.

LETTRE XIII.

Mauléon, le premier vendémiaire, an 4 républicain.


Je te dois, ma chère, le récit de la réception de mes nouveaux hôtes ; je t’assure que depuis, seulement, que je suis avec eux, j’ai été sans crainte et à mon aise ; ce sont de braves gens, honnêtes, tout cœur, et qui font pour moi tout ce qu’ils peuvent ; je t’ai dit comme ce bon homme m’emmena tout de suite chez lui ; à notre arrivée il dit à sa femme : — Tiens, voilà la femme de Maurice que je t’amène, il faut que nous la gardions jusqu’à son retour, car il l’avoit laissé, sans le savoir, en mauvaise maison… — Suffit. — Si je n’ai pas puni l’hôtesse, c’est que je n’en ai pas eu le temps.

Tu rirois presque de mon établissement ; la bonne dame est blanchisseuse et vend du vin ; nous occupons à nous deux la moitié de son lit, c’est-à-dire que l’autre moitié est roulée le jour dans un coin, et étendue le soir pour son homme. Je n’ai jamais tant entendu jurer ; à cela près, comme je t’ai dit, ce sont les meilleures gens du monde. Dès qu’elle sut mon aventure… — Ah bien ! elle est heureuse que ce n’ait pas été moi, elle n’en auroit pas été quitte pour son bon œil ; et ce Commandant, avec son gros ventre, une bonne justice mettroit tout cela à l’ombre pendant six mois, pour les rafraîchir… avez-vous eu peur… — Elle atteignoit déjà sa bouteille d’eau-de-vie ; j’en fus quitte pour un verre d’eau et de vin. Je t’avoue, ma chère, que j’étois un peu étonnée ; le premier moment fut pénible ; le mari sortit, et je restai avec la femme, qui, tout en me faisant asseoir, juroit après le Commandant ; puis, s’adressant à moi : — Mon enfant, me dit-elle, vous êtes bien jeune encore, mais vous verrez ce que je vous prédis ; tous ces gens-là finiront mal ; les mauvais métiers ne profitent pas. Vous ne serez peut-être pas aussi bien ici ; mais n’ayez pas peur, ni commandant, ni capitaine n’y mettront les pieds ; il vient ici des cavaliers boire ; mais ce sont des braves gens ; et puis, mon homme, s’il y en avoit qui vous dise un mot qui ne seroit pas à dire, il les jetteroit par la fenêtre. — L’autre cavalier entra, tenant sous son bras, notre paquet ; il posa le tout ; et la bonne femme, me montrant un cabinet étroit : — Mon enfant, c’est ici que vous mettrez vos petites affaires ; j’y serrois mon linge quand il est repassé ; mais il faut bien un peu se gêner. — Je profitai de ce qu’elle me dit pour être seule ; au bout de quelques instans, elle vint m’aider ; il commençoit à faire nuit, il fallut songer au souper, je lui proposai de lui être utile ; elle accepta volontiers, et me donnant un panier de salade, elle me dit : — Voulez-vous éplucher cela ? ça vous occupera ; — elle m’apporta une terrine, et je me mis à l’ouvrage. Tu vois, chère cousine, que je ne suis apprentie à rien. Son mari rentra pendant que je mettois le couvert, et nous soupâmes assez gaîment tous les trois ; à peine eûmes-nous fini, qu’il se leva ; — Femme, lui dit-il, tu arrangeras tout ça, faut que je me couche, car je suis las ; elle défit de suite son lit, et le lui arrangea dans un coin de la chambre, il fut aussi-tôt couché, et ronfloit avant que nous nous en soyons apperçus ; elle me dit : — Vous couchez-vous de bonne heure ? c’est que demain faut se lever du matin ; — et mettant un bonnet de coton, sa toilette de nuit fut tout de suite faite ; c’est ainsi, ma chère, que je m’établis dans mon nouveau gîte ; le lendemain les coqs et nous s’éveillèrent en même temps ; le mari étoit déjà parti ; nous restâmes à-peu-près jusqu’à neuf heures, seules ; mais alors plusieurs cavaliers vinrent déjeûner et boire ; tu juges, cousine, de ce tout qu’il fallut entendre ; on parla beaucoup de mon histoire ; tous furent d’avis qu’il faudroit couper les oreilles au Commandant, qui insultoit les femmes de ses soldats ; et les têtes s’échauffant, on s’égaya sur le compte des deux filles de l’hôtesse ; la bonne femme s’apperçut que tout cela m’amusoit peu ; aussi prenant un ton de matrône : — En voilà assez, dit-elle, vous parlerez de tout ça une autre fois ; — dans un moment tous les discours cessèrent ; en sortant, ils lui dirent : — La mère, nous reviendrons dîner avec votre homme ; mais faut pas que ça vous gêne. — J’appris alors qu’il y avoit un dîner de plusieurs cavaliers, ceux que je venois de voir devoient en être ; elle se mit à la cuisine, et me rendit mon emploi d’aide ; tout en tracassant, elle me demanda de quel pays j’étois ; s’il y avoit long-temps que j’étois mariée, et que je devois être bienheureuse, car Maurice étoit un bon garçon, aimé de ses camarades, et sur-tout de son mari ; puis, me regardant avec compassion ; — Voilà un métier, dit-elle, qui ne vous convient guère, et vous ferez bien mieux de retourner chez vous ; mais ce tems-ci tout est bouleversé ; moi et mon homme, notre intention est de retourner à notre village, c’est toujours là qu’on est le mieux. — Son mari arriva avec tous ses convives, et l’on se mit à table avec la bonne honnêteté de soldat ; car, Clémence, tu sais que l’on dit toujours, galant comme un militaire ; en effet, on me fit tous les honneurs, et l’on ne but pas un coup qui ne fût à ma santé et à celle de Maurice, que l’on appelloit le brave garçon ; enfin, ma chère, ce que je puis te dire, c’est que ce repas qui, d’abord, me faisoit peur, se passa à merveille ; et, à quelques juremens près, qui étoient toujours accompagnés d’un sur votre respect, citoyenne, la plus petite maîtresse n’auroit pu se plaindre ; je faisois réflexion que si, réellement j’eusse été une villageoise, devenue la femme de Maurice, cet état n’étoit pas si désagréable ; tous les détails, éloignés de nous, nous font peur ; un grand défaut, qu’ordinairement nous avons, c’est de croire toujours que, loin de nous, il n’y a ni sentiment, ni délicatesse ; c’est peut-être pour autoriser leur manière, d’être avec leurs inférieurs, qu’ils affectent de les croire ainsi ; il y en a d’autres, meilleurs, mais qui, à force d’entendre répéter ces discours à leur insçu même, agissent comme s’ils en étoient persuadés, et croient de bonne-foi qu’ils sont excusables. Ô ! ma chère, que de pensées cette réflexion pourroit étendre, sur-tout pour moi, qui ai trouvé dans mon malheur, une ame aussi sensible, aussi honnête que celle de Maurice. Cousine, combien de grands seigneurs ne se seroient pas fait un scrupule d’abuser de ma situation…

Il est dix heures du soir, nous attendions Maurice hier, et il n’est point encore arrivé ; ses camarades n’ont eu aucune nouvelle de son détachement. Je ne puis me défendre d’idées noires ; je voudrois être à demain. Mon cœur est serré, tendre amie ; j’ai bien peu de repos, ce n’est que dans ton sein que je le retrouverai.

LETTRE XIV.

De Mauléon, à l’hôpital, ce 3 vendémiaire, an 4 républicain.


J’y suis, mon amie, et si quelquefois je tâche de forcer mon caractère pour adoucir le tableau de mes situations différentes, rends graces au moins à l’amitié qui voudroit t’épargner la moitié des peines que j’éprouve ; je t’ai dit mes inquiétudes sur le retour de Maurice ; ah ! mes pressentimens n’étoient que trop justes ; le détachement dont il étoit, avoit été composé d’hommes choisis ; il n’évite guères ces préférences ; on prévoyoit qu’ils pourroient avoir affaire avec l’ennemi ; ce matin, mon bon vieux hôte m’a tiré à l’écart, et m’a dit : — Maurice est revenu… il s’est arrêté… — Ah ça, n’allez pas avoir peur… — J’ai tremblé… — Ce n’est rien, je l’ai vu, il est un peu blessé ; — et où est-il, m’écriai-je ?… — On l’a descendu à l’hôpital, il est bien, j’en sors ; — et ne vous a-t-il rien dit pour moi ?… — si… je ne lui ai pas parlé de votre histoire chez cette femme, j’ai seulement dit que, sur quelques difficultés, vous en étiez sortie, et que vous étiez chez nous en l’attendant. — Et que vous a-t-il dit pour moi ?… — Ah ! il m’a recommandé d’avoir bien soin de vous ; … — est-ce qu’il croit que je le laisserois ? … allons, allons, menez-moi ; j’avois couru si vîte, qu’en arrivant à la porte, je ne pouvois plus monter l’escalier : on me mène à son lit, il étoit entouré de ses camarades, un chirurgien le saignoit au bras ; j’approche, dès qu’il me voit, il me fixe ; … — vous, vous… ici… c’est vous. — Son sang s’arrêta ; le chirurgien, étonné, lui dit : — qu’avez vous ? prenant sa main, votre pouls n’est pas dans son état naturel. — Et m’appercevant, il ordonna que l’on me fit éloigner ; Maurice eût une foiblesse ; et revenant à lui, il me demanda : — je n’osois… — Le chirurgien me fit appeler, et me regardant en face ; — puisque vous êtes venue, me dit-il, il ne faut plus le quitter, restez avec lui ; il me prit par la main, me fit asseoir près du chevet, et dit aux gens de service : — laissez cette femme avec son mari, elle le soignera mieux que personne ; — puis, me parlant, — craignez, me dit-il, de trop l’émouvoir ; — je t’avouerai que j’aurois eu besoin de cette consultation pour moi-même, j’étois violemment émue ; la course, ce spectacle dont j’étois entourée, ce sang, tu conviendras qu’il y avoit bien de quoi n’être pas calme ; cependant, tâchant de prendre sur moi, je m’efforçai de le paroître. Dès qu’il put parler. — Votre bonté ? dit-il… — et votre blessure ?… — ils disent que ce n’est rien. — Son lit étoit en désordre ; et tandis que je l’arrangeois, ma main se trouva près de son visage, il y posa ses lèvres, en me regardant avec des yeux qui exprimoient la plus sensible reconnoissance ; ensuite il les tint long-temps levés vers le ciel, je craignis qu’il ne s’évanouît une seconde fois ; je pris le parti de lui dire en riant, pour le distraire : — allons, mon cher Maurice, vous êtes trop sensible pour un malade, je ne fais que ce que je vous dois, vous avez fait pour moi bien davantage… — vous viendrez donc me voir quelquefois ?… — comment, je ne vous quitte point, le médecin me l’a défendu. Il paroissoit en douter, — oh ! vous le verrez, lui dis-je, me voilà établie, et nous sortirons d’ici ensemble. — Son visage devint animé et rayonnant ; le médecin repassa à son lit, et me dit en souriant : — jeune citoyenne, vous avez du pouvoir sur les malades, n’en abusez pas. — Je t’écris pendant qu’il repose ; ma lettre ne peut partir que demain, je la finirai.

LETTRE XV.

Du 4 vendémiaire, an 4 républicain.


Tout est préjugé, mon amie, un hôpital n’est point une si fâcheuse demeure. Je suis soignée, arrangée, gâtée ; des bonnes sœurs s’occupent de la jeune femme du gendarme ; on m’a fait un rempart avec des rideaux blancs, on m’a apporté un grand fauteuil pliant où je suis mieux que dans un lit ; si je pouvois boire deux pintes de bouillon et de caffé au lait, je les aurois tous les matins ; les confitures arrivent de toutes parts à mon malade ; nous recevons des visites des bonnes ames de la ville ; mon aventure chez la vieille loueuse de livres a fait du bruit ; les dames me regardent avec intérêt et admiration ; je crains seulement qu’il n’apprenne toute cette ridicule histoire. Sa blessure n’est pas dangereuse, à ce qu’ils disent ; c’est une balle dans le bras, mais qui n’a pas pénétré bien avant ; il a peu de fièvre, et l’on m’assure, qu’avant quinze jours, il sortira sain ; ma chère, c’est ce qu’il faut que tu souhaites à ta pauvre amie de l’hôpital.

LETTRE XVI.

Mauléon, du 8 vendémiaire, toujours à l’hôpital, an 4 républicain.


Aujourd’hui mon ame est triste… je ne retrouverai plus, chère amie, cette sorte de gaîté que je parvenois au moins à feindre ; je suis affaissée sous le poids des souvenirs et des craintes, l’avenir ne me promet rien de mieux ; peut-être est-il un terme à notre courage ? et les efforts pour le relever, lorsqu’ils sont vains, ne servent qu’à épuiser ses forces et à nous avertir de notre foiblesse ; mon ame est triste, et je t’écris pour moi, parce que j’y trouve, ou du moins j’espère, un moment d’intervalle ; c’est être hors de moi-même et toute en toi ; ce n’est pas du dehors que viennent mes peines ; Maurice est à-peu-près aussi bien qu’il peut être. Sa reconnoissance me paie bien mes soins, et je trouve une sorte de douceur à m’acquitter. Il paroît même plus à son aise depuis qu’il semble que c’est lui qui m’est redevable ; hier, après les petits soins d’une garde malade, — il faut, me disoit-il, il faut, dès que je serai sorti, il faut, qu’à tout prix, j’essaie de vous ramener à votre famille, il le faut… Quelle vie vous menez ici ! que vous devez souffrir tous les jours ! le chemin ne sera peut-être pas impossible ; et, en cas de malheur, si nous venions à être arrêtés, une femme court moins de danger ; si nous arrivons, au retour je serai seul ; le sort qui m’attend n’est pas beaucoup à ménager ; — je l’assurai que je prenois mon sort très en patience ; que sa conduite, ses égards pour moi, me rendoient ma situation bien moins pénible, et que rien au monde ne me feroit consentir à le laisser s’exposer pour moi. Le médecin lui donne des soins particuliers, me dit toujours qu’il me le rendra. Ainsi mon mal est en moi, et vient de moi, c’est peut-être ce qui me le rend plus sensible ; n’as-tu jamais éprouvé ces délaissemens de l’ame, cette mélancolie qui, de ses mains grises, ternit et décolore tout ce qu’elle touche ; c’est au moral cette sorte de malaise, que l’on ressent quelquefois sans pouvoir dire où l’on souffre. Les maux cuisans comme les douleurs aigues, donnent un ressort qui ressemble au courage ; on se relève, mais l’abbattement se traîne ; on souffre, et l’on manque de force pour crier, on ne peut que se plaindre.

En relisant ma lettre, je ne sais si je te l’enverrai, c’est une vraie lettre d’hôpital ; c’est assez d’y être, je ne veux pas t’y mettre ; cependant tu auras la lettre ; tu n’es pas de celles qui n’aiment de leurs amis que leur gaîté ; je te dois tout moi-même, et mon amitié ne fera grace de rien à la tienne. Je t’aime assez pour vouloir que tu me prennes telle que je me trouve.

LETTRE XVII.

Mauléon, 11 vendémiaire, an 4 républicain.


Oh ! ma Clémence, quelle scène j’ai sans cesse devant les yeux, ces horribles images me poursuivent ; hommes ! quel est donc le bonheur que vous voulez acheter à ce prix. J’ai besoin de t’écrire, et je sens que cet épouvantable spectacle viendra, malgré moi, se placer sous ma plume. Maurice avoit passé une assez bonne nuit ; je veillois à l’ordinaire ; à l’aube du jour j’entends un grand bruit de chevaux et de voitures ; tout est en rumeur dans l’hôpital. On disoit, allons, dépêchons-nous, les charriots attendent ; les infirmiers alloient d’un lit à l’autre, faisoient lever les malades ; on emportoit dans leur couverture, ceux qui ne pouvoient pas marcher ; étourdie de tout ce fracas, j’attendois ce qui seroit décidé de nous ; une sœur me dit, en passant : — restez tranquille, ne dites rien, nous tâcherons de vous garder. — Cependant je voyois entrer une file de brancards, portés chacun par deux hommes, et sur chaque brancard, un blessé ou un mourant. Maurice, me dit : — il faut qu’il y ait eu une affaire près d’ici ; nos gens auront eu du dessous. — Une longue trace rouge marquoit dans la salle le passage du convoi ; les chirurgiens alloient d’un lit à l’autre ; bientôt tout le milieu de la salle fut encombré de langes sanglans ; sur une table étoit étendu l’horrible appareil de tous les instrumens de leur art ; on n’entendoit que les cris, les gémissemens, les juremens, les plaintes ; bientôt le plancher, de tout cela, fut du sang et des lambeaux de chair humaine ; sur le lit le plus près du nôtre, un malheureux qui avoit eu les jambes emportées, fut opéré ; j’ai encore dans les oreilles le bourdonnement sourd de la scie ; je m’étois caché le visage dans le traversin de Maurice, qui me disoit : — sortez, sortez, ne restez pas là ; — je ne pouvois pas le laisser seul ; peu après, une sœur vint à nous, elle accompagnoit une dame âgée, qui me dit : — mon enfant, je viens vous chercher, venez chez moi, j’aurai soin de votre mari ; — la sœur en même temps me faisoit signe de la tête d’accepter ; nous n’avions pas le choix, car, dans le moment, un brancard étoit au pied du lit de Maurice, pour le remplacer ; il se leva, je l’aidai à s’habiller ; il s’essaya, et vit qu’il pouvoit marcher ; je lui donnois le bras, nous arrivâmes chez la dame ; c’est une bonne maison bourgeoise ; en sortant d’où nous venons, je me crois en paradis ; Maurice est dans une bonne chambre, un bon lit de serge rouge, et un lit de sangles pour moi ; j’eus l’aide de deux servantes pour l’établissement de mon malade, et bientôt après la visite de la maîtresse du logis ; je voulus entreprendre de la remercier, mais il me fut absolument impossible de placer une parole pendant la demi-heure qu’elle restât avec nous ; elle fit revenir les filles, leur fit cent questions sans attendre de réponse, visita tout, me montra tous les meubles de la chambre, l’un après l’autre ; j’appris que cette chambre étoit celle de son défunt mari, dans laquelle elle n’avoit pas pu prendre sur elle de rentrer depuis sa mort ; — le pauvre homme ! je l’ai gardé pendant soixante-cinq jours, il n’a jamais pris un bouillon que de ma main ; ah ça, vous n’aurez besoin de rien ici, je veux que vous preniez chez moi tout ce qu’il vous faut. Ah ! je vous connois, j’ai entendu parler de votre aventure, ma chère enfant, c’est bien, c’est à merveille, c’est un très-bon exemple ; quel âge avez-vous ? vingt ans, n’est-ce pas ; une jeunesse ! et le citoyen a l’air bien jeune aussi ? vous paroissez tous deux de bien honnêtes gens ; je vous laisse. Il n’y a que moi ici ; mes deux filles sont des enfans, ça ne sait encore rien. Avez-vous déjeûné ? — et sans me laisser le temps de dire oui ou non, elle sortit et ferma la porte. Je commençois à m’arranger ; deux minutes après elle revint ; — je puis entrer, n’est-ce pas ; — elle avoit sous le bras un gros livre ; — avez-vous été à la messe ? non, je parie ; c’est dimanche, il faut y venir, mes deux filles monteront, et les servantes sont-là ; — je disois, du geste, que je ne pouvois quitter… — n’ayez pas peur, il ne manquera de rien ; c’est à deux pas d’ici ; on vous feroit appeler au besoin ; c’est la belle messe, je veux que vous y veniez ; c’est un bon prêtre… Vous êtes pour la bonne cause, n’est-ce pas ? — Nous étions déjà en chemin… Oh ! votre aventure a fait du bruit… — Je saisis un intervalle pour la prier de n’en point parler devant Maurice… — Il l’ignore ? c’est tout-à-fait bien, vous avez raison, c’est sage, très-sage… Vous verrez notre confrairie des Dames de Charité ; je suis à la tête ; nous quêtons aujourd’hui ; sans cela, est-ce que le culte pourrait se soutenir ? Êtes-vous de bien loin ? oh ! vous me conterez tout cela ; c’est un temps d’épreuve ceci, mon enfant, cela nous vient de Dieu ; il faut de la résignation ; si vous voulez voir un prêtre, je m’en charge… — En entrant à l’église, elle me dit : — ne me quittez pas, venez dans mon banc… — Pendant tout l’office, elle me parloit bas, m’arrangeoit ; je crois qu’elle vouloit que l’on fut bien sûr que je lui appartenois ; jusques au pain béni qu’elle eut soin de prendre pour moi ; je n’ai jamais entendu de messe si longue ; avant de sortir de l’église, elle me présenta à toutes ses connoissances… — C’est elle, c’est la jeune femme du gendarme, de chez la Dubut ; rien qu’à la voir, je l’aurois deviné ; comme elle a l’air honnête et décente ; c’est une grace d’en haut, mon enfant ; trois ou quatre bonnes ames furent invitées, et le tout finit par du chocolat ; Maurice s’étoit endormi et dormoit encore.

LETTRE XVIII.

Du 12 vendémiaire, an 4 républicain.


Je n’ai pas fermé ma lettre ; j’ai du loisir, et je t’avoue que je compte le prolonger, si je puis ; le docteur de l’hôpital vient nous voir, je le cajole de mon mieux ; et si la troupe part, je le ménage pour un bon certificat d’infirmité. Maurice, lui, regarde son bras, et dit que ses camarades font son service. Il est cependant assez bien gâté dans la maison ; hier, il voulut se lever, et la dame lui apporta une grande robe de chambre du défunt ; elle entra en la tenant par le collet, c’est du beau damas jaune à grandes fleurs ; Maurice secoua long-temps la tête ; on se moquera de moi, disoit-il ; d’autorité nous l’empaquetâmes, et ma bonne dévote l’établit dans un fauteuil, entre quatre coussins ; je me reproche un peu de m’être égayé à son sujet ; j’ai peur que le ciel ne m’en punisse ; et je vais réparer en disant la vérité… Au milieu de tout ce parlage, qui tient peut-être à la bonté et au désœuvrement, ma digne hôtesse est ce qu’on appelle une femme de bien ; elle en fait beaucoup, et c’est la seule chose dont elle ne parle pas. Son mari étoit président du grenier à sel, ce qui ne laissoit pas de lui donner un état et de la considération dans le pays ; ses deux filles sont élevées comme des anges ; l’aînée est une blonde, faite à peindre ; et je remarque quelquefois que ses grands yeux bleux se fixent avec une très-douce compassion sur Maurice ; sa maman me dit que c’est tout le portrait de son père ; la cadette, qui est le sien, est une petite brune de treize ans, vive, espiègle, singeant tout le monde : elle contrefait le médecin de l’hôpital, à croire le voir entrer dans notre chambre ; elle n’en sort pas ; elle vouloit, il y a quelques jours, m’envoyer coucher dans son lit, et passer la nuit auprès du blessé ; je ferai tout cela aussi bien que vous, disoit-elle ; l’un et l’autre ont des talens ; la petite badine fort joliment sur un clavecin aussi long que notre chambre ; et l’aînée chante avec une voix très-juste et très-sensible. Maurice est en extase ; il leur dit qu’il n’a jamais été si heureux que depuis qu’il est malade ; cependant, une tristesse interne ne le quitte point ; ce jeune homme a quelque chagrin secret ; si je le laisse seul, et cela arrive rarement, je le retrouve la tête appuyée sur ses mains, absorbé, dans ses pensées ; souvent il ne s’apperçoit pas que je rentre ; lorsque je travaille, si je lève les yeux sur lui, pour voir s’il n’a pas besoin de quelque chose, je rencontre toujours les siens, avec une expression douloureuse ; je lui demande ce qu’il a… rien, c’est toute sa réponse ; et puis, il me parle des miens, de ma famille, du bonheur que j’aurai de les revoir, et de me retrouver avec eux. Je lui dis qu’il aura ce même bonheur, et que la reconnoissance de mes parens et la mienne le suivront par-tout ; il fait un geste de tête, et me répond : — oh ! dans ce métier-ci, de quoi peut-on être sûr, ce n’est pas le plus fâcheux, cela finit tout. — J’ai relu bien attentivement ta dernière lettre, il y a des choses dont je te demanderois l’explication, si j’étois près de toi. Que veux-tu dire, que je prenne garde de faire mon malheur, et peut-être celui de ce jeune homme ; s’il est aussi honnête que je le crois ; certes, faire son malheur seroit une bien coupable ingratitude ; je t’ai déjà dit que je m’étois refusé à le laisser s’exposer pour moi. Est-ce que tu croirois… pardon, ma chère, tu sais que la petite imperfection que l’on te reprochoit, étoit un peu d’exagération dans les idées, tu vois toujours au-delà ; ta mère disoit que la lecture t’avoit avancé l’esprit, et ton père, qu’elle l’avoit trop avancé. — Tu crois aux grands sentimens, et tu fais trop d’honneur à ta pauvre exilée ; je me plais sans doute à l’intérêt que j’inspire ; et sans lui, sans cet intérêt, si recommandable, que serois-je devenue ? J’en serois embarrassée, si je n’avois l’espoir de pouvoir le reconnoître un jour… Ta lettre m’attriste en la relisant encore ; hélas ! les instans de relâche ont été si rares depuis long-temps ; cruelle, laisse-moi jouir un moment.

LETTRE XIX.

Mauléon, 13 vendémiaire, an 4 républicain.


Nous fûmes hier prendre l’air avec mon malade, c’étoit la première sortie ; mon bras l’étayoit, quoiqu’il eût l’orgueil de ne pas s’y appuyer ; et je traversai la ville, pour gagner le grand chemin, avec une assurance dont je ne me serois pas crue capable ; il faisait un temps d’automne, doux, frais et voilé : — La convalescence a des charmes ; j’éprouve, me disoit-il, un bien-aise que je n’ai jamais connu ; le spectacle de cette campagne me paroît une nouveauté ; il me semble que je revois un ami absent depuis long-temps. — J’allois lui reprocher de penser aux absens ; je me mordis à temps la langue ; nous causâmes du temps présent et de nous. On appercevoit dans l’éloignement, et sur le bord du chemin, une troupe d’hommes rassemblés ; la curiosité nous y mena ; nous eûmes bientôt un spectacle pénible ; c’étoit un convoi de prisonniers vendéens, qu’une escorte conduisoit ; on leur faisoit faire halte avant d’entrer dans la ville ; les municipaux étoient là, et prenoient des mesures pour leur sûreté. J’en reconnus quelques-uns, et la crainte d’en être remarquée moi-même me tint un peu en réserve ; la plupart de ceux-ci étoient des gens du pays ; il me paroît que leur manière de faire la guerre a changé ; nous en avions peu de mon temps, et nos troupes n’étoient guères composées que d’étrangers et de déserteurs ; il paroît que leur nombre s’est beaucoup accru, autant que j’en ai pu juger par les différens habillemens ; nous en remarquâmes plusieurs vêtus d’une sorte de tunique de grosse toile, ceinte d’une corde d’où pend un énorme chapelet à gros grains ; leur coiffure est un large chapeau rabattu ; ils ont laissé croître leur barbe ; tout ce costume leur donne un air vraiment effrayant ; tu dois croire, cependant, qu’après mes cinq mois de campagne, avant celle-ci, je ne dois pas m’étonner aisément ; nous essayâmes de causer avec quelques-uns, dont le patois ne m’est pas étranger ; et je te peindrai difficilement l’excès de fanatisme que l’on est parvenu à leur inspirer ; tu croiras avec peine, que plusieurs nous ont dit, et croyoient sincèrement que, s’ils étoient tués à la guerre, ils devoient ressusciter au bout de trois jours, et se retrouver dans leur paroisse ; on cite gravement plusieurs exemples, de gens qu’ils ont vu tuer, et qu’ils ont retrouvés ensuite. Il y a dans leur fait, beaucoup plus de fanatisme religieux, que de fanatisme politique ; ils n’ont même pas une idée bien nette de la cause qu’ils défendent ; tous étoient persuadés qu’ils alloient à la mort, et aucun ne paroissoit s’en embarrasser beaucoup. Cependant, l’humanité a un peu repris ses droits, et ces terribles exécutions en masse n’ont plus lieu. D’autant ils mangeoient, buvoient froidement ce que la bienveillance publique leur avoit apporté, ceux qui les conduisent, et qui souvent ont eu affaire à eux, nous dirent que ces vendéens sont extrêmement braves ; on les a vus, sans armes, ou avec des bâtons se jetter en foule, à corps perdus, sur des canons, et les enlever ; on nous en montra un qui s’étoit défendu seul dans une maison, pendant plus d’une heure ; il avoit fallu le forcer d’étage en étage, et il avoit fini par se précipiter du toit ; couvert de blessures, son regard menaçoit encore ; du nombre étoient deux chefs et trois prêtres, dont le sort est bien hasardé ; ils étoient liés et gardés à vue, et sembloient très-calmes et déterminés ; les gens du pays s’échappent souvent, et leurs gardes même les facilitent ; nous en vîmes plusieurs qui, réclamés par leur commune, leur furent rendus, sous promesse d’en répondre. Nous parcourûmes cette triste troupe, nous réunissant aux habitans du lieu, qui leur apportoient des secours : ceux-ci n’avoient rien de cette fureur, dont nous avions été témoins et victimes à Cholet. Je crois que les dangers partagés, disposent à la compassion ; plus rapprochés du théâtre des événemens, on craint pour soi le sort qu’éprouvent les autres, et l’on se porte volontiers à soulager le malheur dont on prévoit l’atteinte. Maurice distribua le peu d’argent qu’il avoit, avec une simple bonhomie qui me charma ; il sembloit remplir une fonction. N’as-tu jamais remarqué comme la bonté se trouve à son aise dans le cœur des militaires, quand elle s’y loge ; ils ont une manière ronde et franche de faire le bien, comme s’ils n’y pensoient ni avant ni après ; ils le font comme chose indifférente, sans attention ni intention ; ils consentiroient volontiers qu’on leur prenne ce qu’ils veulent donner ; ils croiroient y gagner la façon. Nous revînmes ensuite avec Maurice, et ce ne fut qu’au retour, que j’éprouvai une émotion de souvenir ; je ne puis l’appeler serrement de cœur, car il se dilatoit ; cependant le sentiment étoit pénible et doux à la fois ; tout en tenant son bras, je me laissai aller à une rêverie qui me rappela la prairie de Cholet ; je comparai ma situation à celle de ces gens que je venois de voir ; comme eux… M’entends-tu ? et je tenois mon libérateur près de moi ! Il s’apperçut aussi de mon état d’absence, lorsque mes bras tombans laissoient aller le sien. — Qu’avez-vous, me dit-il. — Et moi, ingénue, je te l’avouerai, je ne lui cachai rien de ce qui se passoit en moi. — Maurice, j’ai été comme eux ! — Il pressa ma main avec une très-sensible affection. — J’étois alors plus heureux que vous, me dit-il… — Le seriez-vous moins maintenant ? Il pressa encore ma main, et me parla de l’espérance de revoir ma famille. — Dès que j’aurai mes forces, dit-il, il faut l’entreprendre. — Puis, sans me laisser répondre ni m’expliquer, il doubla le pas ; nous rentrâmes dans la ville et chez nos bonnes hôtesses.

LETTRE XX.

Mauléon, 14 vendémiaire an 4 républicain.


Si j’ai aujourd’hui un style, un ton de demoiselle, ne me méconnois pas ; je me suis crue dans le salon de ta mère, un jour d’assemblée ; oui, ma chère, et je suis encore dans l’habillement galant d’une jeune citadine ; il faut l’expliquer, cette énigme ; Maurice, qui est actuellement à-peu-près guéri, est descendu chez notre hôtesse ; nous y ayons passés ensemble la soirée d’hier, ses filles et elle nous reçurent avec toutes les grâces de la bonne honnêteté, et nous fûmes invités à un dîner pour aujourd’hui ; on devoit se trouver plusieurs dames, j’aurois bien désiré m’en dispenser ; mais il me fut impossible ; j’alleguois vainement tous les petits détails dont les femmes se servent toujours ; mon défaut de toilette sur-tout ; effectivement je ne suis pas recherchée de ce côté, car dans mes derniers arrangemens, tu juges bien que je ne me suis occupée que d’habits solides, qui puissent convenir à mon nouvel état ; c’est une jupe de drap dont j’ai fait le juste en habit de cheval, un chapeau de castor, car je perdis le mien dans la prison ; tu vois ton héroïne ; je représentai que mon habillement n’étoit pas décent ; l’aînée des filles alors me dit : — si j’osois, je vous proposerois une de mes robes, je suis sûre qu’elle vous iroit bien ; — la petite sœur se leva comme une folle, et fut chercher dans l’armoire, qu’elle défit toute une robe de mousseline blanche, elles me la firent essayer malgré moi ; la dévote s’extasioit comme elle alloit bien, et comme j’étois belle dans un vêtement léger ; car, ajoutoit-elle, tout ces vêtemens de drap ne vont pas bien aux femmes ; il fut décidé que je mettrois la robe blanche ; on parla toilette le reste de la soirée ; on me demanda si j’avois été à Rennes, je répondis que oui ; alors les jeunes personnes de me questionner sur les modes ; je vis que Maurice s’ennuyoit ; et pour changer de conversation, je proposai à l’aînée de chanter et de se faire accompagner de sa sœur ; la partie fut acceptée, et nous remontâmes dans notre chambre pour trouver le long clavecin ; la petite s’essaya un peu ; je ne pus me défendre d’y poser les doigts ; et dans un mouvement assez prompt, je lui dis, — ce n’est pas cela ; votre place un moment ; — je vis qu’elles étoient étonnées, et je me repentis presque de m’être avancée ; je pris la musique qu’elle tenoit ; et quoiqu’avec difficulté, ne connoissant pas aussi bien la touche d’un clavecin, je m’en tirai et méritai leur attention ; Maurice étoit tout yeux et toute oreille ; la maman me dit : — vous savez sûrement chanter ? ô ! que je me suis bien doutée que vous aviez tous les talens, c’est ce que je répète toujours à mes filles, il n’y a que cela pour être aimable ; la jeunesse passe, et les talens restent ; quand j’étois jeune, je ne pensois pas assez tout cela ; j’étois folle ; hé puis ! on m’a mariée que je n’avois pas encore de raison ; votre époux sait-il la musique aussi ? il doit vous accompagner sûrement ? ah ! le joli ménage, vous ne devez jamais vous ennuyer ; — Maurice, à qui elle s’adressoit, s’avança, et répondit avec un soupir, ce vers de Voltaire :
Je ne suis qu’un soldat, et je n’ai que du zèle.
Ses yeux s’arrêtèrent sur moi, avec une expression douloureuse ; je t’avoue, ma chère, que je suis souvent embarrassée et peinée avec cette bonne dame, qui nous parle toujours de notre prétendu bonheur. Je m’apperçois que ce jeune homme est plus triste encore ; il sembleroit que ces images d’une douce union, le rendent malheureux ? étonnée de sa réponse, je lui dis en riant : — vous citez juste ; — de souvenir, dit-il, mon oncle le curé aimoit les livres, et nous lisions ensemble. — Je me retirai du clavecin et j’invitai la jeune personne à recommencer ; elle prit une ariette pour accompagner sa sœur, dont je t’ai dit que la voix est agréable et très-étendue ; elles me prièrent, à mon tour, de chanter ; je ne sais si la musique douce que je venois d’entendre, après en avoir été privée si long-temps, ou plutôt les souvenirs heureux et charmans qu’elle faisoit naître dans mon ame, m’avoient attendris : mais je me sentois une émotion extraordinaire ; c’est ainsi, ma chère, que tout ce qui me ramène vers toi, m’affecte à-la-fois de plaisir et de peine. Alors, cette jolie romance de Clémence Isaure, que tu m’avois apprise, et que nous appellions notre Noël, me revint : les douces inflexions de ta voix, qu’elle me rappelle, plus qu’aucune autre, me remettent tout de suite au temps heureux où je te l’entendois chanter ; je respire l’air qui t’environne, et je crois qu’il me seroit pénible de l’entendre d’un autre, elle me sembleroit profanée ; je la chantai pourtant ; mon cœur étoit tout avec toi ; ce nom de Clémence, que je n’avois prononcé depuis si long-temps, donnoit, sans doute, à ma voix, une expression bien touchante, car je m’apperçus que tous ceux qui étoient autour de moi, partageoient mon attendrissement ; Maurice sur-tout me parut avoir les yeux mouillés ; il étoit appuyé sur le dos du fauteuil où étoit assise la plus jeune, à côté du clavecin ; il se trouvoit devant moi ; ses regards étoient fixes ; il sembloit craindre que le moindre mouvement ne lui fit perdre quelque chose ; lorsque j’eus finis, il resta long-temps dans la même attitude, comme un homme qui entend encore. La journée d’aujourd’hui a été très-agréable, c’étoit la fête de la maman ; nous l’ignorions ; mais la petite, en chiffonnant ce matin, ne pouvoit contenir sa joie. Maurice étoit sorti seul pour la première fois depuis sa blessure ; les deux jeunes filles passèrent la matinée avec moi ; elles firent à-peu-près leur toilette dans ma chambre, me demandant des avis sur ce qui alloit le mieux ; enfin, à midi, Maurice rentra ; nous étions sous les armes pour recevoir la société. Tu me revois, chère cousine, dans l’attitude que j’avois près de toi, que tu appelois, en riant, celle d’une vestale ; toutes les personnes invitées arrivèrent ; c’étoient des dames d’un certain âge, point de demoiselles, un seul jeune homme, qui me parut avoir la prétention de plaire à l’aînée de la maison ; je vis avec plaisir que Maurice étoit bien, et nullement embarrassé ; toutes les dames me saluèrent avec une considération qui m’avertit que l’on savoit mon histoire ; leurs maris sur-tout affectèrent pour Maurice, beaucoup d’honnêteté ; notre hôtesse s’empressoit autour de lui, demandant sans cesse, comment il se trouvoit, pourquoi il avoit osé sortir, et le grondant presque de ce qu’il ne s’étoit pas trouvé le matin au bouquet que ses filles lui avoient donné ; encore une année, disoit-elle, ce jour m’est toujours cher ; c’étoit aussi la fête de ma mère ; et jusqu’au moment où je fus assez heureuse pour l’être, depuis que je l’avois perdue, je ne la passois pas sans la pleurer ; bientôt, mes enfans, je vais la joindre ; la bonté de Dieu me fera sûrement retrouver ceux que j’aimois sur la terre ; à votre tour, vous garderez mon souvenir ; elle prononça ces derniers mots en pleurant, ses filles l’embrassèrent ; et je pensois à nous… En se dégageant de leurs bras, elle avoit un visage où se peignoit à-la-fois le sentiment d’une mère, fière de l’être, et la satisfaction d’être aimée de ses enfans ; — ô, dit-elle en regardant Maurice, vous avez bien perdu ? — Oui, Madame, je vois rarement du bonheur ; celui que vous donnez est bien pur, et ceux qui le partagent peuvent espérer de le conserver long-temps. — Elle le fit asseoir près d’elle ; et pendant le dîner, lui parla souvent à demi-voix, lui faisant partager les petits embarras du service ; sur la fin, la conversation devint générale ; le jeune homme que j’appellerai le prétendu, car je crois n’avoir jamais vu personne à qui ce rôle convienne aussi bien, parloit avec une assurance et un ton théâtral qui m’étonnoit toujours ; ajoute à cela, qu’il avoit un air satisfait qui le rendoit complettement ridicule ; je crus m’appercevoir que la jeune demoiselle pensoit comme moi ; il entreprit d’être galant ; et comme j’étois étrangère, ses attentions se dirigèrent vers moi ; il m’adressoit la parole lorsqu’il disoit quelque chose de scintillant, comme à la seule personne capable de l’entendre ; il en dit une si grande quantité, que je suis forcée de t’en faire grace ; il nous parla beaucoup des malheurs de la révolution ; du nombre, il contoit d’avoir été distrait de ses études ; il étoit près de prendre ses grades, et se destinoit au barreau ; Maurice, qui s’apperçut qu’il ennuyoit tout le monde, lui dit : — Citoyen, les grandes révolutions ne peuvent guères se faire sans qu’il en coûte à l’état ; — le jeune homme seul ne sentit pas la plaisanterie ; mais la dévote, craignant qu’il ne s’en apperçût, lui offrit quelque chose ; et, s’adressant à sa mère, lui demanda : — si elle avoit eu beaucoup de peine à soustraire son fils à la réquisition ; — c’est vraiment, disoit-elle, ce qui m’auroit le plus coûté, si j’en avois eu un. — Oh ! pour moi, je n’y aurois jamais consenti, reprit la dame ; bien heureusement, mon fils n’avoit pas l’âge, il s’en manquoit de quinze jours ; mais certainement, il ne seroit pas parti ; je n’aurois jamais sacrifié les espérances qu’il donnoit à sa famille ; un jeune homme pour qui, moi et mon mari, avions pris des soins extrêmes, donné une belle éducation, et qui avoit alors beaucoup acquis, nous n’eussions jamais pu nous y résoudre ; — un monsieur qui étoit à côté de moi, reprit : — mais, madame, cela n’étoit pas facile, et je doute que vous eussiez réussi ; d’ailleurs, je ne crois pas que ce soit un malheur pour les jeunes gens de sortir de leur pays, cela achève de les former ; l’état de soldat n’est pas bon pour toute la vie, mais pendant quelque temps il apprend à vivre ; et j’ai toujours remarqué que les hommes, en quittant une vie molle et efféminée, telle qu’ils l’ont dans leur famille, ne pouvoient qu’y gagner ; ce n’est pas dans nos cités que ce sont formés les génies et les talens. Le jeune homme ne dit plus rien : je ne pus m’empêcher de sourire en voyant l’impression que ce discours avoit fait sur sa mère ; elle regarda Maurice d’un air dédaigneux, comme si ce fut lui qui lui eût attiré ces réflexions ; mais un homme âgé fit cesser la scène ; — ho ! ça, dit-il, ne consacrons donc pas un beau jour comme celui-ci, à parler révolution, elle nous fait assez de mal, sans nous en occuper encore ; c’est un des grands motifs qui me fait regretter le temps passé ; on rioit, on s’amusoit plus qu’aujourd’hui ; on diroit que notre gaîté est autant en révolution que notre bon sens ; voilà des jeunes demoiselles qui s’ennuient ; et j’étois entièrement de son avis ; — he bien, dit le jeune homme, en faisant un effort sur lui-même, il faut nous amuser, ma chère mère, vous étiez si gaie autrefois, vous devriez nous chanter quelque chose ; — la bonne dame étoit de trop mauvaise humeur, et dit qu’elle n’avoit plus de goût pour le chant ; le prétendu s’occupoit de musique ; il commanda presque à la jeune demoiselle, de chanter un duo, celui de Blaise et Babet, dont il feroit l’autre partie ; — je suis enrhumée, lui dit-elle, assez sèchement ; — en ce cas, je chanterai donc seul ; — et de suite, sans se faire prier, il commença ou plutôt il recommença cinq ou six fois, en disant toujours, — ce n’est pas cela, j’ai pris trop haut ; — heureusement, il le prit assez bas mais, pas encore autant qu’il l’auroit fallu pour nos oreilles ; nos yeux étoient pour le moins aussi fatigués, car il faisoit des gestes comme un acteur ; ajoute à cela, qu’il chantoit en même temps un petit bout d’accompagnement, lorsqu’il pouvoit le placer ; c’est alors, ma chère, que je me retins de toutes mes forces, pour ne pas rire ; aussitôt qu’il eût fini, il se leva et fut se placer près de la cheminée, pour se rajuster, tournant le dos à tout le monde comme pour se dérober à l’effet qu’il avoit produit ; mais nous n’y étions pas encore ; il tira de sa poche un petit morceau de papier, qu’il lut à part lui ; puis, s’adressant d’un air gracieux, à notre chère hôtesse, il lui chanta des couplets de sa composition, dont le refrein étoit, un peu de tout, et rien de trop ; en çhantant ces derniers mots, il penchoit le corps en avant avec une satisfaction qui le sortoit de lui-même ; ses mains sur-tout sembloient vouloir atteindre ses auditeurs, pour mieux leur faire entendre toute la finesse de ce refrein : je vis que la jeune personne souffroit. Sa mère, pour détourner l’embarras et l’ennui que lui causoit les vers et les couplets, fit apporter des vins étrangers : on s’égaya un peu ; ils eurent plus de succès que la musique du prétendu ; on fit la guerre à Maurice, qui ne vouloit pas en boire : l’hôtesse l’exigea avec tant de graces, qu’il fut forcé de se rendre, et je m’apperçus qu’il devint très-animé ; c’étoit peut-être l’effet de la diète à laquelle on l’a obligé depuis qu’il est malade. Notre dévote, elle-même, s’anima, et m’appellant près d’elle, me fit mettre à côté de Maurice. — Allons, monsieur le Gendarme, dit-elle, il faut être galant, c’est aujourd’hui votre convalescence ; il faut remercier cette charmante femme de tous les soins qu’elle a pris de son mari ; comme elle est jolie dans ce moment. Sentez-vous bien tout votre bonheur : une jeune femme vertueuse, belle, et un ange ; heureux jeune homme ; remerciez le ciel du présent qu’il vous a fait ; rien n’est plus rare aujourd’hui que la vertu réunie aux graces. Que j’aime à voir une union aussi tendre ! c’est l’image de l’âge d’or. Oh ! je veux absolument que notre connoissance soit plus intime ; j’entends ne vous pas perdre de vue, et vous serez forcé, en sortant d’ici, de me promettre de vos nouvelles par-tout où vous irez. — Et prenant la main de Maurice et la mienne, elle les joignit ensemble, en ajoutant : — je suis votre amie. — Son visage exprimoit une bonté touchante ; en vérité, ma chère, cette femme a une ame extrêmement bonne et sensible, sa dévotion est angélique et lui sied à merveille ; soit que tout ce qu’elle venoit dire, l’accent qu’elle y avoit mis, la vraisemblance qui se trouvoit alors dans le tableau, eut fait illusion à Maurice, mais il étoit très-ému. Ses yeux nous parcouroit d’un air enchanté ; et regardant la dévote, ils sembloient la remercier de tout le bonheur qu’elle lui supposoit. Moi-même, ma Clémence, car il faut te l’avouer, j’étois sensible et attendrie de l’intérêt que je faisois naître. La plus jeune de ses filles vint derrière nous, et s’appuyant sur la chaise de sa mère : — comme vous êtes occupée, dit-elle, vous ne pensez plus à nous. Et vous, monsieur Maurice, ma sœur s’ennuie. — Je jettai les yeux sur elle, et je vis qu’elle étoit pensive ; elle se leva en rougissant, et vint embrasser sa mère avec un mouvement extraordinaire. Je lui pris la main, et je la sentis tremblante. — Qu’as-tu, mon enfant ? au bonheur ! — Maman, il est toujours près de vous. — Ses yeux étoient mouillés ; elle jeta un regard sur le prétendu, et je crois qu’il n’étoit pas à son avantage. On se leva de table pour prendre le caffé ; peu d’instans après, la dame sortit, et avec elle un gros homme qui n’avoit rien dit ; elle ne nous laissa que son fils. On se rassembla davantage ; la conversation fut plus intéressante ; et s’engageant insensiblement, revint à la révolution. Maurice s’exprima avec un feu, une énergie que je ne lui avois pas encore vu. Ma chère Clémence, je ne pouvois m’empêcher d’être de son avis, quoique je suis bien payée pour être du contraire. Hélas ! le maudit orgueil humain a fait bien du mal ; nous étions toutes quatre réunies, elle, ses filles et moi. Les hommes causoient debout devant la cheminée ; mais se rapprochant de nous, la dévote fit encore une place à Maurice. Chacun alors fit son petit groupe. Je causois avec les jeunes personnes, et je vis que l’hôtesse s’emparoit absolument de Maurice, et lui parloit avec action. En me regardant ensuite, elle m’appella, et me fit asseoir. Se trouvant placée entre nous, — je veux, dit-elle, que vous me contiez toute votre histoire ; je veux apprendre de vous tout ce qui vous intéresse. Il n’y a pas long-temps que vous êtes marié, vous êtes si jeunes. Vous devez vous aimer beaucoup, et c’est bien naturel ; un bon ménage c’est la plus grande grace que Dieu puisse vous faire en ce monde ; oh ! on voit bien que vous n’étiez pas nés pour le métier que vous faites. Je voudrois que ma fille vous ressemblât et que mon gendre fût comme vous. — Tu juges si j’étois à mon aise ; Maurice tâchoit de la remercier de la tête et des yeux. Il étoit vraiment au supplice ; les miens restoient baissés. — Il ne faut pas rougir, mon enfant ; aimer son mari, c’est un devoir, et vous devez le trouver doux, l’un et l’autre. Hélas ! je connus ce bonheur autrefois ; mes enfans aujourd’hui, me consolent de la perte de leur père. Aimable couple, lorsque vous en aurez, vous serez encore plus heureux : c’est la récompense que Dieu envoie sur la terre à ceux qui remplissent les devoirs qu’il leur a donné. — Elle alla nous chercher le portrait de son mari ; Maurice resta absorbé dans une profonde rêverie, et n’a presque plus parlé de la soirée ; et moi, pour me tirer de peine, je suis montée dans ma chambre, d’où je t’écris, avant la poste qui part ce soir. Honnêtement, je dois redescendre, et ne pas les laisser. Je te devois le récit d’une bonne journée ; je n’en aurois pas joui sans la partager avec toi. Hélas ! n’aurai-je peut-être plus que les tristes détails accoutumés à t’écrire ; reçois cet instant de paix, et que ton cœur me renvoie l’assurance que tu l’as ressenti avec moi ; ton cœur m’est toujours nécessaire.

LETTRE XXI.

De Mauléon, 17 vendémiaire, an 4 républicain.


OH ! ma Clémence ! que tu avois raison : imprudente, j’osois douter de la sagesse de tes avis. Qu’ai-je fait ?… où suis-je ?… que vais-je devenir ?… Ah ! fatale journée, le charme est rompu, le voile est tombé ; le passé fait peut-être ma honte, et le présent fait mon désespoir. Funeste crédulité, ma présomption m’a perdue : oh ! ma chère amie, quel récit à te faire ; mais tout s’épure en arrivant jusques à toi. Je t’ai dit hier l’heureuse journée que nous avions passée ; on se retira un peu tard ; Maurice étoit mieux, je t’ai même dit qu’il étoit plus animé qu’à l’ordinaire. Je crois bien que le vin et les réflexions de l’hôtesse y avoient contribué ; je les suivis et ne rentrai que lorsqu’il fut couché ; son lit est dans une alcove ; le mien est derrière un paravent près de la fenêtre. Pendant la nuit, je l’entendis plusieurs fois dans une agitation violente ; il parloit seul, sembloit rêver, et prononçoit souvent mon nom. Je crus d’abord qu’il étoit souffrant et qu’il m’appeloit : je me levai assise, et j’écoutai : je l’entendis alors qui sanglotoit en dormant, avec des soupirs étouffés. Il répétoit d’un accent terrible : — jamais… quoi jamais… — Je craignis que ce ne fut un délire. Je ne quitte que ma robe pour me coucher ; je me jettai en bas du lit, je prends la lumière, et vais à lui. — Qu’avez-vous, lui dis-je ? — Sa tête étoit nue ; son visage animé ; il me regarda un moment sans me répondre, avec des yeux fixes et égarés.

J’eus peur. Je lui répétai encore : — Maurice, qu’avez-vous ? répondez-moi. — Alors, par un mouvement violent, il se leva à demi, me saisit la main dont je tenois la lumière ; elle tomba et s’éteignit ; il porta mon bras à sa bouche ; et l’y tint collé en le pressant de ses lèvres ; je ne cessois de lui dire : — Qu’avez-vous ? Qu’est ce ! vous me faites mourir de frayeur ; — sans me répondre que par des accents étouffés, il me serra entre ses bras et m’attira à lui. Je sentois son visage brûlant sur le mien, et ses lèvres pressées sur les miennes, m’ôtèrent quelques tems l’usage de la voix. Je parvins à me dégager un moment, et je m’écriai ; — ah ! malheureux,… cruel… vous m’accablez de douleur. — Ses bras se relâchèrent, et je pus me relever ; alors il se précipita de son lit en s’écriant : — mourir, mourir ensuite. — Dans l’obscurité je m’étois éloignée et retirée derrière le paravent : je l’entendois parcourir la chambre ; un meuble qu’il renversa dans la cheminée, répandit le feu qui étoit couvert : à cette lueur obscure, il m’apperçut, et s’arrêta ; d’effroi et de foiblesse je me laissai tomber assise sur mes talons, la tête cachée dans mes deux mains appuyées sur mes genoux, et je m’écriai : — malheureux Maurice, que voulez-vous de moi, est-ce ma mort ? Je te conjure, au nom de Dieu, aie pitié d’une infortunée. — Il vint à moi sans parler, et essaya de me relever ; je me roidis dans l’attitude où j’étois, et je m’écriai encore : — malheureux Maurice. — La voix me manqua : je me sentis suffoquée ; je pus dire seulement : — je me meurs. Il me quitta, courut précipitamment à son alcove, je l’entendis tomber et se débattre ; il poussoit par intervalle des gémissemens sourds. Nous restâmes ainsi près d’un quart-d’heure, l’un et l’autre, dans le silence ; je crus alors qu’il n’étoit plus ; je l’appelai : — Maurice ? — Ne craignez plus, me dit-il, mais ne m’approchez pas. — Le jour commençoit à poindre ; j’entendis en même-temps du mouvement derrière ses rideaux : je distinguai qu’il s’habilloit ; il revint au milieu de la chambre, et me dit : — rassurez-vous ; pardonnez-moi si vous le pouvez, ne me haïssez pas. J’ai été dans un accès de fureur, je ne me connoissois plus ; mais c’en est fait ; vous ne me verrez jamais, et je me ferai justice. — Il m’effraya encore plus. Je lui criai : — où vas-tu malheureux ? — Mais sans me répondre, il poussa la porte et descendit ; j’entendis celle de la rue rouler sur ses gonds ; ma fenêtre y donne, je l’ouvris ; il étoit déjà loin, marchant à pas précipités. Je restai seule, immobile, et je crois que je perdis quelque temps l’usage de mes sens. Je me retrouvai assise sur mon lit, et baignée de larmes ; il étoit jour, j’entendois déjà du bruit dans la maison ; je ne savois que faire, quel parti prendre, que dire ! qu’alloit-on penser de moi ? heureusement l’usage n’est pas d’entrer chez nous le matin, avant que je sorte de la chambre. Je suis restée plus de deux heures dans cet état, sans pouvoir prendre aucune résolution ; enfin, je me détermine à aller chez la femme du vieux cavalier, peut-être, savoient-ils ce que cet infortuné étoit devenu ; je descends doucement sans être apperçue ; au détour de la rue, je la rencontre ; — vous voilà, dit-elle, j’allois vous chercher ; qu’est-il donc arrivé ?… et Maurice, dis-je ?… — elle voulut me ramener, je préférai de la suivre ; j’appris en chemin, que Maurice étoit venu chez eux le matin, qu’il leur avoit dit, d’un air égaré : — il faut que je parte, prenez soin d’elle ; si à la paix, vous pouvez la reconduire dans sa famille, vous êtes sûrs d’une bonne récompense ; elle n’est pas ma femme ; c’est à elle à vous dire son nom. — Mon mari lui a dit : — tu ne partiras pas, je te garde ; où iras-tu ?… — Deux de nos jeunes gens étoient à boire ; l’un d’eux lui a conté toute votre histoire avec le commandant ; tout-à-coup, il a pris son sabre sous le bras, et a sauté les escaliers ; mon mari l’a suivi ; en arrivant, nous ne trouvâmes personne à la maison ; — on ne sait ce que ceci peut devenir, dit la femme, fermons toujours la porte… — Je me hâte de t’écrire, afin qu’à tout événement, tu aies nouvelles de moi ; je me sens à peine ; il est onze heures, et nous n’entendons parler de rien… Oh ! ma chère, quelle scène ! et plût à Dieu encore que ce fut la dernière… la femme veut sortir et savoir ce qui se passe ; on entend beaucoup de rumeur dans la ville ; des patrouilles armées parcourent les rues. Je ferme ma lettre, et je la lui donne pour la jetter à la boîte de la poste ; elle veut que je m’enferme dans le cabinet jusques à son retour. Oh ! ma Clémence, lève pour moi tes mains au ciel ! si cette lettre te parvient, que ta pitié…ta pitié, ah ! c’est elle dont j’ai besoin. Le désordre de ma lettre, celui de mon ame, lui sert trop d’excuse. Adieu, hélas ! peut-être pour jamais, adieu.

LETTRE XXII.


Je t’écris d’un monde nouveau ; tout me semble changé autour de moi ; après une nuit de marche, presque continuelle, dans une mâsure ruinée, au milieu des bois, une solive tombée est mon pupitre ; le chaume arraché du toît nous réchauffe et m’éclaire ; les enveloppes de tes dernières lettres et le crayon du souvenir, que tu m’as donné, voilà ce qui me sert à t’écrire ; le sommeil qui s’est emparé de tout ce qui m’entoure, n’a pu venir jusques à moi ; mes yeux ne connoissent plus que les larmes ; et cependant, loin d’être accablée de fatigues et de mes peines, je me sens une force inconnue au-dedans de moi ; le besoin de fixer mes pensées, m’éveille presque autant que le besoin de te les faire parvenir ; si tu crois mon esprit égaré, si tu lis un jour ces lignes, et si l’histoire de ma vie, depuis deux jours, te paroît le récit romanesque d’une imagination en délire ; est-ce ma faute ? excuse ma destinée qui a rendu la vérité invraisemblable.

Tu m’as laissée enfermée dans le cabinet ; environ une heure après, j’entends ouvrir la porte de l’escalier ; un bruit d’armes, des voix d’hommes, et la femme avec eux, qui leur disoit : — Qu’est-ce que vous chercherez ici ? il n’y est pas ; quand vous mettrez tout sans dessus dessous ; tenez, voilà les armoires, regardez ; si votre commandant n’avoit pas été un vieux fou, ça ne seroit pas arrivé. Dieu est juste ; ils s’en allèrent. — Tu peux penser dans quel état j’étois ; la femme vint m’ouvrir ; — sortez, et n’ayez pas peur, ils ne reviendront pas ; — elle me fit asseoir, et s’assit à côté de moi ; — ah ça, dit-elle, le commandant est mort, et c’est Maurice qui l’a tué ; — je fus prête à me trouver mal ; … — oh ! quand vous vous pâmerez, ça ne le fera pas revenir ; ce qui est fait est fait ; faut vous tenir ici jusqu’à ce que mon homme revienne, il ne peut pas tarder ; nous verrons après ce qu’il y a à faire. — Tu es peut-être étonnée de cette présence d’esprit, qui te rend tout, mot pour mot ; eh bien, mon amie, je crois aux graces d’état ; j’ai tous les événemens devant les yeux ; je te peindrois les visages ; je ne me ressouviens pas ; je vois… Nous restâmes là jusques à cinq heures du soir ; elle me fit manger, me força de boire même de la liqueur ; — on ne sait ce qui arrivera, dit-elle, il faut du courage ; on ne vous abandonnera pas, soyez tranquille. — Soit accablement, soit peut-être ivresse, je dormois quand le mari rentra ; la nuit tomboit. — Allons, dit-il, il n’y a pas de temps à perdre ; femme, vas seller mon cheval et celui de Maurice, tu les conduiras dehors par la petite porte du jardin ; — elle descendit sans rien dire ; — vous… Maurice est en sûreté ; je l’ai laissé dans le bois, à une lieue d’ici, je vais le joindre, nous ferons six lieues cette nuit, il sera hors du Département ; et j’aurai le temps de ramener les chevaux avant le jour ; si vous avez de l’argent, donnez, je lui porterai, vous n’en avez que faire avec nous. — Je restai quelque temps, immobile et muette ; mille pensées se confondoient dans ma tête ; mon destin, ou ce que tu voudras, l’emporta ; je ne vis que l’horreur de la situation d’un homme qui m’avoit sauvée ; ses services furent présens, ses torts oubliés ; je me levai du siége où j’étois ; — je vous suis, lui dis-je, menez-moi, je ne le laisserai pas seul. — Il me regardoit… — C’est décidé, lui dis-je, et mon parti est pris, ou le sauver, ou finir avec lui. — Sa femme rentroit ; … — elle veut venir, dit-il, — elle a raison, dit la femme, j’en ferois autant à sa place ; eh bien, s’ils ne sont pas mariés, ils le seront ; — et prenant mon bras : — viens, mon enfant, je vous aiderai peut-être ; tu la prendras en croupe, et je monterai l’autre cheval ; — en disant cela, elle plioit une serviette en quatre, y jetoit du linge et des hardes, qu’elle mit ensuite dans le porte-manteau de son mari. — Allons, dit-elle, les minutes sont des heures ; prends ta montre, tu nous la laisseras. — Il fallut déseller les chevaux, pour leur faire passer la porte du jardin ; le trajet se fit au galop à travers champs, et sans rencontrer personne. Maurice étoit couché au pied d’un arbre, dans le fort du bois ; il se leva sur son coude au bruit des chevaux, et dit : — vous prenez bien de la peine. — Il ne m’avoit pas apperçu d’abord : dès qu’il me vit, il se leva et resta debout sans me rien dire. J’étois embarrassée pour descendre de cheval ; la femme sauta en bas du sien, et me prit dans ses bras : — allons, dit-elle, la voilà ; à présent, où allons-nous ? — Maurice étoit toujours immobile ; moi, muette. Le vieux cavalier nous regardoit et tenoit les chevaux ; enfin Maurice, sans quitter la place où il étoit, me dit : — vous avez donc voulu que je vous voie encore une fois avant que je meure. — Ma Clémence, mon amie, que ta tendre indulgence justifie ce que tu vas lire ; il n’est plus temps de me blâmer : si tu me condamnes, qui m’excusera. Un sentiment irrésistible me commandoit ce que j’ai fait ; il n’étoit sans doute pas en mon pouvoir de ne pas le faire ; et si mon cœur suivit un penchant, conviens qu’il acquitta une dette ; juges-moi. — Je m’avançai vers lui ; et prenant sa main, j’y joignis la mienne, et je lui dis : ( ma voix étoit assurée et tranquille,) je lui dis : — vivre ou mourir avec vous, Maurice, je lie mon sort au vôtre ; si ceux dont je dépends y consentent, je suis à vous : s’ils me refusent, je ne serai jamais à personne. — Je pressai sa main dans les miennes, et j’ajoutai : — ce ciel pur qui nous voit, a reçu mon serment. — Il étoit comme un homme frappé de la foudre. Sa main même n’avoit pas répondu à la mienne. Tout-à-coup, il me pressa fortement contre sa poitrine, et je sentois les battemens rapides de son cœur ; sa respiration étoit courte et précipitée ; ses yeux, élevés, peignoient un sentiment céleste ; il s’écria d’une voix éteinte : — Dieu, mon Dieu. — En même-temps ses bras se serrèrent autour de moi, et ses genoux tremblans fléchissoient ; je craignis un moment, il me sembla prêt à tomber en foiblesse : ses bras se relâchèrent, et je m’en dégageai doucement. La femme levoit les mains en haut, et le vieux cavalier sourioit. Dès que Maurice fut sorti de ce que j’appellerois presque son extase, il me saisit le bras dans ses deux mains. — Dieu m’est témoin, dit-il, en nous regardant tous, que je n’ai jamais espéré le bonheur qui vient de m’être promis ; mais à présent, je sens que je ne pourrois le perdre qu’avec la vie. — Je le crois bien, dit la femme ; mais parlons, que faire ? — Le cavalier dit : — du chemin, d’abord, et puis nous verrons. — Sa femme proposa de gagner la maison d’un fermier qui leur avoit vendu du vin. — Il n’y a que quatre lieues, dit-elle à son mari, tu y as été, c’est une métairie éloignée des villages ; il a été content de nous, peut-être pourra-t-il nous aider, ou du moins nous cacher un jour ; tu nous y laisseras, et tu ramèneras les chevaux. Elle m’aida à monter derrière le cheval de Maurice, et se plaça sur celui de son mari. Nous marchâmes long-temps dans la forêt, par des chemins peu pratiqués ; nous rejoignîmes la route, nous la quittâmes ensuite ; et après avoir suivi un chemin de traverse environ une demi-lieue, nous vîmes une lumière ; le cavalier dit : — c’est là ; attendez–moi ici, je vais d’abord entrer seul. — Il revint quelques temps après, et nous dit : — venez, on nous recevra. — Onze heures sonnoient au village voisin ; nous trouvâmes un ménage de deux vieilles gens, qui nous reçurent avec cordialité. On attacha les chevaux dans la grange, on ferma les portes de la maison ; la fermière dressa une table, y laissa du pain, du vin, du lard et des fruits, et se recoucha. On mangea en silence, et chacun sentoit au dedans de soi, la nécessité d’ouvrir le conseil. La femme du cavalier parla la première : — ah ça, dit-elle, ce n’est pas tout ; et demain n’est pas loin ; on peut tout dire ici ; nous sommes chez de braves gens. Vous, (me fixant) il faut bien que nous vous demandions qui vous êtes, et d’où vous êtes ; ce jeune homme ne peut ni retourner chez lui, ni dans la troupe, son affaire a fait trop de bruit. — Je me nommai ; elle regarda Maurice, qui lui fit un signe d’assurance. — Mademoiselle de K*** ? Et d’où êtes-vous ? — De Rennes. — De Rennes ? Êtes-vous née à Rennes ? — Non, dans notre terre, à Bois-Gueraut. — Elle laissa tomber ses deux mains sur la table. — Et votre âge ? — Dix-neuf ans. — Et vos noms de baptême ? — Louise–Marie-Joséphine. — Ses yeux s’étoient remplis de larmes ; elle se lève brusquement, fait le tour de la table, vient à moi, abaisse le colet de mon habit, relève ma cravate, me met le cou à nud, jette un cri ; et me prenant dans ses bras : — mon enfant, je t’ai élevée ; voilà ta nourrice ; je la regardois, et tous les yeux étoient fixés sur elle. — Est-ce que vous ne vous ressouvenez plus de la Binete ? — Elle s’étoit assise à la place de Maurice, et me tenoit les mains. — Je vous ai pourtant revue, que vous aviez déjà six ans. — Le nom, et une idée confuse de ses traits, me revinrent : je me jetai à son cou, tout le passé se retraçoit à ma mémoire, et je pleurai long-temps la tête penchée sur son sein. Maurice avoit le visage appuyé sur la table, tenant une de mes mains sous ses yeux, et je la sentois mouillée. — Vous êtes toujours libre, me dit-il. — La main qu’il tenoit, lui répondit, et l’assura trop, peut-être, que je ne l’étois plus. Il ajouta : — mais, deux femmes passeroient plus aisément seules. Allez ensemble à Nantes, ou à Rennes. — Maurice, lui dis-je, croyez-vous que je sois venue ici pour moi ? — Ne pensons pas à cela, dit ma nourrice, vous ne pouvez être en sûreté à Nantes, ni à Rennes, ni dans votre pays ; est-ce que votre nom n’est pas sur les listes ; vous ne seriez pas vingt-quatre heures en liberté ! si cette paix de Charette se faisoit ? je vous menerois chez nous, je suis de Château-Gontier. — Le fermier dit : — Je suis revenu d’Angers hier, on disoit la capitulation de Charette, signée à Paris ; on a même arrêté à Saumur, des troupes qui étoient en marche ; — quand cela seroit, dit le cavalier, c’est bon, pour ici, mais du côté de Rennes, Stofflet y est toujours : — ce mot de Stofflet, me fit penser à mon frère. — Et où est-il ? dis-je, maintenant, Stofflet ?… On a parlé d’une affaire qu’il a eu depuis peu, près de Mayenne, dit le fermier. — Et combien comptez-vous d’ici à Mayenne ? — Guères moins de trente lieues. — Je réfléchis un moment. — Mes amis, leur dis-je, je vous dois toute ma confiance ; vous avez tant fait pour moi : j’ai été séparée de mon frère à Cholet, et je sais qu’il est avec Stofflet, maintenant. — Je m’arrêtai en voyant pâlir Maurice. Ma nourrice me demanda si j’étois sûre que mon frère y fut encore ? — Eh bien, dit-elle, il n’y a pas à balancer ; vous n’avez que ce parti l’un et l’autre. Quand je vous dirois de vous séparer ; vous n’en feriez rien. Je prévois bien d’autres embarras dans votre famille ; mais ceci est le plus pressé. — Tu n’as pas d’autre parti à prendre, dit le cavalier, après ton affaire du commandant ; dans trois jours, ton signalement sera à vingt lieues à la ronde, et dans huit jours à toutes les armées ; si tu es pris, tu es perdu. Nous regardions tous Maurice, qui ne répondoit rien. — Eh bien ! lui dis-je, à quoi vous décidez-vous ? — À vous suivre jusques-là, dit-il, ne m’en demandez pas plus. — C’est assez, dit la nourrice, elle a été assez long-temps votre prisonnière ; vous serez le sien. Mais, nous n’y sommes pas ; voyons, combien avons-nous d’ici à la Loire. — Il se trouva dix lieues jusque à Ingrande, seul endroit où nous pouvions espérer de la passer, à cause de la quantité de mariniers qui remontoient jusques-là, et dont nous pouvions espérer de gagner quelques uns.

Nous voulions d’abord nous déguiser et faire quitter à Maurice son habit de gendarme. — Je n’ai point de passeport, dit-il, je serai arrêté à la première rencontre ; mon habit, au moins, peut m’en servir, au besoin, je dirois que je vais d’ordonnance à Nantes, ou ailleurs, et que j’ai été obligé de laisser derrière mon cheval estropié. — Le plus sûr est d’éviter les rencontres, nous mentirons mal. — Le fermier s’offrit à nous conduire à moitié chemin d’Ingrande. Le pays lui étoit connu, et il fut décidé que nous irions par les bois et par les chemins de traverses. Le cavalier regarda sa montre. — Je n’ai que le temps, dit-il. — Il la laissa sur la table.

Je lui fis promettre de passer chez mes bonnes hôtesses. J’étois peinée de l’opinion que notre fuite leur laissoit de nous. Sa femme lui dit : — écris-moi à Château-Gontier. — Ils s’embrassèrent, et il partit.

Nous nous mîmes à compter notre argent : le reste de ton envoi, ce que ma nourrice trouva dans ses poches, nous parut suffire, et nous n’eûmes pas besoin d’un petit sac que notre hôte avoit tiré de son buffet. — Ah ça, nous dit-il, la nuit s’avance, il ne faut pas rester ici, la troupe est dans les alentours ; à tout instant il en vient, vous seriez vus ; nous ne pouvons pas non plus marcher demain, pendant le jour ; ça ne seroit pas sûr. Il y a ici près, à l’entrée du bois, une métairie qui a été brûlée l’an dernier, par les volontaires ; elle est abandonnée : il faut que vous y passiez la journée de demain, vous risqueriez trop de marcher de jour. Emportez des vivres ; à l’entrée de la nuit j’irai vous prendre avec un cheval, et nous partirons. — Avant de sortir, je voulus visiter la blessure de Maurice ; elle n’étoit pas r’ouverte , je la bandai de mon mieux avec une manche de ma chemise ; il s’en trouva deux dans le paquet. Nous sommes vers trois heures du matin avec l’hôte qui portoit les vivres, le bagage et une couverte ; et c’est de cette grotte que je t’écris , ma Clémence ; le fermier, j’imagine, pourra se charger de mettre au retour, ma lettre à la poste de Mauléon. Je t’écrirai encore en chemin, de quelque lieu où nous aurons trouvé à reposer nos têtes, si Dieu nous les conserve ; sinon, prie le pour le repos de mon ame, mon corps, au moins, alors, reposera en paix.

LETTRE XXIII.

De Château-Gontier, 21 vendémiaire, an 4 républicain.


J’ai encore quelqu’espoir de te revoir, c’est-à-dire de vivre. Nous sommes ici depuis hier, dans la maison de ma nourrice ; la fatigue, ou plutôt l’épuisement de mes forces, l’a décidée à nous garder deux ou trois jours, et nous y sommes cachés. J’ai dormi ; j’ai un peu réparé mon être physique, et un peu reposé le moral ; je vais essayer de t’écrire, d’autant que je puis faire partir d’ici ma lettre. L’avenir est trop douteux, pour que je m’expose encore à l’incertitude de t’apprendre ma destinée. Oh ! ma Clémence, si jamais nous revoyons des jours plus heureux ; si jamais, comme dans ces temps de félicité que nous avons passés ensemble, je puis te raconter tout ce que ton amie a souffert, c’est alors seulement que le plaisir du moment me fera oublier les journées de peine ; alors, seulement, je verrai le passé comme un songe pénible, et ton premier embrassement peut seul être mon premier réveil. J’oublie que ton amitié veut des détails : tu m’as laissée dans notre chaumière incendiée ; à l’entrée de la nuit, notre bon fermier vint nous joindre avec un petit cheval de peu d’apparence, équipé d’un bât avec deux paniers. Notre bagage fut bientôt près ; je voulus long-temps faire monter le blessé ; mais la dispute perdant un temps précieux, je fus obligée, une heure après, de feindre que la selle me gênoit, pour descendre et le mettre à ma place, qu’il céda bientôt à la nourrice. Nous fimes ainsi six lieues dans les chemins de traverses, et dans les bois, laissant toujours la route plus ou moins éloignée à notre droite ; et nous arrivames près d’un hameau, où notre guide devoit nous quitter. En consultant la montre au tact, nous trouvâmes qu’il étoit une heure après minuit ; nous fimes halte près des maisons. On fit repaître notre monture ; ma nourrice nous dit : — il faudroit que cet homme voulut nous laisser son cheval ; en cas de rencontre, il nous seroit utile. — Elle lui proposa la montre en échange, ou pour gage. L’honnête homme la refusa ; et nous nous quittâmes en l’embrassant, les larmes aux yeux ; il nous donna les meilleurs renseignemens, pour les quatre lieues qui nous restoient à faire. Maurice dit : — le ciel est clair. En marchant toujours au nord, nous ne pouvons manquer d’arriver à la Loire. — Je me sentois fatiguée, sans en convenir, et je me soumis à l’autorité qui me fit remonter dans les paniers. Vers l’aube du jour, nous parvînmes au sommet d’une coline élevée ; et après avoir descendu un quart-d’heure par des détours, à travers un bois, les derniers arbres nous découvrirent un spectacle que je te décrirois en d’autres temps, mais auquel je fus cependant sensible, et dont l’image me reste. L’aurore se levoit, et la vue se portoit au loin sur les bords magnifiques de la Loire. Des bateaux remontoient avec leurs voiles blanches ; à nos pieds le terrein tomboit en pente douce, couvert de charrues qui commençoient leur travail dans la saison des semences. Les deux bords du fleuve sont des prairies, et se couvroient déjà des troupeaux qui arrivoient. Le lointain se prolongeoit en long amphithéâtre de terres cultivées, et de forêts, dont les rayons du soleil éclairoient la cime. — Sais-tu quelle fut ma première pensée ? ne la devines-tu pas, ma Clémence, c’est que cette eau qui passoit, alloit arroser les lieux où tu habites : je savois que nous n’étions qu’à dix lieues de Nantes, et que tu devois y être. Nous tînmes encore conseil, pour aviser aux moyens de traverser la Loire, lorsque nous la vîmes se couvrir, au loin, sur notre droite, d’une grande quantité de bateaux de différentes grandeurs ; en s’approchant, nous distinguâmes qu’ils portoient des troupes, et bientôt nous apperçûmes sur le chemin qui borde la rive opposée, une longue file de chevaux, de cavaliers, et de chariots d’équipages. Maurice nous dit que c’étoit une colonne qui, sans doute, venoit d’Angers, pour renforcer celles qui étoient aux environs de Nantes, où se rassembloit le corps d’armes, destiné à agir contre Stofflet ; tu juges qu’ici mon pouls s’éleva ; notre bonne, car c’est ainsi que je l’appelle, dit : — il ne faut pas songer à descendre à la Loire, jusqu’à ce que tout ceci soit passé. — Nous rentrâmes dans le bois, en choisissant un endroit écarté ; nous établîmes notre campement ; on ôta au cheval ses paniers, où notre hôte avoit eu soin de mettre quelques provisions. Maurice étendit sur l’herbe son manteau, c’est-à-dire, celui du cavalier, qu’il lui avoit laissé. Hélas ! ma Clémence, croirois-tu que nous fîmes un des plus tranquilles repas que j’aie fait de ma vie ? du moins depuis bien long-temps ; il nous sembloit que, séparé du reste du monde, nous n’appartenions plus qu’à nous-mêmes ; et cet isolement de tout, cette indépendance des hommes, anima un moment notre désert. L’infortune a ses intervalles, et ces intervalles tiennent un instant lieu de bonheur. Je m’endormis après notre festin plus que champêtre ; il étoit midi quand je m’éveillai ; je me trouvai la tête appuyée dans les genoux de la nourrice, le visage couvert de son tablier ; elle étoit assise sur le manteau et appuyée contre l’arbre ; elle avoit veillée pour nous, car Maurice dormoit encore ; sa joue étoit posée sur mes pieds ; il crut apparemment que je n’étois pas encore éveillée ; je le vis se détourner doucement en me regardant ; nous résolûmes de n’aller à la Loire que le soir, parce qu’on ne la passe point après le coucher du soleil. Nous vîmes encore du mouvement de troupes sur le chemin ; la bonne prit le devant, et nous laissa sur le bord du bois ; et il fut convenu que, si de la hauteur où nous étions, nous la voyons faire quelques pas vers nous, puis retourner à la rivière, c’étoit signe que nous pouvions descendre en sûreté ; elle avoit apperçu des pêcheurs qui travailloient près de leur bateau ; elle espéroit pouvoir convenir avec eux ; les choses s’arrangèrent, et nous gagnâmes l’autre bord sans événement.

Nous devions faire onze lieues jusques à Château-Gontier, et nous espérions peu y atteindre au jour ; nous fîmes deux lieues, et nous arrivâmes dans un gros village ; la nourrice nous laissa derrière à l’entrée, et fut avec le cheval renouveller un peu sa provision et la nôtre ; Maurice et moi le traversâmes à pied, et attendîmes à l’autre extrémité ; nous fîmes encore trois lieues en suivant la route, moi toujours sur la monture, car je commençois à souffrir aux pieds ; Maurice nous fit faire halte à une croisée de chemin ; il observa que cette position nous étoit favorable, pour nous détourner de celui où nous entendions quelque bruit ; nous entrâmes dans un terrein clos de hayes, et après une heure environ de séjour, nous reprîmes la route ; la lune se levoit ; nous entendîmes dans l’éloignement un bruit de chevaux ; Maurice écouta un moment, et jugea que c’étoit une troupe en marche ; la femme voulut retourner sur nos pas, Maurice s’y opposoit, en disant que nous ne pouvions éviter d’être joint ; elle n’insista pas, et dit : — laissez-moi faire, et vous autres seulement, répondez comme moi ; — elle me fit descendre, mit sur le cheval Maurice, et l’enveloppa de son manteau. — Vous êtes, nous dit-elle, ma fille et mon gendre, que je ramène de l’hôpital d’Ingrande, chez moi ; la troupe n’étoit plus qu’à vingt pas de nous ; on nous cria : qui vive ? Maurice répondit. La première troupe n’étoit que de quatre hommes, qui nous dirent : — passez, vous parlerez au commandant ; et ils s’arrêtèrent derrière nous. Je te tromperois, mon amie, si je niois que je n’eusses grand’peur. La pâle lumière de la lune m’étoit sans doute nécessaire, pour déguiser la pâleur de mon visage. La bonne nourrice se mit à la tête du cheval, et s’arrêtant devant le premier de la troupe : — Citoyen, dit-elle, on nous a dit de vous parler. — Elle répondit aux questions comme elle en étoit convenue. Le commandant, s’adressant à Maurice, lui dit : — où allez-vous ? — vous le voyez, dit-il un peu brusquement, où l’on me mène. Deux cavaliers mirent pied à terre, défirent son manteau, il leur montra son bras ; sa manche fendue et rattachée avec des cordons, répondit pour lui ; ils tatèrent son bras : — doucement, dit-il, camarades, vous appuyez un peu fort. — On lui demanda ses papiers ; il donna son portefeuille ; grâce à l’obscurité, on le lui rendit sans l’ouvrir ; ils fouillèrent dans les paniers et n’y trouvant que des bouteilles et du pain ; ils nous laissèrent aller après quelques questions que le chef fit à Maurice, sur l’état des choses dans le pays d’où il venoit. On dit, ma chère, que la peur donne des aîles, je te puis certifier, au moins, qu’elle donne des jambes ; car, toute fatiguée que j’étois, je fis deux lieues sans m’en appercevoir et sans vouloir remonter à cheval, où nous établîmes la nourrice. Un peu avant le jour, nous quittâmes la route, et le bois le plus voisin fut quelque temps notre asyle accoutumé ; il nous restoit près de deux lieues à faire ; et selon l’avis de notre guide, nous n’osions entrer à Château-Gontier, de jour ; — je craindrois, dit-elle, si vous étiez vus en entrant, je suis trop connue, et je n’aurois rien de bon à dire ; j’aurai assez à faire d’expliquer comment je quitte mon mari à vingt lieues d’ici ; pour aujourd’hui, voici ce que nous pouvons essayer : nous devons être assez près d’un couvent de moines, qui a été acheté par un riche marchand de chez nous, et dans lequel il a établi une manufacture de cuivre battu ; il n’y a là ni bourg ni village, et ses ouvriers sont à lui. Mon mari lui a rendu quelques services dans la révolution, et je le connois pour un brave homme ; quand nous serons près, j’irai sonder le terrein. — Nous repartîmes, l’homme n’étoit pas chez lui ; nous entendîmes alors un bruit de coignée dans le bois et peu loin de nous ; Maurice y alla et revint ; — j’ai trouvé notre gîte, dit-il, moins brillant à la vérité qu’une abbaye de moines, mais plus sûr peut-être ; nous le suivons et nous arrivons à une clairière ; au milieu étoient bâties deux huttes en bois, servant de demeures à deux ménages ; c’étoit un établissement de sabotiers, qui, selon l’usage du pays, achevoient leur campagne d’été dans leur manufacture.

Les bonnes gens furent un peu effrayées à notre arrivée, et les enfans se sauvèrent ; l’habit et le sabre de Maurice en imposoient ; on nous fit peu de questions, et l’on crut ce que nous voulûmes dire ; nous sçûmes bientôt que nous n’étions qu’à une lieue de Château-Gontier ; notre vin, partagé avec nos hôtes, aida la connoissance et la confiance ; et sans l’habit de Maurice, l’un d’eux nous eût, je crois, avoué qu’il avoit fait quelques mois de campagne ; la bonne et moi dormîmes trois ou quatre heures dans une des huttes, et Maurice resta de garde. Vers le soir, elle nous quitta pour aller chez elle ; il fut convenu qu’elle viendroit nous prendre à la nuit, pour nous y introduire ; et nous y sommes.

LETTRE XXIV.

De château-Gontier, 25 vendémiaire, an 4 républicain.


Nous avons prolongé notre séjour ; l’aisance, la sûreté, et aussi un peu ma santé, en sont causes. Mon loisir te vaudra le plaisir de recevoir une lettre plus tranquille : tu vois que je te juge avec ma tendre confiance ; tu dois connoître notre bonne hôtesse ; car elle te connoît parfaitement, et dit, t’avoir vu plusieurs fois. Elle est née ici : son père étoit un bon artisan. Elle fut de bonne heure orpheline, et ses parens la marièrent jeune. Son mari, qui est du même lieu, servoit alors dans un régiment qui fut embarqué pour l’Amérique ; elle le suivit, étant grosse, et accoucha à Rennes, où elle fut obligée de rester. Son enfant mourut ; et ma mère, qui étoit venue de Bois-Guéraut, à Rennes, pour ses couches, l’ayant connue, la prit pour nourrice, et l’emmena. Elle resta chez nous, deux ans, jusque au retour de son mari, qui ayant eu son congé, se plaça cavalier de maréchaussée. Alors, son service n’exigeant pas de déplacemens éloignés, elle put continuer un commerce de mercerie, qu’elle tient encore. Les événemens de la guerre, dans la Vendée, ayant fait rassembler les gendarmes aux armées, elle voulut le suivre. Il paroît qu’ils sont aimés et estimés dans leur pays : il vient chez eux beaucoup de monde, que nous ne voyons pas ; car nous sommes au secret ; elle a reçu ce matin, une lettre de son mari, qui m’a fait grand plaisir : sans entrer dans des détails, il lui apprend d’abord que le commandant n’est pas mort ; on le porta chez lui, après le coup. Si comme on le croit, il en revient, cela rend l’affaire de Maurice un peu moins mauvaise. La scène s’étoit passée dans une rue étroite, et peu habitée ; le commandant avoit été forcé de mettre le sabre à la main ; le vieux cavalier, qui suivoit Maurice, arriva à temps, pour l’entraîner hors de la ville, et le mettre en sûreté, dans le bois où nous le trouvâmes. Ce bon cavalier a vu aussi nos hôtesses, et les a instruites et rassurées. Elles ont promis qu’elles m’écriroient, dès que cela seroit possible ; elles lui ont remis notre mince bagage. Nous comptons passer ici encore un jour, peut-être deux, pour quelques arrangemens de marche, dont je te ferai part. À demain, ma chère, je continuerai, avant l’heure de la poste.

Fin du Tome premier.

LETTRE XXV.

De Château-Gontier, 26 vendémiaire, an 4 républicain.


Je continue ma lettre, chère amie ; et avant d’entreprendre, je crois que, te faire part d’avance de nos projets, c’est fortifier nos espérances ; c’est appeler sur nous les regards de la providence ; c’est mettre la fortune de notre côté. Nous avons eu quelques moyens ici, d’être instruits des événemens qui règlent notre destinée ; nous avons su, d’abord, que la paix de Charette est signée définitivement. On nous parle ici, de celle de Stofflet ; mais ils ont eu une grande affaire, près de Dol, où ils ont perdu, dit-on, beaucoup de monde. Me voilà sous le poids de nouvelles inquiétudes, pour mon frère. Cependant, il n’y a pas à balancer ; ce parti est le seul pour nous : ni Maurice, ni moi, ne pouvons retourner en arrière : notre sort est écrit ; et nous ne pouvons le lire, que là où nous allons. Après bien des incertitudes, et des variantes, voici ce que nous avons résolu : tu te souviens que lors de notre halte, chez les sabotiers, je t’ai dit que l’un d’eux, paroissoit assez au fait de cette guerre, et y avoit pris part ; au milieu de nos irrésolutions, le souvenir de cet homme revint à Maurice ; il voulut y aller ; notre hôtesse s’en chargea ; il s’est trouvé que nous avions deviné juste ; et cet homme, moitié comptant, moitié promesses, s’est déterminé à venir avec nous, et nous servir de guide ; il connoît le pays. Nous ne pouvons plus penser à aller à Mayenne ; ils n’y sont plus. On présume qu’après leur affaire de Dol, ils se sont retirés plus loin, sans trop s’éloigner de la mer. Notre marche est de suivre la rive droite de la rivière de Mayenne ; il y a peu de troupes réglées de ce côté, et si nous rencontrons quelques bandes des gens de Stofflet, notre ressource est de nous y réunir, pour tâcher de gagner le lieu où il est. Vraisemblablement, mon frère sera resté près de lui, avec le gros de leurs troupes ; du moins, nous pouvons espérer d’apprendre là, de ses nouvelles. Notre séjour, ici, ne peut se prolonger plus long-temps ; et nous partons demain, à l’entrée de la nuit. Ce temps, qui me reste, t’appartient ; je l’emploie, et je le prolonge à-la-fois, en te le consacrant. Qui sait, si cette lettre, n’est pas la dernière que tu recevras de moi ? Qui sait, si ces lignes, ne sont pas les dernières que tracera ma main, et que mon cœur t’adressera ? Je te parle encore, et je me hâte de mettre au profit de notre amitié, tous les instans qui lui restent. Me voilà, pourtant, avec une perspective devant moi ; l’espérance commence à rentrer dans mon ame : il y a bien long-temps que je n’ose plus penser à l’avenir. Ah ! si jamais la tranquillité me ramène les heureux jours que je passai dans le sein de ma famille, c’est alors que mon ame renaîtra pour jouir du bonheur ; les peines que j’ai souffertes, y mettront un nouveau prix encore, ma chère. Quel réveil, ce sera pour ta Louise, que de se retrouver dans tes bras, depuis que je suis loin de toi. Que de momens affreux, où je crus tout anéanti pour moi ; où ton souvenir, celui de ma mère, de mon père, me déchiroit par le sentiment de ce que j’avois perdu ; je me retrouve aujourd’hui ma force et mon courage ; toutes mes facultés cherchent, dehors de moi, un point où s’arrêter. Je me sens fatiguée physiquement ; mais ma pensée est dans une activité continuelle. Je suis presque contrariée, de voir ceux qui m’entourent, ne pas partager mes craintes et mes espérances ; ma bonne nourrice, arrange ses affaires tranquillement, et dit, froidement : — il faut faire cela, et puis, nous verrons. — Maurice, l’écoute d’un air accablé : il paroît être dans une situation d’ame, absolument contraire à la mienne ; il semble craindre, à mesure que j’espère, et, par des mots qui lui échappent, décidé à me quitter, et à s’éloigner, dès que je serai arrivée au terme. Tu juges, si je dois lui laisser cette offensante idée. D’autres fois, je le vois impatient de partir ; les délais le tourmentent ; sa situation le fatigue ; il évite nos tête-à-têtes, et paroîtroit vouloir s’accoutumer à mon absence. Je le suis des yeux, et il ne se doute pas que je le devine. Je le connois, maintenant, et pas un mouvement de son cœur ne m’échappe : hier au soir, comme nous étions tous trois, seuls, auprès du feu, je causois, avec ma nourrice, de ma famille ; elle se rappelle mon frère, qu’elle dit avoir vu bien petit ; cet entretien, que je prolongeois de mes souvenirs et de mes espérances, donnoit beaucoup de charmes à cette soirée : je me sentois à l’aise, chez cette bonne femme, qui m’avoit nourrie ; je me retrouvois dans les bras de celle à qui mes parens m’avoient confiée, dans mon enfance. Maurice, même, avec lequel je n’avois plus cette contrainte, suite de celle où j’étois forcée de le tenir avec moi, je t’avoue, ma chère, que depuis ce que je lui ai dit, mon cœur est plus tranquille ; il me semble que j’ai rempli, et ce que je lui devois, et ce que je me devois à moi-même. Après ce qui s’étoit passé, les expressions qui lui échappèrent, les mouvemens, où son ame paroissoit s’exalter, tout m’a dû faire croire qu’il en étoit heureux ; et cependant, je me trouve aujourd’hui, presque suppliante, pour qu’il ne nous quitte pas, et qu’il ne s’expose pas aux dangers qu’il ne pourroit éviter. — Maurice, lui disois-je, mon cher Maurice, voudriez-vous laisser votre tâche imparfaite ? Ne m’avez-vous pas promis de me remettre à ma famille ? et n’est-ce pas là, où vous devez jouir de toute la reconnoissance que nous vous devons tous ? Songez-vous au bonheur que vous leur donnerez, en leur rendant leur fille ; et, les peines de celle que vous avez sauvée, ne vous sont-elles plus rien ? mon cœur n’est-il plus, pour vous, une assez douce récompense ? — En achevant ces mots, je serrois sa main dans les miennes. — Bonne nourrice, aidez-moi ; que deviendra-t-il s’il nous quitte ? — Il n’importe, dit-il ; tranquille sur votre vie, le reste m’inquiète peu. — Quoi ! ajoutois-je, m’abandonneriez-vous, dans ce moment, où… — Oh ! jamais, jamais ; je vous remettrai dans les bras de votre famille ; mais après, n’en exigez pas davantage. Je n’aurai plus que mes souvenirs ; ils me resteront jusqu’au temps où il n’y aura plus rien pour moi. Un moment, un éclair de bonheur a passé ; la réflexion m’a rendu à ce qui m’entoure. Il faut subir son sort. — Je ne sais, ma chère, si le ton de ces paroles, ou l’expression triste qu’il y mit, fit changer ma pensée ; car, voyant alors tout ce qui me restoit à faire pour réaliser les espérances que je lui avois données, mon cœur se serra ; des pressentimens douloureux me faisoient prévoir des obstacles qui détruiroient peut-être tous mes projets ; je n’osois lui en parler ; je le regardois sans rien dire ; je me sentois les yeux humides. Cette triste pensée de le quitter, d’avoir fait son malheur, soulevoit mon ame et l’accabloit. Cette cruelle ingratitude, à laquelle mes parens pouvoient me condamner, et qui ne m’étoit pas encore venue à l’esprit, ou plutôt que j’en avois éloignée, se représentoit avec une force qui m’ôtoit presque le courage d’aller chercher tant de peines. J’eus un moment où je desirois l’anéantissement pour ne plus voir l’avenir ; c’est alors que je sentis tout le mal que j’avois fait, en flattant la passion de ce jeune homme. Je n’écoutai que mon cœur, il me mena trop loin ; je vois aujourd’hui tous les chagrins et tout le malheur qui nous restent à souffrir… Chère Clémence ! que sont les hommes ? que leur cruel orgueil a fait de victimes… Ne crois pas que je rougisse jamais de ce que j’ai fait, ma raison l’approuvoit, et mon cœur n’a marché qu’avec elle ; si j’étois seule, je serois fière de mes sentimens ; je les lui devois tous ; je ne pourrois supporter l’idée qu’il me crut capable d’un calcul odieux, qui l’éloigneroit de moi. Non, non, ma chère, toi, qui es ma seule amie, toi la seule, à qui je puisse montrer ce cœur tel qu’il est, entends ses sermens : jamais un seul moment il ne sera coupable à son égard ; je ne serai point sa femme malgré ma famille ; jamais mes respectables parens n’ont eu à se plaindre de moi, et j’espère mourir comme j’ai vécu ; mais, ma Clémence, jamais une autre union ne me rendra ce que je perdrois, jamais d’autres liens ne me donneront un bonheur qui ne seroit plus fait pour moi ; j’aime à penser, qu’au milieu de ses peines, il ne m’en accusera pas ; qu’il sentira que je suis autant leur victime que lui ; je partagerai tout, et rien ne me coûtera pour le faire parvenir à ce qu’il desire, et qu’il a si bien mérité. Sans plus lui en parler, je ne néglige rien de ce qui peut lui prouver que je n’ai point changé ; et pour lui ôter ces inquiétudes, je lui peins la joie où seront mes parens en me revoyant, et combien ils sont bons et sensibles. Il m’écoute avec attendrissement ; je le vois s’efforcer de me cacher ses doutes, craindre même de détruire ce qu’il croit une erreur, et me savoir gré de ce que j’imagine faire pour lui ; mais il reçoit tout cela avec une tristesse concentrée, qu’il veut me cacher, et que je ne devine que trop bien. Ô ! ma chère, je suis prête à tout ; j’ignore ce que je dois souffrir encore ; j’élève mon ame pure vers Dieu ; il écoutera peut-être mes prières. Et toi, toi sur la terre, à qui j’envoie les vœux de mon cœur, rends justice à ta Louise, et que l’aveu du tien m’assure que je suis toujours digne de t’aimer, et me console de celui que je n’obtiendrai peut-être jamais.

LETTRE XXVI.

Du camp de Stofflet, dans la Forêt de Lamballe, 5 brumaire, 27 octobre 1795.


C’est après sept jours de marche, sans presque aucun repos de corps, ni d’esprit, que je t’écris, ma Clémence. Tout ce que j’avois éprouvé jusqu’ici, n’étoit qu’un voyage pénible ; je sors d’une traversée difficile et périlleuse ; et, comme nos gens de mer, je fais des vœux, à la vue d’un port encore éloigné. D’abord, et avant tout, j’ai retrouvé mon frère. Ton amitié ne me pardonneroit pas, de te faire attendre ce mot, qui te rassure ; maintenant le récit de nos peines, n’en sera qu’un abrégé ; un journal n’y suffiroit pas ; et le présent m’occupe trop ; l’avenir m’inquiète trop. Je n’ai plus assez d’ame pour souffrir dans le passé ; ma mémoire ne te dira que ce qu’il faut qu’elle te trace, pour m’amener où je suis, c’est-à-dire, au milieu d’un camp, formé de huttes, de branchages ; au centre d’une forêt de plusieurs lieues. C’est t’aprendre que nous avons atteint la troupe de Stofflet. Nous savions, en partant de Château-Gontier, qu’elle s’étoit éloignée de Mayenne ; mais ne pouvant en avoir de renseignemens sûrs, il fut décidé de nous en approcher, sans y entrer ; notre guide se chargeoit d’y aller seul ; et de nous rapporter ce qu’il auroit appris. Cet homme, à la foi duquel nous avons été obligé de nous remettre, est un ancien soldat, qui, après bien des avantures, comme déserteur, s’est joint, différentes fois, à ces bandes armées qui parcourent le pays, et qui, dans les intervalles de repos que lui ménage quelque gain, se tient couvert, à l’ombre de sa hutte et de son métier de sabotier. Il est franc, rude, et déterminé ; il s’appelle Lapointe ; et nous lui avons gardé son nom. Quatre écus, et la promesse de la montre, l’ont décidé ; sans son métier de demi-bandit, son naturel est assez bon ; son cœur dur, s’est même pris d’affection pour Maurice ; d’ailleurs, nous ne lui avions confié de nos secrets, que ce qu’il étoit nécessaire qu’il en sût ; il n’a même pas paru fort soucieux d’en apprendre davantage : il est resté avec nous, jusqu’à ce, dit-il, qu’il n’ait plus d’argent. Nous marchâmes deux jours, ou plutôt deux nuits, sous sa conduite, et nous n’hazardâmes qu’une fois, d’entrer dans une maison écartée. Nous n’apprîmes pas grand chose à Mayenne ; seulement, qu’après l’affaire qui s’étoit passée près de Dol, la troupe de Stofflet s’étoit séparée en plusieurs bandes ; la sienne, disoit-on, s’étoit retirée en Bretagne, vers les côtes de la mer ; on citoit Lambale et Dinan, comme les lieux d’où on avoit le plus récemment parlé de lui. Trente lieues nous séparoient encore de ces deux endroits, et nous ne pouvions hâter notre marche, nous n’avions plus de monture ; Maurice et Lapointe, se relayoient, pour porter notre mince équipage. Le second jour de notre marche, nous rencontrâmes une des troupes qui s’étoient séparées à Dol ; ils étoient environ deux cens ; nous fûmes bien examinés. Lapointe nous servit beaucoup ; il trouva là des gens de connoissance ; sous sa caution, on ne prit pas beaucoup garde à nous ; et nous pûmes séjourner un jour, dans le village où ils étoient établis. Il me parut que les gens du pays, accoutumés à recevoir des troupes des partis contraires, étoient assez indifférens, à l’un ou à l’autre, et ne songeoient qu’à se garantir de leur mieux. Ceux-ci, faisant une autre route, nous les quittâmes, et reprîmes la nôtre. J’ai appris, ma chère, ce que c’est que dormir sous la voûte du ciel ; chose que nous admirions dans le courage des princesses de roman, quand nous en lisions ensemble ; cette manière de se loger, est prompte et expéditive : le vieux Lapointe, est très au fait de cet ordre d’architecture ; avec sa hache à main, il a promptement abattu des branches de l’arbre, au pied duquel il les dresse, les suspend, les entrelace, avec art. La nourrice, et moi, nous y logeons, et nos sentinelles veillent ou dorment à notre porte ; nous marchâmes encore trois jours, et rencontrâmes quelques bandes plus ou moins nombreuses ; les unes nous laissèrent passer comme voyageurs ; les autres, graces à la protection de notre guide ; la plupart étoient des habitans lassés du métier qu’ils faisoient ; ils retournoient dans leurs foyers ; leur renseignement nous servit à diriger notre route ; enfin, hier, à trois lieues de Lambale, nous sûmes positivement que Stofflet, avec une partie de sa troupe, étoit campé dans la forêt ; nous y arrivâmes vers le soir, et nous fûmes arrêtés à l’entrée du bois, par quelques hommes à cheval. Après nous être expliqué, l’un d’eux vint avec nous, nous conduisit environ une demi-lieue, et nous remit à une troupe d’une vingtaine d’hommes armés, assis ou dormant autour d’un grand feu ; en voyant l’habit de Maurice, ils dirent : bon, c’est un déserteur de la gendarmerie ; Maurice répondit seulement non ; … J’ajoutai : nous voulons parler à Stofflet lui-même : conduisez-nous ; celui qui paroissoit commander, dit à deux des siens : — menez-les au général… — Nous les suivîmes pendant un quart d’heure environ, et nous arrivâmes à une espèce de barricade d’arbres abattus, qui fermoient une grande enceinte ; çà et là étoient éparses des baraques de feuillages ; à côté de quelques-unes, étoient des chevaux et des bestiaux attachés à des piquets ; des hommes étoient assis ou couchés autour de grands feux ; les uns mangeoient ou faisoient cuire des viandes ; d’autres dormoient, jouoient aux cartes et aux dés ; leurs armes étoient dressées près d’eux, appuyées sur de longues perches ; ils avoient de gros chiens qui aboyoient après nous ; en traversant chaque groupe, nous entendîmes ces questions : est-ce du gibier ? est-ce des camarades ? sont-ce des prisonniers ? un d’eux vînt à Maurice, et touchant son habit… Ah ! ah ! c’est l’uniforme de la Trappe ; Maurice le repoussa et le fit tomber à la renverse ; les autres se mirent à rire ; nous arrivâmes au centre de l’enceinte, où étoit une tente entourée de palissades, avec une barrière ; nos conducteurs seuls entrèrent ; on nous fit attendre assez long-temps avant de nous introduire. Dix ou douze hommes étoient assis en cercle autour d’une table de gazon creusée en terre ; Stofflet s’adressant à Maurice, qui étoit le premier, lui dit : — cavalier, que me voulez-vous ? — J’étois derrière lui, le visage à demi couvert de ma capote ; je me suis engagé, lui dit Maurice, à ramener cette jeune demoiselle à sa famille, vous devez la connoître ; il me nomma : j’entends un cri, ma sœur ? Un jeune homme s’étoit levé du cercle, s’étoit élancé vers moi, j’étois… dans les bras de mon frère ; oh ! ma Clémence, ce moment paya bien des peines, mais mon cœur ne put suffire à tout, je fus long-temps sans connoissance. L’assemblée s’étoit rompue, on nous entouroit ; dès que je pus parler, voilà mon libérateur, leur dis-je ; je lui dois toute la liberté, l’honneur et la vie. Tous ces hommes paroissoient émus ; ils félicitoient Maurice ; mon frère parla de récompenser ; Monsieur, Monsieur, lui dit Maurice, en lui prenant la main, je le suis… et libre j’espère,… ajouta-t-il, en se relevant et regardant autour de lui. Son action étonna ; Stofflet lui dit : — jeune homme, j’ai l’espérance que nous le serons tous bientôt. En effet, ma chère, ce conseil étoit pour répondre à une offre de trève et d’amnistie qu’on leur a faite. Puisse l’ange pacificateur descendre au milieu d’eux. Nous ne pouvions rester là ; mon frère demanda à s’absenter un moment pour nous conduire dans sa hutte. Nous y trouvâmes de la paille et un manteau ; Maurice et son compagnon nous y laissèrent seuls ; je retins la nourrice, et j’eus là, ma chère, un de ces quart d’heures qui font oublier des journées de douleurs. J’appris de mon frère, que nos chers et vénérables parens sont retirés, disons le mot, cachés en sûreté, et que si le calme renait, ils reparoîtront sans crainte. Pardonne à ma tendre circonspection, si je n’ose pas me confier davantage au papier ; mon frère n’a point été du nombre des prisonniers faits à Cholet ; lui et peu d’autres échappés au désastre, ont pu se réfugier ici, à travers mille dangers. Je suis peu entrée en explication sur ce qui regarde Maurice ; mon frère est bien jeune ; j’ai parlé seulement de mes obligations envers lui, et de sa conduite envers moi ; enfin nous avons parlé de toi ; et rappellé à son poste, il me quitte. Je t’écris pendant que la nourrice et les hommes sont allés, disent-ils, faire des connoissances dans le camp. Que deviendra tout ceci, ma chère ? soit que je regarde en arrière, ou que je porte ma vue en avant de moi, je ne vois qu’inquiétudes et craintes ; si la trève a lieu, Maurice ne pensera pas à nous quitter ; je vois bien que l’idée de prendre parti, et de porter les armes contre son pays, ne peut pas s’arranger dans sa tête. Je ne puis le blâmer ; je t’avouerai même qu’intérieurement, je l’approuve et l’en estime davantage. Est-ce estime qu’il faut dire : toi, ma chère, qui lis dans mon cœur, toi, pour qui jamais il n’eût rien de caché, dis-moi donc où sont mes devoirs ? Je ne te demande plus où sont ses vœux et son penchant ; ce malheureux jeune homme s’est perdu pour moi, il ne peut plus reparoître sans s’exposer au supplice dont il m’a sauvé ; je vois bien cependant que ce motif ne le retient pas seul ; il parle peu, et me répond à peine quand je lui parle de ma famille, de leur reconnoissance ; enfin, ma chère, quand je l’assure de moi, il me regarde avec des yeux, où je lis à-la-fois ses doutes et ses espérances. Je vous crois, me disoit-il hier, et c’est beaucoup pour moi, au moins vous l’aurez voulu. Dans notre dernier voyage, son agitation redoubloit à mesure que nous approchions du terme ; je le soupçonne même de l’avoir un peu éloigné. Je t’écrirai encore d’ici, mon amie ; j’ai tant de choses à te dire, et maintenant, si peu de moyens pour te faire arriver mes lettres, car, ma chère, nous ne sommes plus sous le même ciel ; la poste officieuse, ne vient plus ici m’apporter le consolant tribut de ton amitié ; nous n’avons plus aujourd’hui la même patrie ; et tout en t’écrivant, je ne sais encore quand et comment t’arrivera ce que j’écris aussi, je ne finis pas ma lettre, j’interromps seulement le plaisir de te parler, ce sera le charme de mon solitaire ennui ; et pour n’être jamais seule, je me ménage le plaisir de me trouver toujours avec toi. Cœurs de femme que nous sommes, ne croiroit-on pas que je t’écris d’un cabinet de ville ? Et je suis sous une cabane ; mes lambris sont des feuilles sèches, et mon parquet un gazon : foulé et flétri. J’entends du bruit et du mouvement dehors ; mon frère va revenir sans doute, ou plutôt je te quitte et je vais au-devant de lui.

LETTRE XXVII.

Forêt de Lamballe, 7 brumaire, an 4 républicain.


Qui penses-tu, cousine, sera mon messager, et te remettra ma lettre. Qui devines ? la nourrice ? Maurice ? le soldat ? rien de tout cela. Tu embrasseras le messager ; et puisque ce n’est pas moi, c’est donc mon frère ? lui-même ; il m’annonça hier, cela, froidement, et je lui dis, qu’il avoit un grand fond de gaieté, pour se permettre de semblables plaisanteries. L’explication m’apprit que l’offre d’un amnistie et d’une trève, étoit accompagnée d’une invitation d’envoyer, à Rennes, six députés, avec des sauf-conduits ; mon frère est un des six. Ils partent demain. Mon sang circule plus à l’aise ; et depuis long-temps, je n’avois respiré aussi librement. Je te reverrai, j’ose le croire ; cet heureux moment, dont j’ai si souvent désespéré, ne me paroît plus une chimère. Si des craintes, des inquiétudes, viennent, je les repousse. Je crois à la providence ; je n’oserois gâter les bons instans qu’elle m’envoie, et je veux jouir, aujourd’hui, de mes espérances, et voir la réalité à demain. Mon frère a très-bien accueilli Maurice ; cependant, je ne sais si ma dernière campagne m’a fait perdre l’usage des belles manières ; mais je trouve que celles de mon frère sont un peu froides et contraintes. L’opinion et l’esprit de parti, iroient-ils jusqu’à lui rendre pénibles, les obligations que nous avons à ce jeune homme ! car, ce que nous appelons différence d’état et de rang, ne peut pas aller jusques là. Toute la gratitude de mon frère, s’est exprimée en éloges, et en assurance de celle de nos parens. Maurice lui repétoit, qu’il se croyoit heureux d’avoir pu nous rendre service. Le croirois-tu, ma chère, j’ai souvent été obligée de prendre la parole, pour empêcher que l’entretien ne dégénérât en complimens, et le ramener aux affaires d’intérêt général. Enfin, mon frère lui a demandé quels étoient ses projets pour l’avenir ; j’ai trouvé cette question un peu prompte. Maurice lui a dit, que dès que je croirois ses engagemens remplis envers moi et les miens, il disposeroit de lui-même. Dans l’après-midi, Stofflet l’a fait demander ; ils sont revenus ensemble, une demi-heure après, à notre cabane. Stofflet, dont tu as sûrement entendu beaucoup parler, est un homme d’une taille moyenne et forte ; il n’a de remarquable, que des yeux d’une grande vivacité. Il me félicita d’assez bonne grâce, sur les succès de mon voyage, et sur les soins de mon guide, et me dit, en nous quittant : — Mademoiselle, pendant l’absence de monsieur votre frère, je crois que vous serez plus en sûreté ici, que partout ailleurs ; si vous avez besoin de mon service, vous voudrez bien me le faire savoir. — Il voulut que Maurice ne le suivit point, et qu’il restat avec nous. Il ajouta, en le regardant, que la trève levoit tout obstacle. Nous avons passé le reste de la soirée, seuls, mon frère et moi ; nous sommes convenus de ne rien faire dire à nos parens, jusqu’au moment que sa mission soit terminée ; ce seroit exposer la tranquillité de leur retraite. Il m’a fait encore plusieurs questions, sur Maurice, et j’ai été obligée d’abréger beaucoup mes réponses, pour éviter des explications embarrassantes : j’ai dit seulement, que ne pouvant reparoître chez lui, ni dans aucune armée, à cause de son affaire, dont j’avois été la seule occasion, il me sembloit que nous ne pouvions nous dispenser de le garder, jusques à de nouveaux événemens ; ma petite supériorité d’âge ne m’a pas été inutile, pour me rendre un peu maîtresse de cette conversation. Je l’ai quitté vers le milieu de la nuit ; j’en emploie le reste à t’écrire, à côté de la bonne nourrice, qui dort et ronfle dans une hutte, construite en une heure, par les soins du savant Lapointe, près celle du frère. Il s’est aussi chargé de trouver un gîte d’ami, pour lui et Maurice. Mes yeux se ferment, ma Clémence, tandis que mon cœur est ouvert pour toi. Nos ambassadeurs partent demain au jour ; je te recommande le mien. J’aurai le loisir de t’écrire pendant son absence, et je t’embrasse, comme si je te voyois.

LETTRE XXVIII.

Forêt de Lamballe, 12 brumaire, an 4 républicain.


Tandis que l’on traite, près de toi, nos intérêts politiques, je suis, en esprit, avec nos députés ; et ce ne sont pas nos intérêts politiques qui m’y appellent ; tous nos intérêts sont dans les affections de nos cœurs ; et toute notre politique, est en sentimens. Ma chère, ne disputons pas aux hommes, la part qu’ils se sont faite ; ils regrettent, je crois, souvent, celle qu’ils nous ont laissée. Du moins, leur importante gravité se trouve souvent heureuse, de venir nous demander place. J’espère peu de tes nouvelles, avant le retour de mon frère. Nous n’en sommes pas encore ici, à avoir libres, les communications de la poste ; cependant, le croiras-tu, notre camp, si même on peut honorer de ce nom, l’enceinte forestière qui rassemble une centaine de cabanes ; notre camp, dis-je, n’est point une solitude sauvage ; déjà, le bruit d’une prochaine paix, et plus encore, je crois, la curiosité, nous a valu des visites de voisinage ; croirois-tu, ma chère, que je tiens ici un état, et que j’y joue un rôle de représentation, qui ne laisse pas d’avoir de l’importance. Plusieurs jeunes dames, des environs, empressées de voir, sans doute, une amazone, se sont fait présenter chez moi. Le premier jour, je les ai reçues à la porte de ma hutte, comme feroit une dame sauvage de la nation des Illinois, ou des Hurons. Notre ingénieur, Lapointe, qui se comptoit beaucoup dans la considération que j’obtins, en conçut l’idée de me loger d’une manière plus conforme au rang que j’occupe ; le matin, à mon lever, j’ai trouvé un magnifique vestibule de feuillages, parfaitement à l’abri, non de la pluie, mais des rayons du soleil ; on travailloit encore aux meubles, et des bancs de gazon commençoient à s’élever autour de l’enceinte. Cette féerie, me charma, et la nourrice y ajoutant son industrie, tout fut achevé avant midi. Dès le même soir, le beau monde des curieux, s’y rassembla ; plusieurs de nos jeunes officiers, dont quelques-uns connoissent mes parens, y vinrent ; peu à peu l’assemblée s’est formée, et j’en faisois les honneurs, en tâchant d’imiter ta grace, quand, tout-à-coup, le son aigu d’un fifre, se fait entendre, c’étoit encore l’industrieux Lapointe, qui, du haut d’un tonneau dressé, donnoit le signal de la danse. Le bal s’ouvre, les quadrilles se forment ; Stofflet, dont la tente est à quelques pas, arrive : et voyant la gaieté publique, fait apporter des raffraîchissemens de vin et de bierre ; tout le camp s’assemble au dehors, notre joie devient la joie générale, et le fifre de Lapointe, un orchestre qui suffit à tous ; l’appareil de la guerre, fait place à l’activité du plaisir. On commence l’heureux augure de la paix ; les cocardes s’échangent ; et c’est, peut-être, en ce moment, qu’elle se signoit à Rennes. Enfin, la fête se termine aux cris réunis : vive la nation française ; tous les cœurs sentirent, en ce moment, qu’ils étoient de la même nation.

On m’a déjà offert de tous côtés, des logemens, dans les habitations voisines ; mais, toute grandeur à part, je préfère, et je crois que je fais mieux de rester ici, jusques au retour de mon frère. Maurice a été très-bien accueilli des dames, soit estime, soit esprit de corps. Un petit, agréable et galant personnage du canton, lui a même fait un assez singulier compliment, sur ce qu’il appelloit sa vertu, en me regardant ; j’étois un peu étonnée ; Maurice, le toisant d’un coup-d’oeil, des pieds à la tête, lui a répondu : — vous avez tort de vous méfier de vous ; je serois votre caution. — Tout le monde a ri ; et j’ai rougi, je ne sais pourquoi.

LETTRE XXIX.

Du 13.


Je quitte, je reprends mon journal ; et quand j’ai été long-temps hors de moi-même, je me retrouve, en me croyant avec toi. Nous étions seuls, sous mon vestibule de feuillages ; la nourrice s’étoit endormie, après diner, et Maurice étoit assis sur notre banc, à côté de moi. — Il est vraisemblable, me dit-il, que cette paix-ci se fera. Vos premiers pas seront pour vous rejoindre à votre famille. Monsieur votre frère sera avec vous, pour vous conduire ; je ne vous serai plus nécessaire. — Vous vous croirez quitte, lui dis-je, mais moi ? voulez-vous me croire quitte envers vous, Maurice ? — Vos craintes me plaisent ; vos doutes m’offensent. — Il avoit pris mes deux mains dans les siennes, et penchant sa tête, il les pressa contre son front. — Ah ! dit-il, pardonnez ; je vois ce que vous pensez, et je n’oserois douter de la bonté de votre cœur ; cela seul vous acquiteroit mille fois ; mais un tel bonheur, passe toutes les espérances : m’y livrer, et les perdre, seroit au-dessus d’un courage d’homme. — Eh bien ! lui dis-je, fiez-vous à celui d’une femme ; j’aime à croire inutile, de vous répéter ce que j’ai dit une fois ; ce seroit vous soupçonner d’avoir pu l’oublier. — Ses bras, passés autour de moi, me répondirent avec une expression ! te l’avouerai-je, ma chère, avec une expression qui,… ne me déplût pas. La nourrice s’éveilla, et je me levai, en lui laissant une de mes mains, dont il ne put long-temps, séparer ses lèvres. Ma Clémence, j’invoque ton indulgence ; ta sévérité me tueroit, et ne me guériroit pas. Le sort en est jetté, ne me condamne pas ! si ce que j’éprouve, est sentiment, penchant, mouvement trop tendre de mon cœur, amour, si tu veux, ah ! n’oublie pas que j’en avois donné, avant d’en prendre ; le retour n’étoit-il pas une dette de la reconnoissance ; l’ingratitude n’étoit-elle pas un crime ? Que ton cœur me justifie ; sans lui, je serai à plaindre ; avec lui, je serai tranquille. L’amour pur et vrai, donne des forces à l’amitié : je t’aime d’avantage ; j’aime d’avantage tout ce que je dois aimer, depuis,… depuis que j’aime.

LETTRE XXX.

De la Forêt de Lamballe, 14 brumaire, an 4 républicain.


JE relis ma lettre, et je ne sais si je dois te l’envoyer. Je suis effrayée de ce que j’ai écrit ; mais je rougirois davantage de m’être cachée un moment, que de t’avoir laissé lire dans mon cœur ; rassure-toi, cependant, il sera toujours digne du tien. Les événemens, si hors du cours ordinaire des choses ; les circonstances, si différentes de nos habitudes communes ; ma position, si étrange, ah ! ma chère, j’ai vécu dix années en deux mois, sans conseil, sans guide, sans appui. J’ai toujours été forcé de chercher les motifs et les règles de ma conduite, dans mon propre cœur. Seras-tu surprise, si quelquefois je lui cède ; ma raison, qui me dit toujours ce qu’il faut faire, me suffit pour agir, mais ne me sert pas toujours assez pour savoir ce qu’il faut taire ou dire. Aussi, le caractère auquel j’ai à faire, est peut-être le plus embarrassant pour moi ; sa contrainte me gêne ; sa réserve me donne une assurance que je n’aurois pas ; ses craintes me rassurent ; ses inquiétudes me tourmentent ; son chagrin m’afflige, et sa peine me tue. J’ai vu nos jeunes amoureux de ville ; il me semble, que je serois bien plus d’aplomb avec eux. Leur suffisance et leur satisfaction personnelle, mettent toujours notre générosité à son aise : leur assurance nous dispense de les rassurer, et nous ne sommes jamais obligées d’encourager leurs espérances ; ils ne nous laissent qu’un rôle facile, celui de tenir éloignées leurs prétentions ; et jamais ils ne nous exposent à la crainte d’être injustes. Toujours si contents d’eux-mêmes, ils n’ont pas besoin de l’être de nous. Ici, c’est tout le contraire ; vous devez toujours dire : n’osez-pas ; et moi, je dois dire : osez. Une réserve sévère l’éloigneroit de moi, pour toujours, et me rendroit l’exemple d’une ingratitude et d’une légèreté bien méprisables. J’aurois fait le malheur d’un jeune homme, après lui avoir donné des espérances ; c’est un devoir aujourd’hui, il ne doit jamais se plaindre de mon cœur ; ses manières mêmes, depuis ce que je lui ai dit, me le rendent plus sacré encore. Ô ma chère ! si tu voyois sa douleur ; les efforts qu’il semble se faire, pour s’habituer, à ce qu’il voit, dans l’avenir. Il me dit quelquefois : — lorsque vous serez heureuse, tout ce que vous avez éprouvée, ne sera plus pour vous qu’un songe. — Il me fait des questions sur les environs de notre demeure ; de celle où je compte retrouver ma famille. On diroit qu’il me fait peindre un tableau dans sa mémoire, pour y conserver des souvenirs. J’ajoute toujours : — nous nous y promènerons ensemble ; et vous nous mènerez un jour, aussi, à la ferme de votre père. — Hier, nous nous promenions dans la forêt, aux environs du camp, avec la nourrice ; nous rencontrâmes Stofflet ; il nous aborda. — Je m’assure, nous dit-il, que la même pensée nous occupe ; ce qui se fait à Rennes : je n’en ai point encore de nouvelles positives ; mais je sais, indirectement, que les affaires ont bien commencé ; nous pourrons, j’espère, rendre la liberté à notre prisonnier ; s’il la veut, toutefois, ajouta-t-il, en regardant Maurice, qui ne lui répondit que par un sourire peiné. — S’il la veut ? dis-je ; c’est son droit ; s’il l’engage, il est juste de lui en tenir compte. Stofflet lui parla ensuite, avec intérêt, de ses affaires. — J’y songe peu, lui dit Maurice, le sort général fera le mien. — Pas tout-à-fait ; vous oubliez votre commandant : au reste, puisqu’il n’est pas mort, peut-être n’a-t-on pas commencé de procédure. À tout hazard ; si l’amnistie a lieu, vous passerez pour un des nôtres, et nous vous y ferons comprendre. — Maurice remercia par une simple inclination ; il rallentit son pas, se trouva derrière nous, et nous suivit de loin. — Ce jeune homme n’est pas heureux, nous dit Stofflet quand nous fûmes seuls ; sa situation m’intéresse ; il faut lui assurer sa libre existence. Si tout ceci finit, il pourroit être embarrassé : ayez-moi ses noms, je tâcherai d’arranger le reste. — Nous convînmes, qu’en cas de capitulation, il l’y feroit comprendre nominativement, comme lui étant personnellement attaché ; nous convînmes de plus, que cette mesure resteroit entre nous ; je craignois la fierté républicaine. Maurice ne nous rejoignit point ; vers le soir, il vint à notre hutte, et y resta peu. Je t’assure que je me crois obligée de le surveiller ; la nourrice le trouve très-changé. Notre courage vaut mieux, je crois, que celui des hommes ; nos peines s’exhalent, et nous laissent nos forces : leurs chagrins se concentrent et les tuent : ils prétendent qu’ils sont plus profondément affectés ; et que nous ne sentons que vivement et légèrement. Qu’ils conviennent, au moins, que notre action vaut mieux que leurs passions ; et cependant, nous voulons qu’ils en aient ! Est-ce notre amour propre, qui nous rend inconséquentes ?

Tu me trouves, peut-être, bien courageuse aujourd’hui ; mais, ma chère, c’est encore à toi, que je dois cela. J’attends tes ordres ; mon frère va bientôt être de retour ; alors il me semble que je n’aurai qu’à suivre ce que le conseil suprême aura imaginé. Je ne sais, chère Clémence, si tu sens bien l’importance de ce que j’exige de toi, mais il est sûr que jamais secours n’ont été si vivement désirés, et reçus avec autant de reconnoissance qu’ils le seront, par ta Louise ; j’appelle secours, tous les conseils que ta tendre amitié va me dicter ; ma tranquillité, mes espérances, en dépendent. Je m’endors, en me reposant dans ton sein. Ma Clémence, mon cœur est toujours avec toi.

LETTRE XXXI.

Forêt de Lamballe, 16 brumaire, an 4 républicain.


Voilà des nouvelles, et point de tes nouvelles. Tu n’es point venue à Rennes ; tu es restée à Nantes, près de ta mère malade. Mon frère ne t’a point vu ; je n’ai point de lettre de toi. Tout l’échafaudage de mon bonheur est renversé : toutes mes mesures sont rompues. Tu me manques, tout me manque ; et me voilà réduite à moi-même. Navire, battu de l’orage, sans gouvernail, et sans pilote ; ce contre-temps est au-dessus de mon courage ; et cependant il faut le retrouver : il faut faire sans toi, tout ce que j’aurois laissé aux soins de ton amitié ; il m’étoit si doux de me reposer sur elle ; je me disois : où ma Clémence sera, je n’ai plus qu’à me laisser conduire ; et je m’abandonnois à toi, comme César à sa fortune. C’est donc à moi à t’apprendre ce qui m’intéresse, tandis que je comptois l’apprendre de toi ; ce nœud si difficile que je prévoyois et que j’espérois laisser dénouer à tes mains amies, il faudra que mes mains tremblantes fassent tous les efforts, et peut-être ne réussissent pas : prête à prendre le port, j’y échouerai, faute de tes soins pour m’y conduire ; cependant tu blâmerois plus encore mon découragement que mes regrets ; et si je n’ai pas mérité du ciel qu’il m’accorde ton secours, je dois au moins mériter de lui, qu’il me donne ce qui peut y suppléer. La lettre de mon frère, m’envoie peu de détail. Ils augurent bien cependant de leur mission : le lendemain, devoit être le jour de leur première entrevue. Il paroît que l’on désire la paix de part et d’autre. Mon frère ne parle point de mes parens ; n’osant rien confier à une lettre, il me dit seulement qu’il a pris les mesures, pour qu’ils soient instruits dès que la paix seroit signée, afin qu’ils puissent se rendre en sûreté chez eux : il remet à son retour, tout ce qui les intéresse. Ma dépêche te sera portée par le retour de l’exprès, envoyé de Nantes ; ainsi, je suis aux ordres des affaires publiques, et n’ai le temps de te parler de toi, ni de moi. Maurice est un peu malade depuis hier ; on lui a tiré du sang ce matin. Il ne paroît pas inquiet et le chirurgien m’a rassurée ; je ne suis pas cependant tranquille, sur-tout au moment d’un départ. Il m’a parlé, ce matin, long-temps, de ma famille ; il s’est beaucoup informé du caractère de mes parens, sur-tout de ma mère. Je vois qu’il les craint ; les dames, me disoit-il, se font plus difficilement aux idées nouvelles ; pour un homme, un soldat est un homme ; pour une femme, c’est toujours un soldat. Je vois avec chagrin, que je ne puis dissiper ses craintes ; et même il me les communique. Cependant, le moment approche ; quelques soient les circonstances, mon amie, je tâcherai de concilier ce que je leur devrai, et ce que je me dois. Souffres que j’ajoute, ce que je te dois ; j’aime à t’avoir pour témoin, et pour juge ; ta présence ne me permettra, j’espère, ni foiblesses, ni ce qui seroit lâcheté. Adieu, amie.

LETTRE XXXII.

De la Forêt de Lamballe, 20 brumaire, an 4 républicain.


Maurice a voulu me fuir, nous échapper. J’avois des soupçons, et je m’accusois d’injustice. Il est temps que tout ceci prenne fin ; bientôt ma pauvre tête ne seroit plus en mesure avec tout ce que le sort lui envoie. Nous avions dîné hier, seuls, c’est-à-dire, notre ordinaire accoutumée, la nourrice, Maurice, et Lapointe. Maurice avoit mangé avec plus de hâte qu’il n’a coutume ; il parloit peu ; la nourrice et le soldat le regardoient, et se regardoient avec un air d’intelligence ; moi seule, semblois ne pas être du secret. Après dîner, nous restâmes seuls, Maurice et moi ; il avoit l’air préoccupé ; je lui parlai de sa santé, de mon frère, des affaires publiques ; de notre avenir ; je n’obtenois que des mots entrecoupés. Il me regardoit avec des yeux ardens et humides, que les miens interrogeoient inutilement ; enfin, après un silence assez long, et qui devenoit embarrassant, je rentrai ; il demeura assis, sous cette feuillée, que j’ai nommée mon vestibule ; il ne me voyoit pas, et je pouvois le voir et l’observer : il fut long-temps immobile, et dans la même attitude où je l’avois laissé : mon chapeau étoit resté près de lui ; il en défit le ruban qui sert à l’attacher, le roula dans ses deux mains, le porta à sa bouche, leva les yeux vers ma hutte, se leva précipitamment et sortit. Je réfléchissois sur le mouvement de ce jeune homme, qui ne me paroissoit qu’une saillie, dont le motif ne pouvoit pas me déplaire, lorsque la nourrice vint, et me dit : — suivez-moi. Maurice est parti ; mais nous allons le retrouver bientôt. — Elle m’apprit en chemin, que Lapointe l’avoit écouté : que Maurice songeoit à nous quitter. La veille, il s’étoit informé du chemin le plus court, pour gagner le bord de la mer. Il lui avoit donné la moitié de ce qu’il avoit d’argent, et lui avoit fait promettre de le conduire jusques à la sortie de la forêt. La nourrice avoit recommandé le secret au soldat, et lui avoit fait promettre de l’avertir. Ils étoient convenus, de plus, de le mener, par des détours, à un endroit désigné, et de nous y attendre. — Venez, me dit-elle, nous nous y trouverons ensemble. Il faut lui ôter l’envie d’une seconde fuite : je parlerai la première, et vous acheverez. — Je compris que l’on m’avoit fait un mystère, d’un projet, dont l’exécution n’étoit pas assurée ; se réservant de le dire, s’il avoit lieu. Nous arrivâmes les premières, et peu d’instans après, je vis de loin venir Maurice et son guide. Dès qu’il m’apperçut, il voulut retourner sur ses pas ; je l’appelai ; il vint à moi. — Je vois que l’on m’a trahi, dit-il ; il eût mieux valu m’avertir. — Personne ne vous trahit, lui dis-je. Chacun vous sert, et veut vous servir, contre vous-même. Je suis venue vous demander une heure ; vous serez libre ensuite. Mon dessein n’est pas de vous contraindre. — Nos conducteurs s’éloignèrent quelques pas, et je le fis asseoir près de moi. Je continuai : — je vous dois beaucoup, Maurice, puisque je vous dois plus que la vie ; sans vous, j’étois perdue pour tout ce qui m’est cher au monde ; et je ne peux plus embrasser mon père, ma mère, un parent ou un ami, sans songer que ce moment heureux, je le tiens de vous. Tous les jours de bonheur, tous les instans de joie que je puis goûter encore, seront de nouveaux bienfaits que je vous devrai ; et je mets du nombre, vous le savez bien, le plaisir même de vous les devoir. C’est à un sentiment de votre cœur, que je dois la vie. Faut-il que je vous redise qu’elle m’en est plus chère ; si vous ne le croyez pas, maintenant, il faut que je renonce à vous le persuader ; et si vous ne jugez pas mon cœur coupable envers vous d’ingratitude, vous me devez de croire, que votre perte me seroit cruelle, et qu’en vous éloignant de moi, vous me laisseriez au moins le poids insupportable d’une reconnoissance, que vous m’ôteriez tout moyen d’acquitter. Je pourrois vous dire encore, qu’il m’étoit permis d’exiger, d’espérer, du moins, que vous mettriez quelque prix à la récompense qui vous étoit promise. Si j’ai eu tort de le prétendre, je ne veux plus de vous, qu’une grace ; une seule : répondez-moi, Maurice, pourquoi voulez-vous me quitter ?…

J’y étois préparé, dit-il, mais non pas à vous revoir, et je sens que l’épreuve est trop forte ; Louise, (ce nom me frappa au cœur ; aucune voix d’homme ne me l’avoit encore donné) Louise, j’ai voulu vous quitter, parce que votre bonheur doit m’être préférable au mien ; j’y ai bien pensé avant de me résoudre ; si vous étiez seule, sans parens, sans famille ? ah ! Dieu m’est témoin que je vous croyois telle à Cholet : la bonté de votre cœur vous flatte, et vous croyez au bonheur qu’il me promet ; mais, moi, je ne peux pas me tromper moi-même ; et jamais, hélas ! jamais votre famille ne consentira ;… et alors j’aurai vu de plus près un bonheur qu’il faudra perdre, ou n’obtenir qu’au prix du vôtre ; je sens déjà, parce qu’il m’en a coûté pour vous en faire le sacrifice ; je sens ce qu’il m’en coûteroit,… ou plutôt je sens que cet effort seroit au-dessus de moi ; il faudra choisir ou de vous perdre, ou de cesser de vous mériter ; je ne serois pas sûr d’avoir deux fois le même courage ; laissez-moi achever ce que j’ai pu entreprendre, je ne le pourrois peut-être plus quand cela seroit nécessaire ; il se leva, et… je le retins ; Maurice, Maurice ; il n’est plus temps ; ramène-moi donc à Cholet ; homme injuste, que veux-tu de plus ? demeures, non parce que tu le dois, mais parce que je le veux ; oses me répondre ? Il ne me répondit point, ma chère ; il resta long-temps la tête appuyée contre un arbre ; il étoit dans un trouble et dans une agitation qui m’effrayèrent ; enfin, se tournant vers moi, il tomba sur ses genoux et se trouva aux miens ; eh bien, dit-il, je vous abandonne donc à mon sort ; n’oubliez pas au moins, n’oubliez pas que je voulois renoncer à tout mon bonheur pour ne pas exposer le vôtre ; maintenant je ne dois plus avoir de volonté ; je vous suivrai ; nous nous suivrons, lui dis-je, et j’espère que nous ne nous séparerons plus ; je reçois votre parole ici, comme vous avez reçu la mienne dans le bois de Mauléon ; Maurice, elle doit vous être sacrée ; nos gardiens, qui s’étoient rapproché, entendirent nos dernières paroles ; je dis à la nourrice : vous êtes témoin, et il vous tromperoit comme moi, s’il y manquoit. Nous revînmes, et Maurice prit un air décidé qui me fit plaisir. Maintenant, ma chère, qu’il n’est plus là, je ne puis te cacher que ses craintes et ses réflexions ne m’en aient fait faire beaucoup ; certainement, je prévois des obstacles et des orages, mais le sort en est jetté ; aujourd’hui que cet avenir se rapproche, le dénouement m’inquiète et m’embarrasse davantage en le voyant de plus près ; j’exige de toi une lettre détaillée sur ma situation ; il n’est plus question de revenir sur tout ce qui l’a amenée, il faut la prendre où elle est. Vois par quelles routes j’ai été conduite ; conviens qu’il est peu de positions semblables à la mienne ? ai-je dû faire ce que j’ai fait ; l’amitié est au-dessus des questions oiseuses : mais je l’implore pour m’éclairer, me conduire, m’aider à tout ce qui me reste à faire ; après ce que j’ai fait jusques ici, ma Clémence, eussé-je des torts, je réclamerois encore la sainte amitié qui nous unit ; et n’ayant pu les prévenir, je sens qu’elle peut m’aider à les réparer ; je desirerois beaucoup recevoir tes bons avis avant notre départ. Dans le cas où les événemens nous rapprocheroient de mes parens, j’hésite sur la conduite que je dois tenir, ou lorsque je présenterai Maurice à ma famille, dire d’abord à ma mère, à quel terme les choses en sont entre lui et moi ; ce parti que choisiroit ma franchise, est balancé par des considérations qui m’arrêtent ; tu connois l’excellent naturel de ma mère ; mais aussi combien elle tient à des idées que je n’ai plus le droit d’appeller préjugés, parce que je me sens trop intéressée ; je craindrois de la prévenir contre Maurice ; et je pense que le voyant d’un œil plus indifférent, elle sera plus à portée de l’apprécier ; le temps ensuite ameneroit les aveux nécessaires de ma part ; lui-même sera plus à l’aise, sachant que nos intérêts communs sont ignorés ; en lui laissant ainsi son rôle de bienfaiteur, sans prétention, il me semble que son attitude seroit plus libre et plus avantageuse ; enfin, tu me diras, et je ferai ; et ce que j’aurai fait, parce que ta tendre amitié me l’aura dit, sera toujours ce qui me paroîtra le mieux ; car j’ai bien plus de foi au sentiment qu’au raisonnement ; en consultant ta raison, c’est mon sentiment que je consulte. D’ailleurs, ma chère, je t’avoue que soit foiblesse, soit le trouble de mon imagination, je n’ose me faire un plan, je sens trop bien que je n’ai plus le sang-froid nécessaire ; rien ne se fixe dans mon esprit ; le besoin que j’ai de la tendresse de mes parens, me fait douter si je la retrouverai encore ; il me semble que le cœur, plein d’un sentiment que j’ai nourri sans leur aveu, leur fille n’a plus le droit d’en être aimée, et de trouver dans leurs bras les tendres affections qui firent le bonheur de sa jeunesse. Ô ! ma bonne Clémence, je ne suis plus, je n’ai plus d’espoir qu’en toi. Hélas ! qui m’eût dit, qu’après tant de souffrances, après avoir été éloignée d’eux si long-temps, je n’approcherois de la maison paternelle qu’en tremblant. Suis-je donc coupable ? je descends au fond de mon cœur, et je le trouve pur, ah ! oui, aussi pur qu’à l’instant où je m’en éloignai. Que tu es heureuse, toi, dont l’âme sensible et douce a conservé sa tranquille dignité dans toutes les affections qu’elle éprouve ; chère cousine, aurois-tu donc aimé les tiens mieux que moi ? ou ta raison, plus forte, a-t-elle su attendre leur aveu, leur ordre même, pour se rendre plus purement au sentiment que tu inspirois. Ah ! laisse-moi croire, pour soulager ma misère, et me laisser au moins ma propre estime, que Clémence, à ma place, auroit eu le même cœur ; que sensible comme moi, elle auroit eu les mêmes peines. Hélas ! ma chère, je crois que notre sensibilité est souvent astreinte aux circonstances, aux événémens de notre vie ; elle a plus d’activité et de force dans le malheur ; en cherchant une autre situation, je sens que j’aurois pu supporter tous les maux que je prévois, renoncer à lui, et obéir à une famille dont les droits me sont sacrés ; mais aujourd’hui, combien ce sacrifice me seroit douloureux ; confiance, estime, douce reconnoissance, charme d’être aimée, de faire le bonheur d’une ame honnête, il faudra tout perdre ; si jeune, je verrai le reste de ma vie s’éteindre dans l’ennui et la tristesse ; mon pauvre cœur, usé par les chagrins, au commencement de mes beaux jours, ne me laissera plus qu’un vuide affreux, que la comparaison me rendra plus cruel. Seroit-il donc vrai que les ames aimantes soient nées pour souffrir ? et tout ce qui est digne de la vie, et qui sait en sentir le prix, doit-il être malheureux ? êtres tranquiles et froids, qui n’avez jamais versé de larmes, dont l’existence inanimée ne vit que pour elle, et n’a jamais su s’intéresser à rien, serois-je donc forcée d’envier votre néant ; non, mon amie, non, j’aime mieux mes douleurs ; et dussent-elles me conduire jusqu’à la fin de ma vie, je trouverai des charmes à penser que ceux que j’ai aimé, pour qui j’ai vécu, me donneront des regrets, me plaindront ; ah ! le tendre intérêt que j’ai su t’inspirer, me feroit seul aimer mes peines ; je ne suis point isolée tant que ma Clémence m’aimera ; ta tendre sensibilité nourrira la mienne ; et n’ayant plus que toi, elle s’attachera à ton cœur, comme le dernier bien qu’elle puisse perdre. Cousine, quels que soient mes tristes jours, ne dédaignes jamais la sensibilité qui nous a rendu si heureuse jusqu’à présent ; n’éloignons pas de nous le charme dont elle embellit notre enfance ; dans un autre âge, après tout ce que tu auras fait pour moi, elle nous sera plus nécessaire encore ; et le moment où elle s’éteint pour les gens heureux, sera celui qui lui donnera de nouvelles forces entre deux ames, pour qui tout autre sentiment ne sera peut-être plus qu’un souvenir. Adieu, ma chère ; ma lettre est bien longue, et si j’en croyois tout ce que j’éprouve à m’entretenir avec toi, elle le seroit encore davantage.

LETTRE XXXIII.

De la Forêt de Lamballe, 25 brumaire, 16 novembre 1795.


Notre sort, ma chère, paroît enfin décidé. Je ne sais si la longue attente diminue le prix de ce qui est désiré et obtenu, ou si l’étonnement est un tribut que le premier moment de bonheur exige. Je dois convenir avec toi, que toutes les heureuses nouvelles apportées à l’instant, ne font pas, sur moi, l’impression que j’en attendois. Mon frère est de retour ; notre paix, ou du moins, tout ce qui la précède et l’assure, est signé. Demain nous partons pour notre demeure paternelle, et mon cœur ne bondit pas de joie ; si je l’interroge vainement sur la cause de son immobile tranquillité, il ne me répond pas ; il s’obstine à se taire. Je suis, je crois, incertaine, d’être bien éveillée ; je crains un songe, et que mon réveil ne m’apprenne que j’ai rêvée. Aurois-je donc des intérêts secrets, plus chers que… Non,… non… J’aime, avant tout, ce que je dois aimer ; un sentiment nouveau ne fait qu’ajouter à tous ceux que la nature m’a donné. Les craintes, les inquiétudes m’obsèdent ; il est vrai, elles viennent sans cesse se placer entre le bonheur et moi. Importunes, éloignez-vous. N’appartiens-je donc, qu’à une seule affection ? mon cœur est-il si rétréci, qu’il ne puisse contenir qu’un seul sentiment ? ou, ce seul sentiment tient-il tant de place ? Sans doute, je le sens, le moment approche, qui doit décider du sort de ma vie. Mais, mes penchans ne sont-ils donc pas légitimes ? ne sont-ils pas d’accord avec mes devoirs ? n’ai-je pas de bons et indulgens parens ? ne suis-je pas leur fille bien aimée ? celle qu’ils ont pu croire ne revoir jamais ? celle qui leur est rendue, et par qui ?…… Ne t’ai-je pas, toi, mon amie, dont la main me guidera, m’aidera, me soutiendra ? Suis-je donc devenue foible et pusillanime ? N’ai-je pas supporté plus d’épreuves et de peines d’esprit, que jamais fille de mon âge ? Fuyez, fuyez, vaines terreurs, phantômes de mon imagination exaltée ; laissez-moi voir l’avenir tel qu’il est ; ne mettez plus entre lui et moi, votre voile rembruni. Le croirois-tu, ma chère, je te l’avoue à toi ; car je n’ose en convenir avec moi-même ; il est incertain si nos parens m’auront devancé, et si je les trouverai déjà rendus à leurs foyers. Eh bien ! je le sens malgré moi ; je désire y être avant eux ; il me semble que je soutiendrai mieux leur présence, si je les reçois… Mais pourquoi cette crainte ? suis-je donc coupable ? ai-je à rougir ? ai-je une pensée que je veuille leur cacher ? Pardon, ma chère, mais je ne puis m’expliquer à moi-même ; lis dans mon cœur, si tu le peux, et fais y moi lire ; j’en croirai bien plus tes yeux que les miens ; et j’aime mieux voir ce que tu me montreras, que ce que je découvrirai moi-même. Tâches de venir, sur-tout ; viens, viens, je ne t’en prie pas, je ne te conjure pas ; je demande, je commande, au nom de la douce et sainte amitié, qui fait que nous appartenons l’une à l’autre. Si je suis foible, qu’importe, tu seras forte ; si ma raison s’égare, j’aurai la tienne ; je vis en toi, hé bien, j’agirai en toi ; je penserai, je sentirai en toi. Viens donc, puisque tu réponds de moi, sinon, je m’en prends à toi, de tout ce qui n’aura pas un succès heureux ; je ne m’accuserai point ; je me plaindrai de toi, et je t’accuserai. Nous serons trois ou quatre jours en route, et je ne t’écrirai point ; ma première datte doit être de la maison paternelle, après que j’en aurai baisé le seuil de la porte ; Adieu, à te revoir, à t’attendre, à t’espérer ; mon amie, ma Clémence, cousine, ma chère ; tous les noms de l’amitié viennent se ranger sous ma plume, pour t’aimer et pour t’invoquer.

Mon frère ne part point avec nous ; c’est un acte de prudence, jusqu’à ce que tout soit terminé ; tu me comprends.

LETTRE XXXIV.

Du Château de Plouën, 2 frimaire, an 4 républicain.


Chère et bonne cousine, je t’appelle pour partager l’ivresse de mon bonheur ; tu manques à ta Louise, à sa famille entière ; nous avons besoin de ton sein, pour épancher notre joie ; tu m’aiderois à l’épanouir, et je sens que ton ame nous seroit utile à tous ; elle doubleroit nos moyens, ainsi que nos affections. Toi qui sais si bien aimer, si bien sentir le bonheur de l’être, viens, ma douce amie, viens embellir le nôtre de ta grace et des charmes que tu emploies pour faire entendre ton cœur ; nous ne savons qu’être heureux ; viens donner la vie aux sentimens que nous éprouvons. Nous t’attendons, et n’osons sans toi, célébrer la fête ; notre réunion n’est pas encore complette : pourquoi faut-il que ta tendre mère ne soit pas encore en état de supporter le voyage ; tu dois cependant t’en rapporter aux soins de notre amitié, bonne Clémence ; je partagerois tes inquiétudes ; tu aurois, la douce satisfaction de la voir revenir au milieu de tes amis, de ses enfans. Combien ce titre m’étois doux ; il ajoutoit à notre union, en, nous faisant l’illusion d’être sœurs ; si elle étoit ici avec toi, c’est alors que celle de mes beaux jours renaîtroit ; tout ce que j’ai souffert ne seroit plus qu’un songe. Depuis que je suis ici, chaque pas me rappelle et me remet à mes douces habitudes. L’enthousiasme et les élans de mon cœur, qui exaltent un peu ma tête, y mettent seuls des différences. Mes yeux ne s’arrêtent point sur ma mère, sans qu’il ne me prenne envie de me jetter dans ses bras, et d’y pleurer à mon aise tout ce que j’aurois perdu, si la tendre pitié de Maurice ne m’eut sauvée. En recevant ses embrassemens, et ceux de mon père, je suis hors de moi ; et pour la première fois de ma vie, je n’ose me livrer à toute la sensibilité que j’éprouve ; je crains de les émouvoir trop eux-mêmes ; je crois aussi que mon frère me gêne ; avec un caractère plus tranquille que le mien, il semble trouver tous ces événemens naturels ; et ces hommes, d’ailleurs, regardent toujours ces épanchemens comme peu nécessaires au bonheur ; mon père, seulement, dont la tendre bonté répond à nos cœurs, partage notre ivresse ; et ce n’est que lorsque je suis seule avec eux, que je me retrouve ; mais toi, ma chère, toi, l’aimable tiers que nous désirons tous, quand viendras-tu ? Je ne te parle pas des autres raisons dont ta Louise fait les siennes, pour te désirer plus encore ; mais ce que tu as fait déjà, demande que le reste soit ton ouvrage. Je t’attends ; tous mes intérêts sont dans tes mains ; je ne puis respirer ici plus long-temps sans toi ; chère et tendre cousine, ta prudence ne m’est pas seulement nécessaire, mais ton indulgence, ton amitié, ta tendre amitié, sont devenues mon bien, et je les invoque du plus profond de mon cœur.

C’est un exprès qui te porte ma lettre ; si elle peut te décider, gardes-le ; il pourra t’être utile, pour tes arrangemens de voyage. Je compte qu’il te remettra un mot de ma mère. Puissent toutes nos prières, avoir du succès, et te faire remplir notre attente.

LETTRE XXXV.

Du 3, avant le jour.


Je ne puis fermer les yeux ; il faut que je te consacre mon insomnie. Depuis deux jours que je me retrouve ici, ce bonheur, si long-temps désespéré, a mis mon sang dans une agitation que je ne puis vaincre, et je n’ai encore goûté de sommeil dans mon ancienne demeure, que celui que donne la fatigue et le besoin de repos physique ; car ma pauvre tête, même pendant ces instans, repasse encore en rêve tous les maux que j’ai soufferts. Il est donc vrai, chère et bonne cousine, que je vais te revoir ; je suis encore étrangère dans cette chambre ; notre douce intimité n’y est point avec moi ; j’y suis seule, tous les petits effets qui t’appartiennent sont encore dans le désordre où nous les laissâmes en partant ; ta broderie abandonnée, près de ma fenêtre, est toute fanée ; le soleil a mangé les couleurs ; mais il n’importe, tu seras forcée de finir ton ouvrage, et tu m’en verras parée. Ce matin, en entrant ici, je sentis la plus douce émotion : c’étoit l’heure où jadis nous venions y prendre nos occupations. La beauté du jour qui faisoit contraste avec les grands peupliers dépouillés de feuilles, me rappeloit les matinées délicieuses que nous y passâmes ensemble, l’automne dernier ; et pour rendre le charme de l’illusion plus complet, j’arrangeai, avec la plus scrupuleuse attention, les meubles tels qu’ils étoient alors : ton fauteuil habitué, ton grand chapeau de paille, jetté sur le lit, le grand schal attaché à la fenêtre, le côté de jalousie que tu voulois qui fut fermé, pour éviter la réverbération du canal, je n’oubliois rien : je me plaçois ensuite à côté du secrétaire, avec mes livres d’études : j’ouvris justement, celles de la nature ; toutes les réflexions touchantes que tu faisois, en les lisant, me revinrent, mes souvenirs me donnèrent une de tes douces leçons, et pour un moment, je fus seule avec toi et l’auteur de cet aimable ouvrage. Je ne sortis de cette rêverie, que pour me livrer à l’espoir de la réaliser bientôt ; chère Clémence, le bonheur a aussi besoin de calme : à mesure que je me retrouve avec moi, je le savoure avec plus de charmes. Dans les premiers instans, j’étois dans un état d’oppression qui approchoit du malaise ; le moindre mouvement me donnoit une irritation pénible, comme pour le retenir ; depuis si long-temps il m’étoit étranger, et je crois qu’il ne me deviendra familier que lorsque je serai avec toi ; jusqu’à ce moment, ma chère, mon pauvre cœur sera toujours inquiet ; il me faut toi, ta tendre amitié, qui ne peut être remplacée par rien ; et j’ai autant besoin de ta présence pour te faire juger si je suis heureuse, comme j’ai eu besoin de ton cœur pour y verser mes peines ; ce n’est qu’en toi que je puis être, après m’avoir habituée à te chercher dans tout ce que j’éprouve ; aurois-tu bien le courage, cruelle, de m’abandonner aujourd’hui ? et ne veux-tu plus rien faire pour moi que je ne l’ignore ? voudrois-tu te dérober à la reconnoissance, et me faire douter de quelle main vient le bienfait ? Cousine, cette délicatesse qui a de la grace dans la société, deviendroit un outrage entre nous, et je t’en veux presque de m’avoir fait un mystère de tes soins et de ta prudence pour instruire ma mère ; méchante, que de tourmens et de peines tu m’aurois évité, en me disant un mot ; mais si je te gronde du secret que tu m’as fait, il faut te donner le plaisir d’en savoir la suite ; je devrois bien aussi me taire sur le succès, et te laisser à toi-même le besoin de me l’apprendre ; mais je n’ai pas ta force, et je ne puis mettre plus loin le récit de notre réception à la maison paternelle.

D’après ce que je te marquois au moment de notre départ, tu t’imagines que je n’étois guères plus tranquille le long de la route : elle fut pénible, j’étois dans une agitation cruelle, je crois que j’avois la fièvre ; j’aurois donné tout au monde pour être arrivée, et cependant le temps où nous dînâmes, me parut court ; nous y laissâmes notre bagage avec Lapointe, pour aller à pied ; j’aurois voulu me reposer plus long-temps ; je me sentois même si foible, que je craignis de ne pouvoir faire la route ; j’arrangeois les heures pour juger à-peu-près celle où nous arriverions ; et cent fois avant j’avois vu mon père, ma mère, me recevoir, me revoir dans autant de situations différentes ; la nourrice nous pressoit, et nous marchions si occupés, que nous ne disions pas un mot ; Maurice même oublioit de m’aider de son bras ; il me laissoit derrière avec la nourrice, marchoit vîte devant nous, puis s’arrêtoit, et nous laissoit passer fort loin ; enfin, ma chère, ces lieux tant desirés, parurent à nos yeux : je les vis, j’apperçus la cime des grands sapins qui descendent à la grande avenue ; ô ! c’est alors que ta pauvre Louise n’étoit plus à elle ; en un instant, toutes mes craintes, toutes mes agitations cessèrent, je ne sentis plus rien ; les bras de mon père, ceux de ma mère me sembloient ouverts, je m’y confondois avec eux une seconde fois, j’y puisois la vie ; mes maux, mes inquiétudes, tout fut oublié ; et quand j’aurois dû mourir après, je ne me serois pas plainte… Mes pas se précipitoient, je fus bientôt à portée du petit verger du bonhomme Kercy ; sa fille, qui m’apperçut, se mit à courir de l’autre côté, en criant : Monsieur, Monsieur, la voilà ! c’est elle ; ah ! mon Dieu, je l’ai reconnue tout de suite. À l’instant, ma chère, je vis mon tendre père, je courus à lui, en traversant la haie ; là, il me prit dans ses bras ; là, je reçus les premiers embrassemens paternels ; tout mon être n’y pouvoit suffire ; je me sentois à peine ; mon cœur seul pouvoit encore me donner une nouvelle existence sur le sein de ma mère ; j’en prononçois le nom sur le visage de mon père, en même temps que mes embrassemens étouffoient sa voix et l’empêchoient de me répondre ; il me porta sur un banc, s’assit près de moi ; je penchai ma tête sur ses genoux ; il pleuroit, en s’écriant : mon enfant, ma Louise, c’est toi, je te revois, je ne mourrai pas sans vous avoir encore tenu dans mes bras ; le ciel a eu pitié de moi ; à ce mot, je tombai à genoux sur la terre, je me renversai, en levant les yeux, et je fis alors la prière la plus fervente qu’il ait jamais entendue ; en revenant à moi, je me vis entourée du fermier et de ses enfans ; mon père étoit encore assis, les mains jointes ; il se pencha vers moi, me releva en me baisant la tête ; puis, appercevant Maurice, il lui dit : — brave jeune homme, venez, vous êtes de la famille, vous y avez placé des souvenirs qui n’y finiront jamais ; et vous, bonne nourrice, venez, venez, c’est à ma femme à vous parler pour nous tous ; — en même temps, il nous entraîna avec lui, nous traversâmes la ferme avec tous les enfans devant nous, courant et criant de toutes leurs forces ; à leur bruit, ma mère sortit, et nous la trouvâmes prête à descendre la terrasse ; en nous appercevant, elle cria : ma fille ; ses bras étoient élevés ; je m’y précipitai ; nous pleurâmes long-temps, nos larmes seules s’exprimoient ; on fut obligé de lui apporter un siège ; dès qu’elle pût parler : — ah ! Monsieur, dit-elle, en se tournant vers Maurice, par ce que j’éprouve, vous pouvez juger ce que vous m’avez rendu, et ce que j’aurois perdu sans vous. — Je le regardois, il paroissoit aussi heureux que moi ; il prit la main de ma mère et la porta contre ses lèvres ; ma bonne nourrice n’osoit approcher ; mon père la montra à maman, qui lui sauta au cou : elle l’embrassa de tout son cœur ; puis, prenant son bras et le mien, elle nous mena dans le vestibule, où nous fûmes arrêtés par tous les gens de la maison ; ma pauvre bonne Nancy faisoit tous ses efforts pour venir à moi ; je les embrassai tous ; mon cœur étoit plein et se dilatoit dans les marques d’affection de ces bonnes gens ; ils entrèrent avec nous dans le salon ; ah ! ma chère, ce moment fut le plus doux de ma vie ; jamais je n’avois été à portée de juger combien un sentiment de bienveillance, même dans nos inférieurs, peut donner de bonheur ; le mien s’en accrut ; tout ce qui m’entouroit en faisoit partie ; les tendres preuves qu’ils me donnoient, m’assuroient le plus doux avenir ; mon ame s’échappoit pour leur dire : c’est avec vous que je vais passer ma vie, que je vais rester toujours ; je suis votre bien à tous, et je ne vous quitterai plus jamais ; ils s’emparèrent de ma nourrice, chacun lui offroit sa chambre pour se reposer ; enfin, Nancy l’emporta, et l’emmena avec elle, bien résolue de venir chez moi passer la nuit ; ma tendre mère me mit à sa place, puis, me prenant les mains, m’ordonna de me tenir tranquille ; ses soins alors, et sa tendre sollicitude me rendirent son enfant une seconde fois ; je n’osois m’y soustraire, quoique je me sentisse parfaitement bien, et nullement fatiguée ; je saisissois tour-à-tour ses mains, sa robe, que je baisois avec ardeur ; tandis que sa bonté partageoit, avec ma bonne, les soins qu’elle me croyoit nécessaires. Mon père causoit familièrement avec Maurice ; je le vis qui l’emmenoit avec lui, comme pour en prendre possession ; maman, elle-même, donnoit des ordres aux domestiques pour arranger la chambre de Maurice. Juges, cousine, après toutes mes craintes, ce que devoit éprouver mon pauvre cœur ; je me retenois, pour ne pas me jetter à leurs pieds, et les remercier de me rendre si heureuse ; j’aurois voulu prolonger une soirée si délicieuse, mais maman s’y opposa, et m’emmena dans ma chambre. En passant dans la sienne, chaque meuble eut mon hommage ; je voyois, je respirois, par tous mes sens, tous les momens heureux que j’y avois passés. Combien ma demeure me parut riante ! j’y rentrai, comme j’imagine qu’Adam et Eve seroient rentrés dans le paradis terrestre. Mon frère arriva le lendemain matin ; ma bonne mère entra chez moi avec lui, fit apporter le déjeûner, et me força de me reposer ; je crois cependant que de longtemps je ne serai assez tranquille. Il faut que je respire encore la joie et l’inquiétude, ton sein seul, ma chère Clémence, peut me rendre à moi-même ; mon cœur t’appelle ; mon impatience t’accuse ; pardonnes les torts de l’une, qui ne viennent que des besoins de l’autre.

LETTRE XXXVI.

Plouën, 6 frimaire, an 4 républicain.


En vérité, ma chère, je commence à croire que je suis née pour les circonstances extraordinaires ; et pour peu que cela continue, mon histoire deviendra tout-à-fait un roman ; mais il faut t’instruire de ce nouvel événement. Tu n’as, sans doute, pas oubliée ma bonne dévote à Parthenay, qui eut, pour Maurice et pour moi, des bontés dont le souvenir me restera toujours ; hé bien, cousine, par une généalogie trop longue à te détailler dans une lettre, elle se trouve notre parente ; c’est-à-dire, petite cousine de ma mère ; tu juges bien de la surprise où nous avons tous été. Maman ne l’a jamais vu, mais se rappelle bien son père, qu’elle a beaucoup connu dans son enfance, qui partit de sa province sans être marié, et qu’on n’y a jamais revu depuis ; on a su seulement qu’il s’étoit établi. Un procès considérable lui fit perdre le bien qu’il avoit ici, et l’en éloigna. Or, voici comme tout cela nous est revenu ; j’en avois beaucoup parlé à maman, et du désir que je conserve de les revoir un jour ; en attendant, je leur écrivis en ne leur cachant plus rien de ma condition ni de mon existence ; et leur promettant qu’aussitôt que Maurice le pourroit, il iroit leur porter ma reconnoissance et celle de ma famille ; la réponse étoit adressée à ma mère, et nous, y trouvâmes tout ce que je viens de te raconter ; elle m’écrivoit aussi des félicitations sans nombre ; mon nom lui avoit tout appris : ma mère en fut touchée ; le style de sa lettre est extrêmement sensible ; notre bonne dévote sait aimer ses enfans, sa famille, ses amis, comme les anges. Je vis avec plaisir, l’impression que faisoit cette bonne parente. Mon père proposa tout de suite de l’aller voir ; mais ma mère s’y opposa, à cause de la saison trop avancée ; il fut décidé qu’on alloit leur écrire, en les assurant qu’au premier jour de printemps, mon père iroit avec mon frère ; ils se proposent de les ramener passer le reste de la belle saison avec nous. Tu vois, ma chère, de nouvelles connoissances à faire, et un nouveau cousinage ; car tu seras forcée d’être aussi leur cousine et leur amie ; ce qu’elles ont fait pour ta Louise ; m’est un garant que tu les aimeras.

À présent, mon ange, il ne faut plus que s’armer de patience, pour t’attendre encore ; l’espérance que tu nous donnes nous console ; maman voudroit bien te voir ici la semaine prochaine, pour des arrangemens où elle a besoin d’avoir sa Clémence ; moi, je ne sais plus ce que je peux espérer ; tes retards m’affligent, me désolent, j’en souffre continuellement ; je n’ose me livrer à rien ; tes lettres ne m’apprennent pas ce que je dois faire ; et malgré tout mon bonheur, une crainte secrette m’avertit qu’il ne sera peut-être pas long. Songes, chère cousine, que tu ne peux me laisser plus long-temps seule ; dans ce que je vois autour de moi, je devine ton ouvrage ; mais ce que tu m’écris, m’apprend qu’il faut être prudente, et me donne une timidité extrême ; d’ailleurs, tu connois ma mère, sa pénétration ; habituée à ne lui rien cacher, chaque instant peut me trahir. Ô ma chère, viens à mon secours, pendant qu’il en est temps encore !

LETTRE XXXVII.

Plouën, 7 frimaire, an 4 républicain.


Tout ce qui se passe autour de moi, est si loin de ce que j’avois pensée, que je crains que ce ne soit un songe dont le réveil seroit bien pénible ; car enfin, ma chère, malgré tes soins et tes instructions, je ne sais que croire ; Maurice, lui-même, reste dans un étonnement que j’affecte ne pas partager ; jusqu’au moment où nous sommes arrivés ici, j’ai dû, j’ai cru même lui cacher mes inquiétudes ; et ce n’est pas quand elles semblent s’anéantir, que j’irai l’en instruire. Ne crois pas, cependant, que me livrant trop à mes espérances, mon pauvre cœur goûte d’avance un bonheur qui peut-être est encore bien loin, et me coûtera bien des larmes ; mais je t’avoue, que soit foiblesse, soit que l’image m’en soit si chère, je ne puis me défendre de la carresser dans le fond de mon ame, et d’y penser sans cesse ; sans le vouloir, j’y rapporte tout, et je ne vois pas une action dans l’avenir, qui ne soit partagée par celui que j’aime. Ô ma chère, si tu étois près de moi, tu rirois de ta pauvre cousine, qui se débat continuellement pour sortir de ce qu’elle appelle une erreur, et si replonger l’instant d’après, avec plus de charme et d’abandon ; ah ! s’il est vraiment quelque chose qui puisse tenir lieu d’un bonheur parfait, c’est l’état où je suis ; et s’il étoit en mon pouvoir de le prolonger, je ne balancerois pas à sacrifier tout le reste, et mourir avant l’instant cruel qui, peut-être, détruira et mon bonheur passif, et toutes mes espérances. Chère Clémence ne te mocques point de mes douces illusions, tout ici les fait naître, et ce ne seroit que ta froide prudence qui pourroit seule arracher le voile ; il couvre même les yeux de Maurice. Je le vois, je le sens ; il partage tout ce que j’éprouve ; tantôt sérieux, ou tout ame, il semble oublier et ses craintes, et ses incertitudes ; et ce qu’il y a de fort singulier, c’est que l’un et l’autre, nous ne revenons à notre situation, que lorsque nous sommes seuls, ou en tiers, avec ma mère, quoique sa bonté, sa délicatesse, remplies de graces, soient les mêmes ; mais quand nous sommes en famille réunie, le charme augmente ; mon père sur-tout, dans sa reconnoissance, laisse échapper des expressions, des mouvemens qui mettent le jeune homme hors de lui ; sa raison l’abandonne, alors il se livre à tout l’épanchement et la douce intimité qui existeroient, si nos vœux étoient remplis ; j’aime ces instans ; j’ai observé qu’il y gagnoit beaucoup, et qu’il serait bien plus aimable encore, s’il avoit le droit de s’y livrer. Ne crois pas, cousine, que c’est l’aveugle qui voit tout cela ; ma mère, qui sûrement ne le devine pas, pense comme moi, et paroit elle-même l’écouter avec plaisir ; elle disoit, hier soir, à voix basse, en regardant mon papa, pendant qu’il s’éloignoit avec mon frère : — ce jeune homme est vraiment aimable ; il joint à une belle ame, une sensibilité charmante. — Mon père ajouta : — ô je l’estime beaucoup ; — et moi, ma chère, je me retirois en arrière, en respirant l’air de la porte entr’ouverte, pour ne rien perdre de ce que je venois d’entendre. Tu sens bien que ce discours n’a pas nui à Maurice, dans l’esprit de mon père ; la douce union qui a toujours régnée entre lui et ma mère, l’a habitué à aimer, à estimer tout ce qu’elle honore de sa bienveillance, bien persuadé qu’elle ne se trompe jamais ; et je crois qu’il a raison ; elle a un tact et un sentiment qui lui tiendraient lieu d’esprit, si elle n’en avoit pas. Je ne puis te dire avec combien de plaisir, je vois la manière dont mon père en use avec notre gendarme : il s’en empare continuellement, le mène promener, lui annonce les projets de changemens qu’il compte faire exécuter ; lui demande des plans, le fait travailler avec lui, toujours enchanté de ce qu’il a fait. Maurice a déployé des talens que je ne lui connoissois pas : il dessine, il lave des plans, exécute des idées parfaitement. Il nous a dit, qu’à travers ses courses et ses travaux, il avoit travaillé chez un ingénieur militaire. Tout cela fait grand plaisir à mon père, qui lui a déjà préparé beaucoup d’ouvrage. S’il fait tout ce qu’il a pensé, je n’aurai de longtemps à craindre son absence ; mon frère partage le travail avec bien plus de grâce qu’autrefois ; car tu sais que tout cela l’ennuyoit, et qu’il s’y refusoit le plus souvent ; mais je crois qu’hors être son beau-frère, il aime Maurice, se plaît avec lui, et feroit tout pour lui ; je le vois souvent au moment où il se livre à sa gaîté, y faire trêve, pour l’écouter, et rendre hommage à sa touchante raison, qui est toujours mêlée d’idées au-delà, comme les imaginations vives ; et ma mère, qui connoît un peu ce défaut, quoique payée pour l’excuser, ne peut s’empêcher de sourire ; mais je doute qu’il lui fasse tort dans son esprit. J’ai remarqué aussi, que lorsqu’il y avoit des étrangers, on avoit plus d’égards encore pour le gendarme. Mon père le présente avec plaisir, et tout le monde lui fait de grandes honnêtetés. Maman s’accoutume à lui donner le bras pour sortir. Ce matin, elle me fit appeler de bonne heure ; elle étoit encore au lit. Louise, me dit-elle, habillez-vous, nous allons aller à la messe, et de–là nous irons faire une visite à M. D….., nous lui-demanderons ses demoiselles pour demain, ou pour un jour dans la semaine, et tu leur donneras une petite fête ; c’étoient tes amies autrefois… Puis, me regardant en riant, songes que tu vas chez des dames. Je n’avois pas encore fini de m’habiller, qu’elle entra dans ma chambre, tenant à sa main, le chapeau de velours noir, garni de plumes, que tu m’as envoyé de Rennes, quelque temps avant notre désastre. Tu oublies donc tout, me dit-elle, jusqu’au présent de Clémence ; je lui dirai, à son retour, que ma fille est devenue si raisonnable, qu’elle ne pense plus à la toilette ; Louise, Louise, que veut dire cette insouciance ? elle devient ridicule dans une jeune personne de votre âge, et je n’entends pas que ma fille fasse divorce avec les Graces ; elle avoit posé le chapeau sur le secrétaire, et s’assit près du feu ; je le mis devant elle, tandis qu’elle me donnoit son avis : est-ce bien, maman ? — Oui, mon enfant, oui ; ma Louise est encore jolie, quoiqu’elle ait bien souffert ; viens m’aider, ajouta-t-elle, je suis bien aise que tu sois ma femme de chambre aujourd’hui ; — pendant que je l’aidois à se coiffer, elle me regarda beaucoup ; je voyois dans son miroir, qu’elle s’occupoit de moi plus que d’elle ; elle me sourioit ; puis, se retournant : — en vérité, ma fille, tu n’as presque pas changé ; prends donc un peu de gaîté, cela seul te manques ; sais-tu bien que rien ne vieillit comme d’être triste ? n’es-tu plus heureuse d’être avec nous, d’être avec ta mère ? Eh ! ma pauvre enfant, reprit-elle, me serrant le bras dans ses mains, tu ne m’as jamais été plus chère, je ne t’ai jamais plus aimée que depuis que j’ai senti que je te pouvois perdre ; que serai-je devenue, mon dieu, si ma pauvre Louise ne m’eût été rendue ? comment pourrai-je reconnoître un tel bienfait ? il faut, ma fille, que tu t’informes à M. Maurice, s’il a écrit à ses parens où il est ; s’il leur a fait part de son affaire ; je voudrois les connoître, ce que nous en savons annonce de braves et honnêtes gens ; ton frère iroit, on enverroit leur donner des nouvelles de leur fils ; nous en causions hier ensemble, et nous avons pensé qu’il seroit bien d’en savoir davantage ; tout ce que nous voyons, sûrement est en sa faveur ; il paroît plein d’honneur, il est même intéressant ; et ce qu’il a fait pour toi, lui donne un titre sacré dans notre maison ; mais cependant, je crois que ton père seroit bien aise d’arranger son sort et notre reconnoissance, car tu sens bien que ceci ne peut toujours durer, et je serois désolée que ce jeune homme put jamais nous accuser d’ingratitude. Ah ! voilà tes couleurs qui reviennent, je te trouvois un peu pâle ce matin ; tu as vraiment des momens qui me donnent de l’inquiétude ; je crains que ce ne soit la suite des fatigues que tu as éprouvées ; et puis, je ne sais, mais il me semble que tu te négliges beaucoup ; la simplicité a de la grace, mais il ne faut pas qu’elle soit trop uniforme, elle devient une habitude qui lui ôte son prix ; mets une robe de soie aujourd’hui, je veux te revoir comme autrefois ; je m’en allai en fille obéissante, pour exécuter son ordre. Lorsque je rentrois, mon frère y étoit, qui me salua d’un air plaisamment respectueux, en me disant : — charmante sœur, en vérité, Louise, où vas-tu donc ? car, sans doute, ce n’est pas pour nous ? — puis, il dit : — maman, je vais aller chercher Maurice, et vous nous donnerez à déjeûner. — Ils rentrèrent ensemble ; maman étoit d’une gaîté charmante, elle traita Maurice avec une bonté qui me donna des forces pour le reste de la journée ; quelle bonne mère ! ô ma Clémence ! je me trouve trop heureuse, je crains de toucher au jour qui anéantira toutes mes illusions. Cependant Maurice nous regardoit avec inquiétude, et sembloit deviner que nous allions sortir. J’aurois bien voulu la faire cesser ; je voyois maman qui l’examinoit ; elle lui proposa, en le regardant fixement, de venir avec nous ; — nous vous garderons peut-être toute la journée, ajouta-t-elle, mais nous vous en tiendrons compte auprès de mon mari ; engages-le à nous joindre, dit-elle à mon frère ; à Maurice, en riant ; — vous vous livrez à nous sans inquiétude ; — si j’en avois, Madame, je tâcherois de me rassurer sur votre bonté ; — et en même temps, un regard à ta Louise, l’avertit assez qu’il en avoit beaucoup. En sortant de la messe, nous les trouvâmes au bout de la grande avenue, près de la grille ; maman prit le bras de mon frère, et Maurice m’offrit le sien ; elle voulut allonger sa promenade, et nous fit faire le grand tour ; Maurice me demanda où nous allions : il parut plus tranquille quand je lui eus dit. Ces dames étant venues à la maison depuis mon arrivée, il les avoit vues ; je crois qu’il avoit besoin de cette instruction ; il y a des situations où l’on est effrayé de tout, où l’on ose se livrer aux choses mêmes qui nous flattent le plus ; dans ces instans, nos mouvemens sont aussi tremblans que notre cœur, et je m’apperçois bien qu’il éprouve souvent cette contrainte qui resserre l’ame ; sur-tout quand mon père n’y est pas, il semble alors que sa confiance l’abandonne ; et moi, ma chère, qui ai toujours été si bien avec maman, même encore quand je suis seule avec elle, hé bien, sitôt qu’il est là, tout change ; je sors de ma place pour me mettre à la sienne ; je deviens sa compagne, je partage ses incertitudes, et la pauvre Louise souffre autant que lui. Tu vois, chère cousine, combien cet état est pénible ; il me faudroit un tiers entre ma mère et moi, et ce tiers ne peut être que toi ; tu as beau m’écrire les meilleurs avis, me donner même un abrégé de ce que tu comptes faire près de ma mère, et tes espérances ; malgré tout cela, nous ne pouvons nous entendre ; le secret que l’on me fait de tes lettres, le peu que tu m’en envoyes, le vague qui y règne, ne me donne que des apperçus qui augmentent les ténèbres qui m’environnent ; d’ailleurs, les détails que je rapproche le plus scrupuleusement que je puis, pour t’instruire, ne vont peut-être point au but que je leur suppose ; peut-être ne signifient-ils rien ; peut-être n’apperçois-je pas ceux dont les rapports ont plus de vraisemblance, et qui, en t’éclairant davantage, te traceroient une route plus facile et plus sûre ; mais, ma chère, que peux-tu attendre d’une tête aussi malade que le cœur ? mon courage meurt et renaît selon qu’elle le guide ; toute ma raison, tendue au même objet, ne me montre pas plus la route que je dois suivre ; et si l’espérance de te voir n’étoit pas là, bien loin de désirer avancer l’avenir, je voudrois retenir le temps ; chaque jour me semble gagner sur les chagrins qui m’attendent ; ma bonne Clémence, m’entends-tu ? mes idées sont tellement confuses, que je crains que ton amitié ne se fatigue ; toi, indulgente autant qu’aimable, que ne te dois-je pas ? que serois-je sans toi ? quand j’ai pensé avec toi, je me sens soulagée en te faisant partager les agitations de mon cœur ; je les trouve plus excusables ; et j’ai tellement besoin du tendre intérêt qui reçoit ma confiance, que je m’applaudis que tu vailles mieux que moi ; en te voyant descendre de ta dignité pour me conduire, mon erreur, si c’en est une, me devient plus chère et plus sacrée ; je sens que telle chose qui puisse arriver, son souvenir, lié à tout ce que tu fais aujourd’hui pour moi, embelliroit encore les derniers momens glacés de ma vieillesse ; mon cœur y reviendroit en les regrettant, en s’énorgueillissant même de t’avoir eu pour témoin, de ce qu’il a éprouvé. Il me semble que l’avenir est là ; mes rêveries m’y conduisent sans cesse, en traversant toutes les peines que je prévois ; je reviens plus heureuse au moment où je suis ; je me hâte de jouir de tout le charme qui m’environne ; quand il cessera, quand il n’existera plus, tendre amie, je retrouverai ton sein pour pleurer ce qui ne pourra revenir pour moi ; je t’en parlerai, je te dirai tout que ce que j’ai fait, tout ce qu’il a fait lui-même pour notre commun bonheur ; tu verras que nous en étions digne l’un et l’autre. Ah ! sans doute, comme il n’y aura plus rien pour moi, il n’y aura plus rien pour lui ; il souffrira peut-être plus encore ; il n’aura point d’ami pour le plaindre, pour pleurer avec lui ; où le trouveroit-il ? dans son sexe, il n’y a point de Clémence, le ciel n’en a mis qu’une seule sur la terre, et me la donna pour adoucir mes peines, et me forcer encore à reconnoître sa bonté. Oh ! si j’étois seule à souffrir alors ! ton cœur, en me restant, vivifieroit dans le mien cette douce mélancolie que laisse les souvenirs à ceux qui ont tout perdu ; mais ma chère, il seroit malheureux pour toujours, lui : quel prix, de ce que je lui dois, et combien cette pensée verseroit d’amertume sur ma vie ; ses soins, son amour, ses espérances, indignement trahis, ne poursuivroient-ils pas les auteurs de ses maux. Homme honnête et sensible ; puisses-tu, après moi, retrouver une autre ame qui soit digne de la tienne, et te rappelle celle que tu avois choisie. Je crois qu’il y a des félicités trop grandes, que les foibles humains ne peuvent atteindre ; et la nôtre eut été la plus pure, la plus parfaite et la plus sentie dont le ciel eut jamais fait son ouvrage ; il eut été le tien aussi, toi, l’ange dont il se sert pour ranimer mon courage, me guider et me faire conserver encore tous les charmes de l’espérance. Que n’es-tu avec moi ? ne te verrai-je que lorsque je n’aurai plus que des larmes à répandre ; il me seroit si doux de verser ce moment de repos dans ton sein, de le partager avec celle qui me l’a donné. Tendre cousine, je suis si heureuse de te le devoir : puissé-je le filer jusqu’au temps qui te ramènera près de nous ; et si je ne puis le prolonger, s’il faut qu’il finisse, fais du moins que ta Louise retrouve ton cœur, pour y pleurer sa misère.

LETTRE XXXVIII.

Plouën, 12 frimaire, an 4 républicain.


Explique-moi, je te prie, une conversation que je viens d’avoir avec ma mère ; nous avions déjeûné en famille : Maurice y étoit ; les hommes sortirent ensuite ensemble. Nous restâmes seules ; nous prîmes chacune notre ouvrage ; je brodai, et maman s’établit à son métier de tapisserie. Là, sans lever les yeux de dessus son canevas, elle m’a fait de suite plusieurs questions, que je vais tâcher de me rappeler, dans leur ordre. — Louise, savez-vous quelque chose des projets de M. Maurice ? il est honnête, et paroît avoir reçu de l’éducation. — J’ignore ses projets, maman ; vous savez qu’après son affaire, il ne peut reparoître à son corps, ni à son pays. — Oh ! oui, mais cette affaire doit finir par s’arranger ; … il faut qu’il ait les passions bien vives, pour avoir pris vos intérêts avec tant de chaleur. — Je n’avois plus d’intérêt, et je pense aussi qu’il eût été plus sage… — Mais plusieurs jours s’étoient déjà passés, depuis cette singulière avanture ; il ne vous prévint donc pas ? vous ne pûtes rien deviner de ses intentions ? — Il ne l’apprit que par hazard, et ne se donna pas un moment de réflexion. — Ici ma voix s’altéra ; je rougis, et ma mère me regardant fixement, me dit : — qu’avez-vous ? êtes-vous incommodée ? — Je l’assurai que non. — Il est extraordinaire, dit-elle, qu’ayant pu lui taire un tel événement, qui selon ce que vous m’avez dit, a dû faire du bruit, vous n’ayez pu prévenir cette saillie de jeune homme ; car c’est un coup de tête. — Maman, je suis loin de l’approuver ; cependant le motif étoit excusable. — Oh ! les jeunes personnes aiment les avantures dont elles sont l’objet. — Maman, je vous assure que j’aurois beaucoup préféré que celle là n’eut point eu lieu. — Je le crois, d’autant que tant de reconnoissance peut embarrasser. — Il n’a jamais paru la faire valoir. — C’est chez un oncle, curé, je crois, qu’il a été élevé. — Son père le destinoit à cet état. — Je m’en serois doutée ; il est fort bien ; cependant, ne lui trouves-tu pas l’air un peu empesé, il marche avec de grands mouvemens ; je crains toujours qu’il ne heurte les murailles. — Il est peut-être embarrassé ; vous lui en imposez, maman, et le respect ?… — Oh ! le respect ne fait pas marcher plus vite ; d’ailleurs, il doit nous connoître ; sans doute tu lui as sûrement parlé de nous ?… — Sans doute, maman, et c’est une raison pour qu’il vous respecte davantage. — Il ne paroît pas très à son aise, avec votre frère. — Ils se sont vus peu de jours. — À propos, je compte t’envoyer bientôt voir ta cousine Clémence ; tu seras charmée, j’imagine, de la revoir, si elle ne peut quitter sa mère ; pendant ce temps, nous verrons ici à arranger les affaires de ce jeune homme ; à ton retour, tu trouveras cela terminé. Eh bien ! est-ce que cela ne te convient pas ? nous retarderons. — Tout ce que vous déciderez de moi, maman, sera toujours ce qui me conviendra le mieux. — Mais il ne s’agit pas de moi ; tu verras toi-même… Votre père me paroît goûter beaucoup M. Maurice. — Je crois, maman, que mon père l’estime, et lui sait gré. — Oh ! nous lui savons tous gré ; notre seul embarras est de lui en donner des preuves. Tu lui as bien dit, sûrement, combien nous étions reconnoissans de sa conduite envers toi ; et tu dois l’être aussi ; je serais fâchée de te trouver ingrate. Ce n’est que la manière qui nous embarasse : lui faire des offres d’argent… — Oh ! maman, je crois être sûre que vous l’humilieriez beaucoup, et qu’il n’accepteroit pas. — Je le pense de même ; on pourroit lui acheter un bien, près celui de son père. — Vous savez, maman, qu’il n’y peut pas retourner. — Ou tâcher de l’avancer au service. — Après son affaire, il ne peut plus y rentrer. — Ah ! c’est vrai… C’est vraiment embarrassant. Tu devrois y penser, et m’en parler. — Maman, vous saurez mieux que moi… — Non, tu le connois davantage, et imaginerois mieux que nous ce qui pourroit lui convenir ; penses-y, et parles-moi, ou à ton père… Louise, vas me chercher mon étui à aiguille, dans le salon. — Je crois,… je t’avoue, ma chère, que jamais commission ne vint plus à propos. En rentrant, ma mère n’y étoit plus ; je la vis qui se promenoit dans le parterre.

LETTRE XXXIX.

Plouën, 14 frimaire, an 4 républicain.


Et tu crois vraiment, ma chère, que ma mère m’a deviné, et que notre conversation à laquelle tu fais une si prompte et obligeante réponse, n’est qu’une épreuve. Mais crois-tu donc, que ma mère eût pris tant de détours avec moi ; elle connoît sa fille ; et si elle vouloit tirer un secret de son cœur, elle n’auroit pas besoin de le surprendre. Moi-même, j’ai vingt fois été tentée de tomber à ses pieds, et de lui avouer tout ; la seule crainte d’un empressement trop hâté, m’a retenue ; et puis, tu connois ma mère : sa dignité rassure mais sa bonté en impose ; elle est froidement bonne, et gaîment sévère ; quand elle gronde, elle est si aimable, que l’on ne peut que l’appaiser ; sa sensibilité et ses carresses ont un sang froid, et sont si graves, qu’elles inspirent la réserve avec la reconnoissance. Dans tout cela, l’abandon de la confiance, ne sait où se mettre et ne trouve point de place. Hier, après dîner, pendant sa lecture ordinaire, elle eut, ou feignit, je crois, un affoiblissement dans la vue ; elle passa son livre à Maurice, et le pria de continuer ; il s’en acquitta fort bien, et plaisanta même avec grace sur les leçons du curé, son oncle ; ma mère parut y prendre plaisir, et le fit causer assez long-temps ; puis elle s’endormit dans son fauteuil. J’étois si contente de la scène, que je craignis de la gâter en la prolongeant. Je fis signe à Maurice de sortir, dans la crainte, lui dis-je, d’éveiller ma mère. Je ne sais si elle me vit ou m’entendit ; il avoit à peine fermé la porte, qu’elle me dit, sans ouvrir les yeux : — où va-t-il donc ? — En vérité, ma chère, je suis dans un état d’anxiété que je ne puis te peindre. Il me semble que je suis ici aux ordres et à la merci de tout le monde : je demanderois volontiers aux domestiques que je rencontre : — comment avez-vous trouvé aujourd’hui, M. Maurice ; en êtes-vous content ? — Cet état ne peut pas durer ; mon père me semble celui qui procède le plus rondement : il s’empare de Maurice tous les matins, et le promène du jardin au parc, du parc au bois. Il veut lui faire connoître tout en détail ; il a, dit-il, des vues sur lui ; il lui parle culture, économie ; et mêle tout cela de témoignages d’affection et de confiance qui ne me rassurent point. Il ne lui vient pas même dans l’idée, qu’un soldat puisse aimer sa fille. — J’aime beaucoup ton M. Maurice, me disoit-il, dernièrement : ce jeune homme a l’esprit très-juste ; je voudrois que nous puissions le fixer à la maison ; tu devrois lui en parler ; vous êtes ensemble dans une habitude de confiance, qui le mettroit plus à son aise pour répondre. — Je n’y étois guères, moi-même ; je l’assurois que je croyois Maurice trop attaché à ses parens, pour se séparer d’eux par le seul motif d’intérêt. — Eh bien, dit mon père, à son âge, on pourroit lui trouver ici un établissement ; c’est une idée que j’ai depuis quelque temps ; et si je m’y connois, je crois qu’il n’en seroit pas éloigné — Comment, mon père ? — Oui, j’ai remarqué… Tu es trop jeune, pour prendre garde à ces choses là. Il paroît faire beaucoup d’attention à Agathe. — La fille de notre procureur fiscal, ci-devant ? — Oui ; celle qu’on dit qui te ressemble. Il ne la quittoit pas des yeux, dimanche, à la messe ; ça lui conviendrait ; je leur donnerai la régie de tout ceci, quand nous retournerons à Bois-Guéraut : elle est de ton âge ; un an de plus, je crois ; c’est sage, bien élevé, cela conviendroit fort. Si tu ne veux pas t’en charger, je lui en parlerai ; je crois même que la jeune Agathe n’en serait pas trop fâchée. — Heureusement, mon frère vint finir ce bel entretien ; pour lui, il est toujours le même : une politesse insouciante et légère, que Maurice lui rend plus gravement. Maman t’a écrit il y a peu de jours ; j’ai vu l’adresse de sa lettre : je n’imagine pas qu’elle te parle de moi. Si cependant… ton amitié ne me laisseroit rien ignorer de tout ce qui m’intéresse. Adieu, cousine ; aimes-moi pour notre bien commun ; ton amitié sera dans tous les temps, mon bonheur, ou m’en tiendra lieu.

LETTRE XL.

Plouën, 17 frimaire, an 4 républicain.


Quand tu auras lu ceci, bonne Clémence, tu te mocqueras de moi, et regretteras de n’avoir pas été témoin : ta malice ce seroit bien exercée. Je vais te raconter ; mais je ne te promets pas d’être aussi vraie que mon visage l’étoit alors, ou plutôt que tu m’aurois devinée. Je crois, ma chère, qu’il y a peu de cœurs à l’abri de petites foiblesses ; nous autres femmes, nous savons les cacher, la fierté de notre sexe nous aide souvent ; mais nous souffrons encore plus. J’en juge par quelques momens dont je ris aujourd’hui, mais qui, pourtant, ont été pénibles. Mon père, comme je te l’ai dit, avoit parlé un peu devant Maurice, de sa filleule Agathe ; et tu sais qu’ordinairement tous ses projets, hors ceux de bâtimens, ont peu de suite ; mais comme il porte beaucoup d’affection à Maurice, et désire le fixer près de lui ; que d’ailleurs, il aime Agathe presqu’autant que moi, j’oserois dire, si je ne craignois que tu ne m’accuses d’être jalouse, même de l’amitié paternelle ; cette jalousie pourtant, seroit la plus raisonnable : comme j’avois oublié tout ce qu’il avoit dit à ce sujet, hier soir, il proposa d’aller faire un déjeûner chez le maire ; il me reprocha même de n’y avoir point encore été. — Agathe est ton aînée, me dit-il, et c’étoit à toi à faire la première visite ; je les ai vu ce matin, et toute la famille m’a dit de te gronder : il faut y aller demain. — Ma mère dit qu’il faisoit un peu froid pour elle ; et il fut convenu que nous les ramènerions dîner. Je ne sais pourquoi, mais je passai la nuit à m’inquiéter de cette journée : j’étois triste ; et l’aspect d’un beau jour, dans les premiers froids ces beaux lointains bleuâtres, dorés d’un soleil voilé par la rosée ; ce tableau, qui tant de fois rendit mes promenades délicieuses, me trouva insensible ; c’est peut-être le seul jour, où une course champêtre, faite dans ce temps, n’ait pas exalté mon ame ; mais alors j’étois tranquille. Te dire avec quel plaisir nous fûmes reçues, est inutile. Tu connois ces bonnes gens, et l’aimable harmonie qui règne entre le père et les enfans ; Agathe, depuis la mort de sa mère, quoiqu’elle étoit bien jeune encore, a tenue la maison, avec une prudence bien au-dessus de son âge ; il y règne un ordre qui annonce le bonheur tranquille dont ils jouissent ; et l’honnêteté du père a paru si irréprochable, que le démon révolutionnaire n’a pu l’atteindre. De l’aveu de ses concitoyens, il remplit sa charge, aux vœux de tous, et en est le plus digne, sans cependant avoir jamais dérogé à sa charge d’honnête homme. Aussi mon père a-t-il pour lui une parfaite estime, jointe à l’amitié qu’il a toujours porté à cette famille ; car tu sais combien il a regretté la mère, et quel chagrin lui a donné sa perte. Je lui en ai toujours entendu parler avec attendrissement ; j’ai même cru appercevoir que maman ne partageoit pas son amitié, ni ses tendres souvenirs. Je te dis cela, ma chère, parce que toi et Louise, ne peuvent avoir une pensée au-delà de ce qu’elle doit être ; et comme ma mère a toujours été l’épouse la plus chérie et la plus honorée, je la crois un peu injuste ; mais ma Clémence, je crains d’avoir un moment, partagé ses torts, et je veux te dire tout, afin que tu aies le droit de me gronder ; peut-être me guériras-tu pour toujours ; je dis pour toujours, ne pouvant répondre de l’avenir ; car, pour le moment, le mal est passé, bien passé. Je ferois volontiers amende honorable ; et la bonne Agathe, je suis sûre, me pardonneroit. Le croirois-tu, Clémence, en entrant dans sa maison, en voyant la tendre affection de mon père, les louanges, qu’il lui donnoit, et plus encore la surprise de Maurice, de trouver tant de simplicité et de vertus réunies dans une personne, du reste, toute charmante et remplie de graces ; car si Agathe me ressemble, c’est en beau : de grands yeux noirs relèvent son teint, qui pour être un peu brun, n’en est pas moins uni et moins frais : le reste du visage, à-peu-près semblable au mien, si l’on peut se juger soi-même. Mon frère prétend qu’elle est près de moi, le modèle dont je ne suis que l’image soignée par un habile artiste, qui a négligé les premières beautés, pour embellir les détails, et rendre son ouvrage plus délicat et plus achevé. Tu conviendras que cette idée est trop galante, sur-tout pour un frère ; mais, tout en lui en sachant gré, je m’arrête au sentiment que j’éprouvai ; je crois qu’il ne nous trompe jamais ; je me sentois petite, et Agathe, Agathe, avec son simple vêtement, qui va si bien à la candeur de son maintien, et au noble emploi de ses journées, me rappeloit la belle Rachel, pour qui Jacob n’avoit pas craint de servir sept années, et puis sept années encore, pour obtenir d’être son époux : tableau charmant de la pureté des mœurs antiques ! tout ce qui nous y ramène, nous laisse de douces impressions. Je ne pus éloigner les réflexions sur moi ; je me voyois si loin d’Agathe, que je me persuadai que tout ce que j’avois dans l’esprit, Maurice l’éprouvoit aussi ; et je ne saurais te dire combien j’étois peinée. Pour elle, sa confiance étoit la même que dans ces jours de notre enfance, où nos jeux nous faisoient sentir le besoin d’être ensemble. Avec quelle gaîté, quelle bonne amitié elle m’entraînoit avec elle dans son héritage ; me montroit les endroits où ses souvenirs nous revoyoient. Celui de sa mère, mêlé à nos anciens plaisirs, prêtoit tous les charmes de la sensibilité à l’expression de sa physionomie ; elle étoit plus jolie encore. Ce mélange de gaîté et de peine, dans des yeux où brillent quelques larmes, ne peut jamais se voir avec indifférence. Maurice étudioit ses mouvemens, et sembloit vouloir suivre leur rapidité, pour ne rien échapper. Agathe lui faisoit oublier ses chagrins ; jamais, je crois, ne l’avoir vu avec autant de sérénité. À cet examen, mon cœur se serroit si fortement, que j’eus beaucoup de peine à m’empêcher de pleurer. Pendant le déjeûner, il voulut absolument partager avec elle, le petit service. Jamais mon rôle de demoiselle, ne me fut si incommode ; il falloit que je me tinsse sur ma chaise, bien tranquillement, tandis que je les entendois rire avec mon frère, en faisant leurs petites courses ; car alors, je représentois maman, pour monsieur le maire, qui ne vouloit pas que je prisse la moindre peine. J’étois si mal à mon aise, que quand ils furent revenus, il me fut impossible de manger ; je dis que j’avois un grand mal de tête, et couvris ainsi la peine secrette qui me tourmentoit ; combien j’étois folle ; je rougis dans ce moment d’avoir été capable d’une pareille erreur.

La leçon fut complette, ma chère, et la journée ne s’acheva pas, sans que je sentisse mes torts ; je fus assez heureuse pour que personne ne s’en apperçut, pas même Maurice. Il est bien loin de craindre de pareilles inquiétudes ; je t’avoue qu’il me seroit affreux d’avoir à rougir avec lui : combien il me trouveroit petite. Le cœur dit tout à l’amitié ; elle peut tout entendre et tout pardonner ; son caractère saint et sublime ne s’altère jamais que par le manque de confiance ; mais il n’en est pas ainsi de l’amour ; sa délicatesse est si grande, qu’une lumière trop vive le blesseroit, si un moment il n’a pas son bandeau ; il faut que le demi jour qui l’éclaire, lui en fasse l’illusion et qu’il ne puisse s’appercevoir de ce qu’il a perdu.

Revenue à moi, tu juges bien qu’Agathe a retrouvé son amie ; avant de nous quitter, elle a repris tous ses droits. Je trouvai du bonheur à lui faire le sacrifice du petit chagrin qu’elle m’avoit donné. Sa franchise se livra à mes carresses ; son bon cœur, sûrement, ignore encore le mal qu’elle peut faire.

Voilà, chère Clémence, la confession entière de ta pauvre amie ; conviens au moins que je sais réparer mes torts ; pour toi, qui n’en eus jamais de cette espèce, ne sois pas trop fière ; il est beau d’avoir de l’indulgence pour des foiblesses qu’on n’a point ; mais je te promets de n’être plus jalouse que pour toi : oh ! cela, je ne pardonnerois à personne de vouloir occuper ma place dans ton cœur ; fut-ce un mari ; et tu m’entends ; c’est que jamais dans le mien, la tienne ne sera prise. Oui, ma chère, si ma destinée me rend épouse et mère, je me souviendrai toujours de ce que tu fus pour moi, dans ma jeunesse ; et la seconde mère de mes enfans n’auroit qu’un titre de plus, qui resserreroit encore des nœuds si chers. Adieu, ma bonne cousine, ange de mes affections ; que le ciel veille sur toi, comme je t’aime.

LETTRE XLI.

Plouën, 17 frimaire, an 4 républicain.


Tiens, cousine, il se trouve ici quelque chose contre moi, et je ne sais quel instinct me dit que tu es complice ; qu’est-ce, je te prie, qu’un gros paquet que ma mère a reçu de toi ? j’ai très-bien reconnu ta main sur l’enveloppe, malgré tes lettres majuscules. Maman a mis le paquet dans sa poche ; et quand je lui ai demandé si ce n’étoit pas de tes nouvelles, elle m’a répondu de lui approcher son métier de tapisserie ; je ne veux point m’inquiéter : puisque c’est de toi, c’est bien ; ma curiosité cependant est piquée, et maintenant j’aime mieux dérober ton secret, que de te le devoir. Je ne sais si c’est l’effet de ta lettre : ma mère, depuis, semble rechercher davantage Maurice : ce matin, elle prit son bras, l’a mené au potager, et s’y est promenée long-temps avec lui. Tu penses bien que je n’ai pas manqué, au retour, d’interroger le promeneur : tout s’est passé, m’a-t-il dit, en choses générales ; beaucoup de questions sur lui, sur sa famille, sur l’emploi de sa jeunesse ; ensuite elle lui a beaucoup parlé de moi, du temps que j’avois été avec lui, de notre genre de vie ; elle sait cependant tous ces détails par moi ; enfin, cette phrase singulière, qu’il m’a rendu mot pour mot : — il est heureux pour une jeune personne, d’être tombée aux mains d’un honnête et galant homme ; mais cela même pourroit devenir dangereux pour elle. — Vouloit-elle encourager sa confiance, ou pressentir et préparer son éloignement ? je ne puis le croire ; que deviendroit-il ? où iroit-il ? Ma mère n’ignore pas qu’il ne peut encore reparoître ; elle a fini par le presser beaucoup sur les motifs qui l’avoient engagé à me demander à la municipalité de Cholet : il est extraordinaire, disoit-elle, que sans raison antérieure, sans la connoître, vous vous soyez tout-à-coup décidé à cette démarche ; Maurice a long-temps parlé humanité, bienfaisance ; enfin, pressé par elle, il lui a répondu, m’a-t-il dit, et même un peu brusquement : — je vous avoue, madame, que je la crus alors, une jeune fille abandonnée de ses parens, sans naissance et sans fortune. — En disant cela, il a pris congé d’elle, prétextant que mon père l’attendoit. Que dis-tu de cette réponse, cousine ? je ne puis m’en fâcher, d’autant qu’il m’a semblé que ma mère ne lui en fesoit pas plus mauvaise mine. Je t’ai oui dire que les mamans aiment toujours que l’on soit amoureux de leurs filles. Tu vois que mon pauvre cœur, prêt à se noyer, s’attache aux moindres branches.

Depuis ce moment, je ne sais si mon imagination fait tous les frais de mon inquiétude ; mais il me semble que l’on se cache de moi ; mon père n’a plus cette bonne et douce familiarité qui me mettoit si à l’aise avec lui. Je le vois souvent qui me regarde avec des yeux étonnés et secs, qui font baisser les miens ; plusieurs fois il m’a semblé qu’au moment où j’entrois, les trouvant ensemble, l’entretien finissoit ou changeoit. On ne m’observe, ni ne me surveille assurément, mais je parois de trop entr’eux : hier ils restèrent long-temps enfermés dans leur chambre ; tu sais que la mienne est à côté, et je te confesse que je n’ai pu sortir, de peur d’être tentée de prêter l’oreille : mon père parloit d’un ton vif et animé, et ma mère, froidement, et par longs discours ; je n’ai rien pu distinguer. Mon père, en sortant, est entré chez moi ; il avoit l’air préparé, mais il a fait cinq ou six tours dans la chambre, et est sorti sans me rien dire. Oh ! que n’es-tu ici ? quoi ! nul moyen, nulle espérance de te voir ?

LETTRE XLII.


Maurice est parti ; il est parti ce matin ; je l’ai appris à mon réveil : hier j’ai lu dans ses yeux un sentiment pénible, et je l’ai interrogé inutilement ; en se retirant, le soir, comme il montoit l’escalier avec nous, il prit furtivement ma main et le pressa sur ses lèvres ; ce mouvement m’étonna ; je le regardai, et lui répondis par un serrement de main ; il resta en arrière, redescendit, et je ne l’ai plus revu ; peut-être ne le reverrai-je jamais. C’est la nourrice qui me l’a appris ce matin : elle étoit chargée, par lui, de me dire seulement, qu’il étoit obligé de s’éloigner, et que je le plaindrois et l’approuverois, s’il lui étoit permis de me dire ses motifs. La nourrice l’a questionné inutilement, sur le terme et la durée de son absence ; elle n’a pu en savoir davantage. Ce départ secret a l’air d’une fuite. Pourquoi m’en inquiéterai-je ? apparemment qu’il a ses raisons ; rebuté, peut-être, des incertitudes et des délais, il m’accuse, sans doute ; qu’importe s’il a tort ; ai-je rien à me reprocher ? oh ! non, mon cœur étoit à lui, ah ! tout à lui : puisse-t-il être heureux ; puisse mon souvenir l’accompagner ; je garderai le sien ; il me restera ; des jours si heureux passés ensemble ! mais, tout cela est fini ; conserve mes lettres ; je serai peut-être bien aise un jour de les revoir. Je regrette la prairie de Cholet, l’hôpital de Mauléon, la forêt, le voyage, la maison de la nourrice, le camp ; si jamais je revois ces lieux, je rechercherai les places ; je veux m’y reposer, m’y asseoir. J’avois du plaisir à m’entretenir avec toi, et voilà que l’on m’importune ; ma mère me fait dire de descendre : qu’ont-ils besoin de moi ? il faut que je me lève. Je t’écris dans mon lit… la nourrice s’est en allée… je remonterai dès que je serai libre, et je t’écrirai… Je vais cacher ma lettre ; on me l’ôteroit peut-être, et je veux l’achever… la tête me fait mal… Me voilà libre, enfin… comme ils me regardoient tous… si je suis incommodée ? ce que j’ai… je n’ai rien… les yeux rouges, l’air abattu ; … et pourquoi ?… j’ai fort bien dormi… Je ne déjeune pas ; … hé bien, je souffre,… je souffre de la tête, voilà tout… Maurice est à la chasse avec mon père ; … hé bien, ils reviendront… Je suis bien aise d’être seule… ah ! voilà ma mère qui monte, je l’entends,… je cache mon papier ; mais dès que je serai libre, je reviens à toi, ma Clémence, mon amie ; c’est toi qui as un cœur d’ange ; tu sais aimer, toi ; tu ne quittes pas ceux qui t’aiment… La voilà…

La nourrice reste seule avec moi ; je reprends ma lettre ; ils ne l’ont pas vue… On m’a fait coucher ; … à la bonne heure ; je puis t’écrire au lit, et la nourrice, la bonne nourrice, m’a bien promis de t’envoyer ma lettre ; elle me donnera aussi ta réponse ; car tu m’écriras ; je n’ai plus que toi, et Maurice ; comme il étoit doux ; comme il me soignoit dans la route. Je t’ai tout dit ; tout ce que mon cœur a éprouvé ; le tien est le dépositaire de tous mes secrets… Cela me fait du bien, de t’écrire, ma bonne Clémence… Il avoit l’air triste, la dernière fois que je l’ai vu ; ses yeux brilloient à travers un voile humide ; je crois qu’il avoit pleuré ; tu le verras ; tu reviendras avec lui ; prends garde ; tu sais bien qu’il y a danger pour lui, s’il étoit reconnu : c’est moi qui en suis cause ; sans moi, il n’eût jamais été exposé ; que d’embarras je lui occasionne ; mais il n’y a point de regret ; son cœur est si bon, si pur, si honnête… — Oh ! ma mère, quand vous le connoîtrez, vous l’aimerez aussi ; j’aurois été si heureuse ! qu’il le soit, du moins… On m’inquiète, on me tourmente ; je ne puis être seule un instant… Pourquoi tant de monde autour de mon lit ?… Toujours cacher mon papier, et le reprendre ; c’est le seul repos que j’aie, de t’écrire, ma Clémence ; de causer avec toi : mon cœur se dilate, ma tête se repose ; je suis mieux, quand je t’ai parlé. Crois-tu que nous nous revoyons bientôt ? combien de temps s’est passé depuis que je ne t’ai vue ; et combien de choses ? j’en ai pour long-temps à te dire : tu m’écouteras, tu m’entendras, tu me sentiras ; je n’ai plus que toi… ils ne m’entendent plus… Ma mère est toujours là ; elle y étoit encore tout-à-l’heure ; mais elle ne m’entend pas ; je n’ose lui parler ; j’aurois eu tant de plaisir cependant à lui ouvrir mon cœur ; mais je n’ose. Qui sait ? elle s’en prendroit peut-être à Maurice ; cependant, tu le sais, ce n’est pas sa faute : il ne me connoissoit pas quand il m’a pris ; il m’a sauvée, sans savoir qui : il me croyoit une pauvre fille, délaissée, condamnée ; je suis sûre qu’il s’afflige. Où est-il allé ? il m’aimoit tant ! oh ! il m’aimoit ! il ne m’auroit pas quitté, malade, souffrante, malheureuse ; il seroit là ; il me consoleroit, il me soigneroit, comme je le soignois à l’hôpital. Je vois tant de monde autour de moi, et je ne le vois pas ; il est peut-être avec mon père ; car je ne le vois pas non plus, et cependant il aime sa fille… La tête me brûle ; je me sens fatiguée, affaissée, comme engourdie ; je crains que tu ne trouves pas mes idées nettes ; j’ai tant souffert ; tout-à-l’heure encore, ma mère pleuroit auprès de moi. Pourquoi pleure-t-elle ? je ne lui ai pas causé de peine ; je ne lui ai pas parlé de Maurice ; elle ignore tout ; s’il faut lui en faire le sacrifice, hé bien ! j’en mourrai ; mais je ne l’affligerai pas ; elle doit me plaindre, elle ne doit pas me haïr. La nourrice pleure aussi ; qu’est-ce donc qu’il y a ? tout est malheureux autour de moi ; qu’ai-je fait ? je suis la seule à plaindre ; je souffre, mais je ne me plains pas, je n’accuse personne. Oh ! si tu étois ici, tout s’arrangeroit ; tu leur dirois tout ; cela te seroit bien plus aisé qu’à moi : je n’ai rien à cacher ; mon cœur est à lui ; mais mon cœur est pur. Je t’avouerois de tout ce que tu dirois : on te croiroit, et je ne te démentirois pas. Oh ! pourquoi n’es-tu pas venue… Un nuage couvre tout ce qui m’environne : mes yeux voient à peine ce que je t’écris ; mes doigts quittent ma plume ; je fais des efforts pour achever ; je ne puis. Je crois que je vais dormir : à mon réveil, je t’écrirai,… si je m’éveille : je me sens appesantie : je t’aime… j’aime…

LETTRE XLIII.

Plouën, 24 frimaire, an 4 républicain.


Je rouvre les yeux à la lumière ; ma première pensée est à toi. On me dit que j’ai été deux jours absente de moi-même, et je m’éveille d’un sommeil léthargique de seize heures. Mes premiers regards l’ont vu, lui, Maurice, à genoux auprès de mon lit… J’obtiens avec peine de te tracer ces deux lignes ; on n’a osé me le refuser, mais on me défend d’en jouir plus long-temps… Je revis, ma Clémence ; et je revis pour toi ; pour toi, pour eux tous, pour tout ce que mon cœur aime.

LETTRE XLIV.

Plouën, 25 frimaire, an 4 républicain.


C’est une épouse qui t’écrit ; c’est une heureuse épouse. Je t’ai dit qu’il étoit là, près de moi, à mon réveil : avec lui, étoient mon père et ma mère, la nourrice, les médecins, tous les domestiques de la maison. J’eus d’abord peine à me retrouver ; le moindre bruit m’affectoit : mes yeux étoient ouverts ; je regardois sans voir, ou plutôt, je voyois sans reconnoître. Cet état, je m’en souviens, étoit doux ; il ne me sembloit pas tenir à la terre ; je sens une de mes mains fortement pressée, je tourne la tête, et mes yeux rencontrent ceux de mon ami : je puis dire maintenant de mon époux, de mon amant, de mon mari ; un mouvement prompt me porta vers lui, et je jettai un cri, auquel répondit tout ce qui m’environnoit : en même temps cette voix si connue : Louise, ah ! Louise, retentit à mon cœur, et me rappelle tout-à-fait à la vie. Je ne pouvois encore parler ; mes pensées et mes sentimens se pressoient et ne pouvoient sortir ; j’étois oppressée ; le médecin me fit donner des cordiaux, et je ne trouvois pas des paroles pour exprimer tout ce que j’éprouvois. Ma mère étoit assise au chevet de mon lit : — mon enfant, dit-elle, reviens à nous ; ta mère a causé tes souffrances ; elle vient les finir ; pardonne ses torts, elle vient les réparer : voilà celui à qui nous te devons ; qu’il soit notre fils, ton époux, et qu’il n’oublie jamais qu’en te donnant à lui, nous lui rendons tout ce qu’il a fait pour toi et pour nous. — Maurice, apparemment, n’étoit pas préparé à ce moment de bonheur ; il baisoit les mains de ma mère, les miennes, et ne pouvoit parler ; mon père le releva et lui dit, en l’embrassant : — mon gendre, je vous ai tenu ma parole ; je ne veux pas vous faire attendre : un ministre de nos autels, est prévenu ; laissons ma fille un moment à elle-même ; elle ne pourroit soutenir tant d’émotions. — Maurice revint à moi ; il sortit les yeux gonflés de larmes, et en me regardant. Deux heures furent données aux soins du médecin. Ensuite il voulut que l’on me leva et qu’on m’habilla : tu le connois, c’est Coste ; celui qui a toujours été embarqué avec mon père. Je vis ensuite faire des préparatifs dans ma chambre ; on apporta un livre sur la table ; on para un autel ; et pendant ces préparatifs, Coste ne me quitta point : il me fit prendre quelques alimens, et me répéta plusieurs fois que la cérémonie de mon union avec Maurice, alloit se faire. Un moment, je fus si émue, que je tombai de mon siège, sur mes genoux, les bras levés vers le ciel ; et la nourrice me les soutenoit, car j’étois encore foible ; je dis à haute voix, cette prière : — Ô mon Dieu ! faites que je sois toujours digne du bonheur que vous m’envoyez, en me rendant à la vie. — Peu de temps après, je vis entrer l’auguste appareil : le prêtre, revêtu de ses habits, étoit suivi de ma famille : Maurice étoit au milieu d’eux, et les paroles sacramentelles de notre union, ont été prononcées sur nous. Je suis à lui, j’appartiens à l’homme que mon cœur a aimé et choisi ; le ciel même en est garant. Ton heureuse amie, ne désire plus que toi. Tout cela s’est passé hier ; cette nuit Maurice est resté dans ma chambre, avec ma mère, la nourrice et le médecin : le calme de l’ame m’a rendu le repos du corps, et des forces. Ils me laissent t’écrire, mais je sens combien de détails te manquent, et que ma tendre amitié a besoin de te donner. Ma mère t’écrit les faits ; mais elle me laisse à te dire les sentimens, les affections, le charme qui les accompagne et qui les anime : demain, on me promet plus de liberté, et de ne plus me compter mes lignes. Clémence, à demain : ah ! quand ne te dirai-je plus à demain ! quand te verrai-je ?

LETTRE XLV.

27 frimaire, an 4 républicain.


Le bonheur est un baume, ma douce amie ; les maux de l’ame se guérissent, dès qu’ils cessent, ils ne laissent point de convalescence ; et dès que le cœur ne souffre plus, toutes ses plaies sont fermées. Je me trouvai si bien hier, après la sainte cérémonie du matin, que le médecin voulut que je restasse habillée, et voulut même me faire descendre pour le dîner, et que je me rendisse aux usages habituels de la vie. Tous les cœurs étoient heureux de mon bonheur. Maurice étoit le fils de la maison ; mon père sembloit fier de son ouvrage ; maman était presque aux excuses avec son gendre ; mon frère le traitoit en frère ; tous nos gens comme leur jeune maître : il étoit à table à côté de moi, le docteur de l’autre ; et tout le régime qui m’étoit prescrit, me sembloit doux à suivre. La joie de Maurice étoit toute dans ses yeux ; ses manières n’étoient changées que pour moi : une aisance aimable avoit remplacé la contrainte, et sa reconnoissance, toujours respectueuse et tendre, remercioit nos parens, dans tous ses mouvemens et dans toutes ses paroles. Tu as su, par maman, la cause de nos peines ; aurois-tu cru qu’elles pussent me venir de toi ; vois, où la trahison conduit ? et au lieu de te la par donner, il faut que je te rende grace de ta bienfaisante perfidie, qui a fait nos maux, et qui les a finis. Ton excellent esprit avoit deviné juste ; jamais je n’eûsse pu prendre sur moi de faire un aveu, et sur-tout de l’accompagner des détails et des circonstances qui l’excusoient ; ta savante amitié a tout prévu, et le ciel a béni ta pieuse fraude. La collection de mes lettres a appris à maman ce que je n’aurais pu jamais lui dire ; elle a pu juger les circonstances et nous ; sa tendre prudence se prescrivoit alors une épreuve, celle d’exiger de Maurice son éloignement ; s’il m’eut désobéi ou trompé, m’a-t-elle dit, ce n’étoit plus qu’un homme ordinaire, et notre reconnoissance pouvoit s’aquitter sans toi ; ou du moins, vous laissant libre de tout engagement, nous remettions aux loix le droit de vous laisser disposer de vous-même ; mais si elle eut lieu d’être satisfaite de la généreuse résignation de Maurice, elle étoit loin, m’a-t-elle dit, d’en prévoir l’effet. C’est alors que mon père n’écoutant que sa bonté et sa tendresse, partit : en éloignant Maurice, on avoit pourvu à sa sûreté, et il avoit dû être reçu dans une ferme à nous ; mon père ne l’y trouva point ; il fallut alors des recherches pour découvrir sa route : il avoit pris le chemin de la mer ; mon père l’atteignit et le ramena ; ils étoient revenus peu d’heures avant mon réveil, ou plutôt ma résurrection ; il fallut l’emporter de ma chambre, lorsqu’il me vit sans connoissance et sans mouvement.

Ses premiers élans furent de la frénésie ; son emportement alla jusques à dire à ma mère : — madame, voilà votre ouvrage ; — et ma bonne mère lui a pardonné ; nous avons passé ainsi hier le reste de la journée, dans les doux épanchemens de l’amour et de l’amitié. Le soir, je ne me sentois point foible ; je voulus rester, on me ramena dans ma chambre après souper, et il fut décidé que la nourrice, le médecin et mon mari, y passeroient la nuit, comme hier. Je fus un peu surprise d’un mouvement de Maurice ; au moment où ma mère se retiroit, il mit un genou en terre, devant elle, et lui demanda, sa bénédiction ; vers le milieu de la nuit, je me suis réveillée ; Maurice étoit resté seul. Mon amie, ce matin, il étoit déjà assez tard lorsque mon père est entré dans notre chambre, et il a béni ses enfans…… Mais toute cette félicité t’appelle, te demande, te réclame : tu y ajoutes encore, en pensant que je te le dois, ma Clémence ; viens le partager, l’embellir ; la santé de ta mère est meilleure, et mon bonheur ne peut plus se passer de toi.

LETTRE XLVI.

Plouën, 4 nivôse, an 4 républicain.


Mon cœur me reproche d’avoir été deux jours sans causer avec toi. Ils ne m’ont laissé aucun instant ; ils craignoient encore une rechûte ; mais je sens bien que tout le danger est passé avec les causes du mal ; d’ailleurs, ma Clémence, j’aurois tant de choses à te dire, à t’exprimer, que pour la première fois, je sens qu’il me sera difficile de te peindre tout, cousine ; j’aimerois bien mieux que tu fusses avec moi ; rien ne te seroit échappé, et peut-être ne serois-je pas aussi précise que tu le voudrois. Comment pouvoir te rendre toute la félicité dont je jouis : entourée des soins de ma famille entière, de ceux d’un amant avoué, d’un époux qui m’est si cher : je ne vois rien, je n’ai pas une pensée qui ne soit du bonheur ; et si je n’étois forcée de répondre à celui qu’ils éprouvent tous, je crois que je m’abandonnerois, sans retour sur moi-même, à la religieuse sensibilité que je dois à l’Éternel, pour tant de bienfaits. Malgré cet enchantement, mon ange, je te cherche ; ta tendre amitié, absente, laisse une place, qu’aucun sentiment ne peut remplir ; jusqu’à présent mes chagrins, mes souffrances, m’avoient tellement resserrée l’imagination, que n’osant penser devant moi, j’étois assez occupée du moment présent, pour être morte à tout le reste. Je te desirois, mais ce n’étoit pas ici ; j’aurois voulu être dans une solitude avec toi, pour oublier tout, pour m’oublier moi-même. Comment aurois-je pu voir ta tendre pitié, tes tendres soins (repoussés peut-être), sans mourir de douleur ; aujourd’hui que le jour est si beau pour moi, je ne puis m’empêcher de remercier la providence de ce qu’elle a arrangé ; ce que j’ai souffert en augmente le prix ; ceux que j’aime m’en tiennent compte aujourd’hui ; tous les plus tendres sentimens viennent m’en dédommager : je vois père, mère, frère, époux, s’empresser de me faire oublier mes chagrins ; ils m’accablent de soins et de bontés ; les expressions de ma reconnoissance ne me suffisent pas ; mon cœur même ne me semble plus pouvoir contenir tout mon bonheur ; il me faut le tien, ma chère, il faut qu’il le partage ; que la douceur de ton amitié vienne affermir celle de la familiarité et de l’innocence dont nous commençons à jouir : nous avons aussi besoin de tes graces touchantes, pour recevoir les hôtes que nous attendons. Mon père a écrit aux parens de Maurice ; mon frère est allé porter lui-même la lettre ; il doit se détourner, à son retour, pour aller prendre les cousines de Mauléon ; c’est maman, c’est moi et Maurice qui les prions, avec les plus tendres sollicitations, de se rendre ici pour la fête de mon mariage. Ma famille voudroit que tout cela soit arrêté ; pour moi, ma chère, je les laisse faire, je n’ai plus le droit de rien exiger ; et malgré tout mon desir de t’y voir, je serai peut-être forcée de prendre les engagemens civils, sans que tu sois ici, si tu tardes encore à t’y rendre. Maurice n’ose me presser ; mais mon père assure que la décence et les convenances l’exigent.

Mes regrets augmentent, en apprenant dans ta dernière, que bientôt ta mère pourra se livrer à nos soins, et que ce voyage, tant désiré, ne peut tarder plus de quinze jours. Tu nous annonces encore quelques petits embarras à terminer, que tu nous diras à ton retour ; ah ! ma chère, s’il étoit vrai que des motifs plus que raisonnables, aient en effet, éloigné nos plaisirs, si cela est, je n’ai pas besoin de te dire combien j’en serois heureuse : je n’oserois même me fâcher de ta réserve ; ma pauvre tête te sembloit sûrement si malade, que peut-être, tu ne m’as pas cru digne de t’entendre, cousine ; tu jugeois fort mal. Si quelque chose pouvoit, en m’éloignant de ma situation, anéantir mes chagrins, c’étoit de m’occuper de toi ; mais tu veux avoir tous les avantages : tu veux que je reconnoisse toujours que tu vaux mieux que moi, ta scrupuleuse vanité ne se contente pas que je le sente, et veut m’en donner des garans que je ne puisse jamais oublier. Je me soumets avec respect à tout ce que tu as voulu, à tout ce que tu voudras encore ; songe seulement qu’aujourd’hui, j’ai changé de rôle ; et que si je ne suis pas, comme toi, le mentor qui te guidera, au moins, je suis l’amie qui a partagé tes inquiétudes, qui les partagera, si elles existent encore, et si, comme je crois le deviner, elles cessent bientôt, et ne mettent plus d’obstacles aux desirs de ta famille ; songe à tes promesses, et ne fais pas languir notre bonheur, qui ne peut être complet qu’avec le tien : depuis si long-temps, c’est le vœu de tous ceux qui t’aiment, que ta raison même doit être d’accord avec nos cœurs, et le tien, chère cousine… je ne veux pourtant pas prêcher le censeur ; mais je ne puis croire ton cœur étranger à aucun des sentimens que tu fais naître, et que tu es sûre de conserver toujours.

LETTRE XLVII.

Plouën, 9 nivôse, an 4 républicain.


Tous nos amis sont arrivés, ma Clémence ; rien n’a dérangé nos desseins : le père de Maurice, avec sa fille ; ma bonne cousine de Parthenay, avec les siennes. Si tu étois ici, les murs qui m’environnent, renfermeroient tout ce que j’ai de plus cher au monde ; rien au-delà, n’appelleroit mon cœur ; leur enceinte seroit l’univers pour moi : hâtes-toi, ma chère, de venir réunir toutes les félicités du ciel, dans un petit coin de la terre : tu y trouveras d’anciens amis, de nouveaux, qui s’empresseront tous de te faire aimer leur séjour. Je ne te parle pas de ta Louise ; point de joie pure, point de plaisir pour elle, si tu ne le partages ; aussi, ma chère, la grande fête ne se fera qu’à ton retour ; elle ne sera qu’en famille. Tous les cœurs s’entendront ; l’aimable simplicité, compagne de l’aisance et de la douce familiarité, donnera tous les charmes à notre bonheur : tu sais combien ces fêtes nous plaisoient ; j’imagine qu’aujourd’hui elles nous seront encore plus chères. Jamais, ma Clémence, nous n’avons été réunies, sans que la bonté de mes parens n’ait arrangé ces journées selon les desirs de mon cœur ; et cette fois, ce sera encore pour toi, mon ange ; et la modeste cousine sera forcée de reconnoître combien sa présence est nécessaire à la joie commune, et combien elle l’augmente. Avec tous tes retards, méchante, il faut pourtant, sans toi, faire demain, toutes les cérémonies ; car c’est demain que je vais promettre civilement à Maurice, de le reconnoître pour mon seigneur et maître. Mon frère, ce matin, en plaisantant, l’engageoit à prendre un ton plus grave, et à n’être plus tant aux petits soins ; tu vois, ma chère, que si je ne t’ai pas bientôt, pour me défendre, il faudra tout-à-fait abandonner mon rôle. C’est hier que la famille de Maurice est arrivée ; nous étions encore à déjeûner, quand nous les apperçûmes qui traversoient la terrasse : tout le monde fut aussitôt levé. Maurice étoit sorti un moment avec mon frère ; ainsi il ne fut pas présent au tendre accueil de mes parens ; je vis que les siens y étoient sensibles : en un instant ils furent de la famille, et le ton de la bonne confiance existoit déjà entre nous, quand mon mari et mon frère revinrent ; après leurs embrassemens, Maurice me prit la main, et me présenta à son père, qui lui dit : — mon fils, vous m’avez bien de l’obligation de vous avoir mis au monde, et de vous avoir fait un honnête homme ; nous en recevons aujourd’hui la récompense, et je bénis le ciel de m’avoir donné un fils qui rend mes derniers jours si beaux. — Madame, en s’adressant à ma mère, vous permettez que j’embrasse ma fille, et que je vous présente celle que j’ai élevé dans ma chaumière. — Je reçus son embrassement paternel, dans toute la sensibilité de mon cœur, et partageai, avec ma mère, les plus tendres carresses à la jeune sœur, qui d’abord, embarrassée et timide, n’osoit les recevoir. Maurice étoit aux cieux ; tous ces mouvemens, prompts et vifs, montroient l’émotion de son ame, partagée entre son père et moi : ses yeux me disoient : — tu es bonne, et je suis bien heureux. — Ah ! ma chère, je l’étois bien aussi, et je jouissois doublement de son bonheur. La journée se passa délicieusement ; mes cousines m’aidèrent à dissiper la timidité de ma petite belle-sœur, qui, à la fin de la journée, étoit, parfaitement liée avec la plus jeune des cousines : il paroît même s’être établie, entr’elles, une grande amitié : pour l’aînée, mon frère se charge de la distraire ; le voyage l’a mis en connoissance ; et depuis trois jours qu’elles sont arrivées, il ne nous a presque pas quitté ; les séances de famille ne l’ennuient plus : il reste même souvent assis, près d’un quart-d’heure, quand il est auprès d’elle. Qu’en dis-tu, cousine, si elle alloit faire la grande métamorphose, et que mon frère devienne raisonnable ; j’aurois bien de la peine à ne pas me venger un peu de ce qu’il m’a fait souffrir, et d’être à mon tour, la sœur qui feroit acheter son appui ; mais je crois qu’il n’auroit pas besoin de nos leçons ; et que la chère impérieuse s’en acquitteroit fort bien sans nous ; il règne, dans toute sa personne, une dignité dont je suis bien sûre qu’elle ne rabattra rien ; et mon pauvre frère sera tout étonné de craindre sa cousine. Sur-tout, gardes le secret de cette découverte. Quand tu seras ici, tu reprendras ton rôle, et je crois, ma chère, que tous les plus tendres intérêts te seront confiés.

À propos, n’oublie rien dans tes emballages ; cette campagne sera plus longue que les autres ; et malgré la noce, je n’ai point perdu le goût de nos ouvrages, ou plutôt de nos plaisirs : rapporte la collection de tes recherches ; nous les classerons avant la fin de l’hiver ; et ce printemps, nous apprendrons à Maurice à nous être utile, à moins que tu ne veuilles l’exclure, comme profane ; mais, cousine, je t’avertis, j’aurai le même droit, et j’en userai peut-être ; je crois cependant que tu seras moins sévère ; car ce n’est pas toi qui peux jamais craindre que l’habitude use le bonheur. Vas, Clémence, fais partager tout à ton époux, tes amis ; plus ils seront près de toi, plus cette douce habitude deviendra un besoin ; et tu sais bien que celui qui seroit assez fou pour t’obéir, te feroit un grand sacrifice ; et tous tes beaux secrets, pour conserver l’amitié conjugale, dont tu débites les maximes avec tant de graces, ne te serviront jamais ; oserai-je dire, à moi aussi. Oui, oui, ma chère, j’ai de l’orgueil ; mais il n’est pas enveloppé si adroitement que le tien, je pense ; tout haut, je te dis que mon mari me verra tous les jours, partagera mes amusemens, et recevra encore comme une grace, d’y être admis ; que je l’aimerai de tout mon cœur, qu’il en sera persuadé ; et que cependant, il me trouvera aimable, et me rendra tout ce que je ferai pour lui. Adieu, cousine ; à toutes les leçons de froideur, je suis ton maître aujourd’hui, et ne fais peut-être que te deviner ; et comme tu fus la plus tendre amie, tu seras la plus tendre épouse ; ton cœur ne fera jamais rien à demi.

LETTRE XLVIII.

Plouën, 10 nivôse, an 4 républicain.


Personne n’avoit dormi, et personne ne s’en plaignoit ; le lever du soleil, annonçoit une belle matinée d’hiver ; la gelée blanchissoit encore la terre, lorsque nous nous réunîmes tous au salon, pour le déjeûner : tu sais que c’est chez nous un repas de famille ; cette fois elle étoit beaucoup augmentée, et cependant elle étoit loin d’être complette ; on t’y désiroit, ma Clémence ; ta place étoit vuide, et je la voyois partout ; je te ferois une relation imparfaite : tu me manquois, et partout je me trouvois seule ; j’étois partout sans toi. Mes bonnes hôtesses de Mauléon, arrivées, comme je te l’ai annoncé, étoient tout bonheur et toute joie ; les deux filles ne touchoient pas la terre, et leur mère sembloit nous avoir mariées. Ce qui s’étoit pu rassembler de nos voisins, prenoit part à la joie commune, et l’augmentoit. Chacun avoit l’air heureux du bonheur des autres ; et le plaisir partagé, doubloit pour tous. Vers midi, on vint nous avertir que tout étoit prêt à la maison commune : on avoit d’abord voulu nous traiter avec une indulgente distinction ; et nous apporter les registres : mon père s’y étoit absolument opposé. Tu sais qu’il aime assez les représentations publiques, et qu’il ne hait pas le cérémonial ; il étoit revêtu de son grand uniforme de la marine, et sa noble gravité sut donner le ton de dignité convenable. Tu t’attends à des détails ; je ne te ferai grâce d’aucuns ; mon cœur en a autant besoin que ta curiosité : tu penses bien que la marche fut ouverte par le tambour et les cornemuses du canton : venoit ensuite mon père, donnant le bras à la mère des cousines ; puis mon mari, qui me donnoit le bras d’un côté, et son père de l’autre ; mon frère et les deux nouvelles cousines ; nos parens et amis suivoient ; ensuite les domestiques de la maison, dans leur plus belle parure, et autour de nous, tous les enfans du pays, je crois, tenant des branches vertes de sapin, et criant : au gui, l’an neuf, comme tu sais l’usage ; car notre fête se trouvoit ce même jour, le premier de l’an. Nous trouvâmes les officiers civils assemblés à la municipalité, dans un ordre très-décent et très-digne : notre maire, à cheveux blancs, prononça les paroles de la loi, et remplit les fonctions civiles avec beaucoup de révérence et de majesté : nous signâmes tous, et fûmes reconduits, dans le même ordre, par tous les officiers municipaux, malgré les instances de mon père, qui les retint tous à dîner : tous les chefs de famille de la commune, y étoient aussi invités. Je vois que tu me demandes où se trouvoit maman, ma Clémence, elle étoit un peu incommodée dès la veille, et ne put venir : ne fais plus de question, et contentes-toi de sourire, si tu le veux. Elle nous reçut tous au retour, avec cette grâce que tu lui connois, et fit placer à table le maire à côté d’elle avec mon beau-père. Le dîner a été aussi splendide que le permettent les circonstances. Nous étions environ cinquante convives. La gaîté, l’aisance, la satisfaction, y ont régné ; je crois même m’être apperçu que la circonstance n’y a pas nui ; un instinct civil et politique voyoit avec plaisir la noce du gendarme et de la demoiselle ; mais je dois dire aussi que la réserve, loin d’y perdre quelque chose, y gagnoit beaucoup ; le vin et la danse n’ont pas occasionné un seul moment de cette bruyante familiarité, qu’exclud ce que nous appellons le bon ton, et que les mœurs honnêtes n’admettent pas. On a bu beaucoup de santés : on a tosté à la paix et à la fraternité républicaine : nos têtes bretonnes, se sont réchauffées, ont maudit les anglais et juré leur mort, s’ils osoient toucher nos côtes. Mon père a sagement annoncé le bal à propos : Maurice, et moi, l’avons ouvert, suivant la coutume ; il danse avec beaucoup d’aisance ; ensuite on s’est mêlé et pris indistinctement : je n’ai pas été épargnée ; et sans le docteur, je l’eusse été encore moins. Après la contredanse, les bourées du pays ont eu leur tour ; deux jeunes paysans, citoyens voulois-je dire, ont demandé la place, pour exécuter des danses de caractères et du pays telles que : la Matelote, le Moisonneur, le Gagne-petit, et autres ; maman a voulu fermer le bal avec le maire, qui s’en est acquitté avec les applaudissemens de l’assemblée. Elle s’est terminée à dix heures ; et nous avons reçu les bénédictions, les complimens, les remerciemens, les témoignages de bienveillance et de cordialité de tous nos convives. Nous nous sommes bien appelés citoyens ; et je t’assure que je trouve ce mot très-commode ; le Monsieur étonne toujours les gens de village ; le nom propre, tout court, sied mal, dans la bouche des femmes ; le mot citoyen, sauve tout cela, et se prête à tout. Je n’ai pas fini mes remarques, et je te les dois : d’abord, mon jeune frère n’a dansé qu’avec l’aînée des cousines ; il s’en est despotiquement emparé, dès le commencement du bal ; et si je m’y connois, il seroit préféré au prétendu de Mauléon ; elle ne seroit point du tout effarouchée d’un beau-frère gendarme. Leur bonne mère n’a pas quitté la mienne, qui lui répondoit juste assez, pour ne pas la priver du plaisir de causer. Elles doivent nous rester huit jours, et mon frère a déjà parlé de les reconduire ; les parens de Maurice passent un mois avec nous ; tu penses bien qu’il a été question d’eux, lui absent ; ils ne veulent point quitter leur ferme ; et comme elle vient d’une abbaye religieuse d’Angers, il a été à peu-près conclu qu’à leur retour, ils la trouveront devenue leur propriété. La jeune sœur de Maurice, âgée de 12 à 13 ans, est bien la plus jolie villageoise et la plus aimable enfant que j’aie vu : nous la gardons ; le ciel et le temps feront le reste. La bonne nourrice, comme tu penses bien, a joui de la fête, autant que moi ; elle étoit à table, près de Maurice, et ne mangeoit pas d’aise. Nous voudrions bien qu’elle pût ne pas nous quitter ; mais ce mari n’est pas libre. Maurice, qui est tout prévoyance, la destine déjà, dans le temps, à l’éducation de ses enfans ; et Lapointe, qui a renforcé l’orchestre, pendant tout le bal, est établi ici, garde-chasse, par l’autorité de mon père. Selon les arrangemens pris, cette terre-ci, qui vient de ma mère, nous reste ; et nous y demeurerons tous, jusqu’à ce que Bois-Guéraut soit réparé : personne ne se pressera, j’espère. Enfin, chère amie, toutes les félicités de ce monde sont réunies ici ; celles du ciel y seroient, si tu y étois ; mais si tu tardes trop, nous irons à toi ; et bientôt, outre le besoin de mon cœur, je craindrois de perdre tout le bonheur que la Providence m’a accordé, et par une juste punition, si je pouvois plus de quinze jours en jouir, sans t’avoir vu. Maurice, qui me voit écrire, se joint à moi, et me prendroit ma plume, si je pouvois la céder à quelqu’un au monde, quand je t’écris. Nous sommes toujours, Maurice et Louise, l’un pour l’autre ; j’aime en lui un sentiment qui le met au niveau de son bonheur ; car j’ai la prétention de lui en supposer beaucoup : il laisse voir cette noble estime de soi, qui sait qu’elle mérite ce qu’elle a obtenue ; et je ne t’ai pas encore dit que nous sommes à-peu-près tranquilles sur cette malheureuse affaire. Les cousines nous ont appris, d’après leurs informations, que le commandant, pénitent, sans doute, mais par un mouvement généreux, a répondu, dans les poursuites judiciaires, qu’il n’avoit pas reconnu le cavalier qui l’avoit attaqué. Il a été récompensé, ont-elles dit, par l’approbation et l’estime de tout son corps, et il en avoit besoin.

Au faîte du bonheur, viens, ma chère, viens nous aider à n’en pas descendre ; ta main seule, qui nous y a conduit, peut nous y soutenir ; et si nous éprouvons le sort commun des choses humaines, nos souvenirs nous resteront toujours ; et ton amitié, que nous ne pouvons perdre, nous dédommageroit encore long-temps.


Fin du Tome second et dernier.