Treuttel et Würtz (Ip. 108-113).

LETTRE XVIII.

Du 12 vendémiaire, an 4 républicain.


Je n’ai pas fermé ma lettre ; j’ai du loisir, et je t’avoue que je compte le prolonger, si je puis ; le docteur de l’hôpital vient nous voir, je le cajole de mon mieux ; et si la troupe part, je le ménage pour un bon certificat d’infirmité. Maurice, lui, regarde son bras, et dit que ses camarades font son service. Il est cependant assez bien gâté dans la maison ; hier, il voulut se lever, et la dame lui apporta une grande robe de chambre du défunt ; elle entra en la tenant par le collet, c’est du beau damas jaune à grandes fleurs ; Maurice secoua long-temps la tête ; on se moquera de moi, disoit-il ; d’autorité nous l’empaquetâmes, et ma bonne dévote l’établit dans un fauteuil, entre quatre coussins ; je me reproche un peu de m’être égayé à son sujet ; j’ai peur que le ciel ne m’en punisse ; et je vais réparer en disant la vérité… Au milieu de tout ce parlage, qui tient peut-être à la bonté et au désœuvrement, ma digne hôtesse est ce qu’on appelle une femme de bien ; elle en fait beaucoup, et c’est la seule chose dont elle ne parle pas. Son mari étoit président du grenier à sel, ce qui ne laissoit pas de lui donner un état et de la considération dans le pays ; ses deux filles sont élevées comme des anges ; l’aînée est une blonde, faite à peindre ; et je remarque quelquefois que ses grands yeux bleux se fixent avec une très-douce compassion sur Maurice ; sa maman me dit que c’est tout le portrait de son père ; la cadette, qui est le sien, est une petite brune de treize ans, vive, espiègle, singeant tout le monde : elle contrefait le médecin de l’hôpital, à croire le voir entrer dans notre chambre ; elle n’en sort pas ; elle vouloit, il y a quelques jours, m’envoyer coucher dans son lit, et passer la nuit auprès du blessé ; je ferai tout cela aussi bien que vous, disoit-elle ; l’un et l’autre ont des talens ; la petite badine fort joliment sur un clavecin aussi long que notre chambre ; et l’aînée chante avec une voix très-juste et très-sensible. Maurice est en extase ; il leur dit qu’il n’a jamais été si heureux que depuis qu’il est malade ; cependant, une tristesse interne ne le quitte point ; ce jeune homme a quelque chagrin secret ; si je le laisse seul, et cela arrive rarement, je le retrouve la tête appuyée sur ses mains, absorbé, dans ses pensées ; souvent il ne s’apperçoit pas que je rentre ; lorsque je travaille, si je lève les yeux sur lui, pour voir s’il n’a pas besoin de quelque chose, je rencontre toujours les siens, avec une expression douloureuse ; je lui demande ce qu’il a… rien, c’est toute sa réponse ; et puis, il me parle des miens, de ma famille, du bonheur que j’aurai de les revoir, et de me retrouver avec eux. Je lui dis qu’il aura ce même bonheur, et que la reconnoissance de mes parens et la mienne le suivront par-tout ; il fait un geste de tête, et me répond : — oh ! dans ce métier-ci, de quoi peut-on être sûr, ce n’est pas le plus fâcheux, cela finit tout. — J’ai relu bien attentivement ta dernière lettre, il y a des choses dont je te demanderois l’explication, si j’étois près de toi. Que veux-tu dire, que je prenne garde de faire mon malheur, et peut-être celui de ce jeune homme ; s’il est aussi honnête que je le crois ; certes, faire son malheur seroit une bien coupable ingratitude ; je t’ai déjà dit que je m’étois refusé à le laisser s’exposer pour moi. Est-ce que tu croirois… pardon, ma chère, tu sais que la petite imperfection que l’on te reprochoit, étoit un peu d’exagération dans les idées, tu vois toujours au-delà ; ta mère disoit que la lecture t’avoit avancé l’esprit, et ton père, qu’elle l’avoit trop avancé. — Tu crois aux grands sentimens, et tu fais trop d’honneur à ta pauvre exilée ; je me plais sans doute à l’intérêt que j’inspire ; et sans lui, sans cet intérêt, si recommandable, que serois-je devenue ? J’en serois embarrassée, si je n’avois l’espoir de pouvoir le reconnoître un jour… Ta lettre m’attriste en la relisant encore ; hélas ! les instans de relâche ont été si rares depuis long-temps ; cruelle, laisse-moi jouir un moment.