Lettres de jeunesse : 1870-1874

Denys Cochin
Lettres de jeunesse : 1870-1874
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 481-517).
LETTRES DE JEUNESSE
1870-1874

Lorsque la guerre éclata, en août 1870, Denys Cochin n’avait pas dix-neuf ans. A La Roche, en Seine-et-Oise, où il se trouvait chez ses parents, vint à passer, musique en tête, un régiment de cavalerie en marche vers la frontière : aussitôt il sollicita de son père la permission de s’engager pour la durée de la guerre. Ses premières lettres sont datées de Vienne où se trouvait le dépôt du 8e régiment de lanciers.


Vienne, dimanche 28 août 1870.

Ma chère maman [1].

Je suis tout confus de penser que je ne vous ai pas écrit depuis huit jouis. Mais aussi quels huit jours j’ai passés ! Toujours la lance ou le sabre au poing, à pied ou à cheval. Je sais mon exercice sur le bout du doigt, grâce à l’obligeance du capitaine instructeur, qui m’a fait manœuvrer quatre fois par jour, avec le seul Montbel pour camarade, et un brigadier spécialement attaché à nous.

Je pense que vous avez été aussi heureuse de revoir papa, que j’ai été triste de le quitter. On n’a plus de sentiments médiocres à présent : on passe des moments bien rudes, et des moments de grande joie. Certes, depuis huit jours, j’ai éprouvé les uns et les autres.

Je ne sais pas encore la date exacte de mon départ, je pense pourtant qu’il sera très prochain. Hier, en arrivant à la caserne, on m’apprend qu’une dépêche de Paris ordonne l’envoi immédiat d’un escadron de 140 hommes. Vous jugez si je cours après les officiers pour demander d’en être. Le capitaine instructeur, M. de la Gasnerie, me répond que l’escadron ne partira guère avant jeudi et qu’alors il pourra sans doute m’y mettre. Voilà ce que j’espère.

Adieu, ma bonne maman ; je pars pour la messe. Ne craignez rien pour moi. Dieu me protégera et je ferai mon devoir.

Votre dévoué, respectueux et heureux fils.

DENYS.


Vienne, septembre 1870 [2].

Ma chère maman,

L’escadron de guerre est parti et je n’en suis pas. Cela m’a fait le cœur bien gros. Tous mes camarades étaient réunis dans la cour, avec leurs chevaux frais et piaffants, leurs paquets ficelés sur la selle, et les banderoles de leurs lances flottant au vent. Ils sont partis au milieu d’une fanfare ravissante et des cris de joie. Ceux qui restent, les trop vieux ou trop jeunes, allaient donner des poignées de main à leurs amis, et souhaiter un prompt retour à beaucoup de camarades qui ne reviendront pas. Moi, je n’avais jamais eu autant de chagrin depuis le départ de papa, et je pleurais un peu dans mon coin. Mais cela est vite passé.

Aujourd’hui la joie me revient très fort, parce qu’après les dérangements du départ on repense à nous. Le capitaine de la Gasnerie nous rend un brigadier, qui nous fera manœuvrer quatre fois par jour, et ensuite partira avec nous. Quand sera-ce ? Le major m’a dit plusieurs fois aujourd’hui : « Vous voudriez bien être déjà là-bas. » Vous jugez si je lui répondais invariablement oui. Je crois que cela ne tardera pas. Peut-être enfin partirons-nous au commencement de la semaine.


A Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans.


Vienne, dimanche 3 septembre 1870.

Monseigneur,

Permettez à un humble conscrit de vous remercier du grand honneur que vous lui avez fait. Vous m’avez écrit le jour de ma première communion ; et vous m’écrivez encore le jour de mon engagement. Je suis bien fier et bien ému d’avoir été béni par vous dans ces deux grands jours de ma vie. Dieu m’a fait alors chrétien, et je ne doute pas de le rester. Aujourd’hui, Dieu m’apprend à aimer mon pays. Je sais, Monseigneur, que ces deux grands amours de la Foi et de la Patrie, encore bien étroits et bien incomplets dans mon âme, ont été la lumière de votre belle vie. Aussi je me réjouis de voir mes faibles efforts encouragés par vous.

Cependant Dieu n’a pas exaucé mes prières. Le bouleversement de l’Etat a retardé notre départ ; nos officiers ne reçoivent point d’ordres et j’ai bien peur de voir finir honteusement cette guerre, sans aller au feu. J’espère que Dieu épargnera cet outrage à ma conscience de soldat ; je l’en supplie tous les jours ; et je ne crains pas, Monseigneur, sachant votre bonté, de vous demander aussi vos prières pour moi.


Vienne, 6 septembre 1870.

Cher père,

Je reviens de l’exercice et je n’ai qu’à peine le temps de vous dire un mot avant cinq heures. Ne craignez rien pour moi. Je vais très bien et j’ai bon courage. La ville est calme, quoique ornée d’une affreuse idole de la Liberté en bonnet de coton rouge et d’un manche à balai qu’ils appellent arbre. Voilà le paganisme stupide qui dégoûte de la République. On parle des Droits de l’homme, et on joue à la poupée.

Je me raidis parce que vous me le dites ; mais avouez qu’il sera cruel de brosser à Vienne un cheval pacifique, vendredi prochain, quand les Prussiens seront autour de Paris. Le major, s’il a du cœur, ne peut-il écrire au ministre quelconque de la Guerre qu’il est prêt à partir, avec quatre cents chevaux ? Au moins il aurait un ordre : tandis qu’il prétend ne rien savoir, accusant le Comité provisoire de saisir ses dépêches, et trop heureux quand je veux bien lui montrer vos lettres. Le 4e lanciers s’est révolte hier d’impatience ; M. des Roys a calmé ses hommes, comme il devait le faire, avec calme et assez de dignité ; mais sans sévir : que pouvait-il faire à des anciens soldats arrachés à leur petite situation et demandant, après neuf ans de service, à se battre ou à rentrer chez eux ?

Ce que je vous dis là, personne ne le sait ; je ne voudrais pas le dire, car les officiers sont toujours excellents pour moi et le commandant surtout. J’avais craint, à votre départ, un changement qui n’est pas du tout survenu. Je suis dans le peloton du petit maréchal des logis Murtl, qui est distingué et charmant. J’ai tous les meilleurs chevaux ; et nous faisons de temps en temps, sous prétexte de faire des reconnaissances, les courses les plus insensées. L’autre jour, six ensemble, avec le plus casse-cou des brigadiers, nous avons passé deux heures dans les montagnes, à travers les champs de blé et de pommes de terre, par dessus haies et fossés. J’ai failli rouler avec mon cheval dans un ravin ; mais je ne m’étais jamais tant amusé.

Je m’amuse beaucoup à nos promenades, parce que je mène toujours la colonne, étant en somme le meilleur cavalier, et que je vais à peu près où je veux. Inutile de vous dire qu’il n’y a point de chemins pour nous. Nous dérangeons les paysans qui tremblent devant nos lances ; et l’autre jour nous sommes grimpés assez haut pour épouvanter une bergère et son troupeau de chèvres. Notre brigadier m’accorde aussi à l’exercice une supériorité marquée sur mes sept ou huit collègues, mais il me trouve « fantaisiste. » Je ris de retrouver près de cette vieille culotte de peau la même querelle que me faisaient mes professeurs de rhétorique et de philosophie. Pourtant je me demande à quel point on peut faire entrer la fantaisie dans les moulinets de la lance.

Voilà de bien petites choses, mon cher papa. Mais sans doute vous me le pardonnerez ; car elles me gardent un peu la joie au cœur. Les grandes, quand j’y pense, sont trop navrantes, et j’en détourne mon esprit pour ne pas me ronger. Maman me demande où est l’escadron parti la semaine dernière. Croiriez-vous qu’il est encore à Lyon !


Vienne, dimanche 10 septembre 1870.

Quels beaux articles vous avez faits [3], mon cher papa, et comme vous employez bien le temps qui vous reste avant la bataille ! Vous devez être bien heureux d’être si utile. Je recommence à mettre toute ma fierté, toute mon ambition en vous ; les illusions que j’avais eues pour moi-même sont bien passées ; car il est trop clair maintenant que nous n’irons même pas au feu. Le colonel n’est plus là ; le major est ahuri, le ministre ne songe pas à un petit dépôt de province ; et je me rappellerai plus tard la cité de Vienne comme le tombeau de mon premier enthousiasme patriotique. C’est bien dur. Mais dans tout cela vous me consolez et je me réjouis, dans mon existence stupide, des beaux exemples que vous donnez à Paris. : Il est impossible d’être plus éloquent que votre dernier article sur l’opportunité des prières, avant le combat.

Cette rude séparation, ces malheurs horribles, me font mieux comprendre combien j’étais heureux auprès de vous et comme je vous aime tous. Mais cette pensée ne m’affaiblit pas, bien loin de là ; je relève le front et je me sens fort en pensant à vous. C’est vous qui faites que le courage ne me manque pas ; la certitude de ma foi et la joie d’avoir le cœur pur me soutiennent aussi. Je n’aurais même aucun chagrin si je pensais que le temps présent peut être plus tard un beau souvenir dans ma vie, au lieu d’être un souvenir de honte. Avoir été soldat sans combattre en un pareil temps ! Fumer des cigares à Vienne pendant que les Prussiens assiègent Paris !

Je ne sais rien de la marche sur Lyon. Le bruit en a été accrédité, puis démenti. Ce que je sais, c’est que le comité provisoire emprisonne des magistrats, entre autres M. Sensier, des prêtres, des religieux, etc. Le préfet Challemel-Lacour n’y peut rien. Ici, M. Dubuisson a été plusieurs jours prisonnier chez lui, puis expédié je ne sais où sous bonne garde. Il parait que cela s’appelle la liberté. Je ne l’aurais pas cru ; mais d’ailleurs, notre idole en bonnet de coton n’en dit rien, et notre manche à balai jaunit paisiblement devant l’hôtel de ville. On hurle plus que jamais ; les nouveaux conscrits assassinent la ville de leurs tambours ; sauf cela tout est fort bien. Je crois qu’ils crient si fort pour ne pas entendre le canon prussien,

MINISTERE DE LA MARINE
ET DES COLONIES
Cabinet du Ministre [4]


Tours, lundi, 1870.


Chers bons parents,

J’espère que M. Revillod arrivera à Paris pour vous donner mon petit mot. Je suis dans la joie parce que je sais que vous allez tous bien, parce que mon escadron s’est enfin mis en marche, et parce que je vous écris de chez Mme Fourichon, qui est pour moi d’une bonté sans égale.

J’ai tant de choses à vous dire que je ne sais par où prendre : je commence par les faits, car ma lettre jusqu’ici est un logogriphe. Je suis parti de Vienne samedi matin en chemin de fer, et arrivé à Poitiers aujourd’hui lundi à midi. J’avais à peine dessellé mon cheval qu’on m’appelle à la sous-intendance, puis au café des officiers : j’y trouve mon nouveau colonel nommé Basserie, qui me dit que le ministre de la Guerre me fait demander. Étonnement général parmi les camarades. Je vais au chemin de fer. En route, je trouve mon capitaine commandant, M. Berthier de Lasalle, qui me supplie de ne pas me laisser garder à Tours, disant qu’il tient à moi, que je suis un garçon d’avenir et cent choses aimables. Je pars et je trouve ici Mme Fourichon, qui m’offre d’être porte-fanion du général Bourbaki. J’ai refusé, parce que je commence à aimer beaucoup mon escadron, mes camarades et mon cheval. D’ailleurs, Mme Fourichon me fait nommer brigadier. Ce soir je dîne ici avec des généraux : c’est bien beau, même pour un brigadier.

Je vous dirai maintenant comme tous les conscrits, que je me porte à merveille. J’ai couché depuis deux nuits dans des wagons de marchandises ouverts à tous les vents : j’ai eu un froid de chien, mais pas le plus petit rhume.

Quelle joie d’avoir eu de vos nouvelles ! Quelle joie de partir enfin ! Je suis bien heureux. Je vous embrasse tous de tout mon cœur et je veux tâcher de me conduire aussi bien que vous le faites à Paris.


Octobre 1870,

Cher père,

Décidément je pars avec le général Bourbaki. Je suis maréchai des logis et porte-fanion. J’avais hésité à cause des amis que je laisse, Bonnières par exemple, qui s’était engagé pour moi. Mais Mme Fourichon me presse d’accepter, M. Lavedan me le conseille aussi : j’accepte donc. Il est certain que c’est un très bel avancement et un poste de confiance près d’un fort brave homme. Je partirai pour Lille demain sans doute, ou après-demain.


Au comte Benoist d’Azy.


Lille, 1er novembre 1870.

Mon bon grand père,

... Combien la fête de tous les saints est lugubre après tant d’affreuses nouvelles, et surtout après la capitulation si inattendue de Metz ! Je suis bien impatient de savoir ce que vous pensez de ce dernier malheur. La plupart des Lillois appellent le maréchal Bazaine un traître : nos officiers d’État-major en font un héros ; je ne sais que penser, surtout quand je songe que le vaillant Changarnier était à Metz et qu’il n’eût pas permis une lâcheté. Quoi qu’il en soit, ces désastres passent la raison, et on n’aperçoit point de porte de salut pour la pauvre France, si saint Denys et saint Louis, ses nobles patrons, n’ont point aujourd’hui invoqué Dieu pour elle.

Notre général prépare et forme ici une armée de marche : je suis malade d’impatience en attendant qu’il ait fini. Peut-être serons-nous partis dimanche prochain : Dieu le veuille ! On m’a déjà donné un cheval : c’est une immense bête, qui a été montée par un uhlan.


Tours, 23 novembre 1870,

Mon cher grand père,

Me voici revenu à Tours avec mon général ; et j’y arrivais avec l’espérance de continuer incessamment jusqu’à Nevers. Quelle joie, si ç’avait été vrai ! Mais le général refuse le commandement de l’armée de Nevers ; au moins je le crains bien, et hier il paraissait décidé. Il est indigné de la façon légère dont M. Gambetta le traite, avec des ordres et des contre-ordres incessants et inexpliqués. S’il se retire, j’irai sans doute rejoindre mon escadron à l’armée de la Loire ; j’aurai gagné à ce retard d’un mois le grade de maréchal des logis.


Tours, 29 novembre 1870.

Mon bon grand père,

Je reste porte-fanion, comme vous le désiriez : le général Bourbaki s’est décidé à accepter le 19e corps qui est à Tours. Quel dommage qu’il se soit fait prier huit jours et ait perdu le commandement de Nevers ! Maintenant nous nous établissons ici pour je ne sais combien de temps ; et ce retard fait que j’hésite beaucoup à me réjouir, comme vous, de la décision de mon général. La pensée de partir tout de suite me rendait bien heureux. Songez que dans quinze jours il y aura quatre mois que je suis soldat et que je ne fais rien. On dit que notre 19e corps est presque entièrement formé. Mais quand marchera-t-il ? Peut-être pas avant la paix. En même temps je vois venir à Tours des lettres désolées de mon père qui demande aux ingénieurs d’Orléans de mes nouvelles, et se figure toujours que je suis en danger. Je souffre beaucoup de ces inquiétudes que rien ne justifie encore.


A ***


Bourges, samedi 16 décembre 1870.

Cher ami,

Quelle joie que ta lettre ! Il y a un mois que je suis vraiment sorti de notre monde, sans recevoir une lettre de nouvelles, un mot qui me rappelle mes parents, mes amis, ma vie d’autrefois. Je sens maintenant combien je vous aimais, toi, Broglie, mes frères, ma mère et mon père, à voir combien je vous regrette. Depuis un mois bientôt je fais campagne et, en échange de tant de réalités d’abord et ensuite de tant de souvenirs perdus, je n’ai sous les yeux que des horreurs. Tu me demandes ce que je vois, je veux te le dire.

Quand je suis gaiement arrivé à l’armée de la Loire, suivant le brillant Bourbaki, monté sur un beau cheval, content de moi et des autres, j’ai commencé par voir les routes semées de malheureux blessés qui se traînaient vers Orléans, vêtus de haillons, sans souliers, pâles de froid et de souffrance. Nous allâmes coucher le premier jour près de Bellegarde, dans un petit château voisin des camps du 18e corps. Je ne vis rien le soir qu’un grand encombrement de charrettes dans les rues de la ville. Mais le matin, à travers les fenêtres, couvertes de givre, je vis de grands carabiniers sales, avec leur manteau rouge en loques, et leurs sabres rouilles traînant derrière eux en sonnant la ferraille, qui volaient du bois et des poulets autour de notre petit château. C’était pitié.

Deux heures après, le général faisait le tour des camps et je le suivais à cheval. Figure-toi des collections de mendiants serrés par huit ou dix autour de grands feux, où cuit leur maigre pâture, puis des cheveux écorchés, serrés les uns aux autres en longues files et tremblants de froid. Tout cela serrait le cœur et cependant j’ai vu bien pis. Deux jours après, le général voyait son armée serrée sur les bords de la Loire. Il la tira d’affaire par son énergie ordinaire et passa le fleuve en 24 heures, après une marche de 6 lieues. On passa sur les ponts de Jargeau et de Sully ; j’étais à Sully, et c’était affreux. Le pont suspendu criait sous un encombrement de canons et de chevaux. Tout était pèle-môle ; pas un régiment ne marchait en ordre ; les fantassins s’écrasaient entre l’artillerie et la cavalerie et de la rive on voyait une longue foule confuse, pendue au-dessus des eaux et toute bruyante de cris et de jurons. Ajoutez à ce tableau un froid cruel, un brouillard intense, et de gros glaçons blancs qui encombraient le courant du fleuve. Cela devait ressembler à la Bérésina.

Le surlendemain, nous nous battîmes à Gien pour couvrir la retraite. Puis commença une longue et lamentable marche sur Bourges, sous prétexte de concentration. Si tu avais vu l’air consterné et épuisé de tous nos malheureux soldats ; ils se traînaient et tombaient sur la route. Ils n’ont point de souliers, leurs capotes sont couvertes d’un humide enduit de boue, leurs armes rouillées et cassées, leurs figures maigres et jaunes. J’avançais avec peine au milieu de cette foule, car ni mes cris ni la poitrine de mon cheval heurtant leur dos ne les faisaient ranger, beaucoup se seraient laissé écraser comme des masses inertes.

Enfin nous sommes à Bourges. J’ai eu la consolation de retrouver Bonnières, qui est brave, bien portant et brigadier. Personne de mon escadron n’est mort, quoiqu’ils aient couru de grands risques.

Pour moi, je n’ai encore eu que bien peu de choses à souffrir, mais j’ai le cœur bien serré par les misères que je vois, et je suis brisé d’inquiétude pour mes parents et du mal du pays. Je désire la paix, je te l’avoue, et de tout mon cœur, car je ne crois pas qu’on puisse rien espérer de la guerre. Pardonne-moi de t’entretenir de ces détails ; tu penserais peut-être que je ne vois pas les choses en grand, mais les détails frappent surtout sur les lieux ; et ils sont bien saisissants.

Adieu, je supplie Dieu de pouvoir te dire : à bientôt.


Ornans (Doubs), 14 janvier 1871.

Mon bon grand père,

Je viens d’assister enfin à de bien beaux et glorieux spectacles : deux victoires, à Villersexel et à Arcey, nous font oublier aujourd’hui de bien longs malheurs : Dieu m’a fait cette grâce, de ne voir les Prussiens qu’en fuite.

Hier surtout, la bataille a été courte et superbe. Par un temps radieux, éblouissant de neige et de soleil, l’Etat-major a gravi un mamelon sur lequel notre artillerie était en batterie et tonnait déjà à ravir. On laissa l’escorte, les chevaux et tous les officiers en arrière des canons ; puis le général s’avança seul, suivi de son aide de camp et moi. On évite en pareil cas de se grouper pour ne pas servir de cible aux obus ennemis. Nous passâmes devant l’artillerie et nous descendîmes environ 500 mètres du versant opposé de la colline. Là les boulets nous passaient par dessus la tête, et coupaient l’air en sifflant comme des fusées. Ils allaient s’abattre à plus de deux kilomètres sur le village d’Arcey, autour duquel on apercevait les batteries prussiennes, presque imperceptibles à l’œil nu, et répondant faiblement. Devant nous, de longs cordons de tirailleurs s’avançaient sans broncher, convergeant vers le village, et engageant de loin en loin de vives fusillades. A leur approche, nous vîmes tout à coup les Prussiens en colonnes serrées s’élancer hors de leurs retranchements, et s’enfuir pêle-mêle vers les bois voisins. En un instant ils allaient nous échapper ; mais le général saisit cet instant favorable, lise retourna aussitôt, et, commandant la manœuvre comme un simple capitaine, cria d’une voix éclatante : « Pièces, en avant ! » Aussitôt, les canons rattelés descendaient la pente au galop de charge, nous dépassaient, puis s’arrêtaient court, pointaient derrière le village et achevaient la déroute à la confusion des Prussiens.

Voilà ce que j’ai vu de ce combat simple, court et beau, qui nous ouvre la route de Belfort. Demain, sans doute, nous nous battrons encore pour achever notre jonction avec les assiégée. En attendant, nous sommes sûrs qu’ils ont entendu notre canon, et tous les jours, presque sans relâche, nous entendons le leur comme une voix éloquente et puissante de joie et d’espoir.

Le bombardement de Paris m’inquiète bien : je vous supplie de m’envoyer les nouvelles que vous aurez. Sans ce chagrin, je serais fort heureux : nos succès me ravissent, et le général est toujours extrêmement bon pour moi.


Besançon, 8 février 1871.

Mon bon grand père.

Malgré le prétendu armistice, nous subissons un véritable blocus. Je confie ces quelques mots à un contrebandier qui espère passer en Suisse : mais réussira-t-il ? Vous avez su tous les malheurs qui ont suivi nos brillants et courts succès. Vous savez aussi à quel excès le désespoir a réduit notre excellent, intelligent et brave Bourbaki. Je puis vous affirmer qu’il n’a évité ni les obus, ni la fatigue, se multipliant pour suppléer à l’insuffisance misérable des généraux et colonels qu’il commandait. Je l’ai vu placer les pièces et ordonner le feu lui-même, parcourant en tous sens un front de bataille de quatre lieues. Il avait résolu de périr sous le feu de l’ennemi, cela est certain ; il a voulu chercher plus sûrement la mort qui le fuyait ; et maintenant il regarde comme un miracle la conservation de sa vie, et s’incline en chrétien devant la volonté de Dieu. Jamais je n’oublierai cette noble et vaillante figure, si admirable même après la faute où le malheur l’a poussée [5].

Quant à moi, je suis resté ici sans rien faire ; le général me demandait souvent dans ses premiers jours de souffrances. A présent, il va étonnamment bien. Mme Bourbaki a pu venir le soigner ; on pense le faire évader bientôt et le conduire dans la Mayenne, chez un de ses neveux. Il passerait par Nevers, et peut-être vous demanderait un jour ou deux d’hospitalité pour se reposer à Azy. J’espère, mon bon grand père, que vous voudrez bien lui rendre ainsi les bontés dont il m’a comblé depuis deux mois.

Pour moi, en cas de siège, je comptais servir ici de mon mieux ; mais il est maintenant certain que nous ne serons pas assiégés. Aussi, je songe au meilleur moyen de m’esquiver comme tant d’autres l’ont déjà fait. J’irais alors attendre la paix au dépôt de mon régiment ; et comme je ne suis pas du tout forcé d’y aller, je passerais par Azy pour aller à Vienne. Puisse cet heureux jour arriver bientôt ! En attendant, je serais ici fort heureux, si j’avais des nouvelles de vous et de mes parents. Mais il m’est affreux de songer que ma dernière lettre de Paris était du 1er janvier, que, depuis lors, les bombes ont plu autour de notre maison, qu’il y a eu famine, désordre dans les rues, plus de dangers enfin que nous n’en courions à Villersexel et à Héricourt. Je songe aussi qu’ils me croient peut-être mort pendant que je mange et dors bien à Besançon, Aussi je vous supplie, mon bon grand père, s’il y a moyen d’écrire à Paris, de leur envoyer de mes nouvelles et de leur dire combien je brûle du désir de les revoir.


Genève, 15 février 1871.

Cher bon père,

Quel bonheur de vous écrire enfin ! Comme cette première séparation a été rude, vos nouvelles même manquant absolument ! M. Naville m’a dit que vous alliez tous bien et je ne regrette plus de m’être échappé de Besançon : c’est surtout pour savoir ce que vous deveniez que j’ai fait cette escapade. Me voilà maintenant prisonnier sur parole : je ne suis pas malheureux, mais je ne puis sortir du petit canton de Genève : écrivez-moi de Bordeaux, car je ne doute pas que vous n’y soyez bientôt.

Je ne saurais par où commencer pour vous dire toutes mes aventures. J’ai vu le feu bien des fois, en suivant l’excellent et brave Bourbaki ; il m’a comblé de bontés. Depuis le malheureux jour où son désespoir l’a conduit à vouloir se tuer, je l’ai revu souvent et je lui ai demandé ce que j’avais de mieux à faire : il me répondit qu’en cas de siège, il me ferait employer utilement, et que pour le moment il fallait attendre. Mais, au bout de dix jours, ne faisant absolument rien à Besançon, voyant le blocus continuer sans siège, et tourmenté d’ailleurs de ne pouvoir rien écrire ni rien recevoir, j’ai pensé à retourner à Vienne pour resservir activement, et apprendre où vous étiez. J’avais heureusement traversé les lignes prussiennes et toute la Suisse ; mais j’ai été reconnu Français à la gare de Genève et conduit au violon entre quatre soldats, malgré mes protestations. Heureusement, M. Naville [6] a eu la bonté de se porter caution pour moi et de me recevoir chez lui.

Voilà ma plus récente aventure qui sera, je crois, la dernière. Je voudrais bien vous revoir et vous parler de nos misères. Quelle chute ! Que fera la Chambre pour replâtrer nos ruines ? Je vous en prie, écrivez-moi vite, je n’ai rien reçu de vous depuis le 1er janvier ; et cette privation a été ma plus rude souffrance depuis votre départ de Vienne.

Adieu, cher père, je vous aime tous de tout mon cœur et pense constamment à vous.


Genève, 24 février 1871.

Ma chère maman,

M. Naville vient enfin de recevoir une lettre de papa : depuis deux mois je n’avais pas vu son écriture ni la vôtre. Vous jugez si je suis heureux de voir reprendre la correspondance, qui rapproche déjà et prépare à se revoir enfin. Je ne sais si vous aurez reçu toutes les lettres que je vous ai déjà écrites de Genève : je les adressais à Paris.

Sauf votre absence, je suis fort heureux ici. M. Naville est très bon pour moi ; et les gros bonnets de la ville m’invitent à qui mieux mieux. C’est fort intéressant à voir. Il y a ici une aristocratie sans titres, mais d’autant plus jalouse de sa dignité, qui croit devoir s’entasser dans les maisons noires du « haut faubourg » où l’on n’arrive que par des raidillons inabordables.

Dans ce quartier on ne voit pas clair, on tourne dédaigneusement le dos au lac ; et l’on va se glacer l’âme et le corps au Temple. Au peuple on laisse les bords du Rhône et du lac, la vue radieuse de l’eau et des montagnes, et les belles fêtes catholiques : heureux peuple !

J’ai eu dimanche la curiosité d’aller à Saint-Pierre, entendre un M. Chaisy, neveu de M. Naville, qui fait les beaux jours de Genève. Je n’ai rien entendu à cause de la foule. Mais cette façon de célébrer le dimanche m’a paru bien triste. L’admirable église gothique de Saint-Pierre, tracée en forme de croix, n’avait plus de crucifix ; elle avait encore sa vieille abside, mais point d’autel, ses fenêtres en ogives, mais point de vitraux ni de figures de saints. Enfin cet antique monument d’une foi réelle et précise avait l’air étonné de son nouvel usage, et mal fait pour recevoir ses nouveaux fidèles qui doutent et discutent. Otez à Notre-Dame ses vitraux, ses tableaux, ses autels ; faites monter en chaire un monsieur en habit d’avocat qui vient discuter l’Évangile ; vous ne comprendrez plus cette hauteur sublime du temple, ces colonnes qui montent au ciel comme des âmes enthousiastes, ces voûtes en forme de mains jointes ; toute cette grande prière de pierre qui adore et ne réfléchit pas. Même si ce monsieur vous intéresse et vous touche, vous aimerez mieux l’entendre entre quatre murs, dans une chambre chaude, et dans ce grand édifice sa petite voix ne fera que vous glacer. Voilà ce que je pensais dans Saint-Pierre de Genève, où d’ailleurs le sermon ne m’intéressait pas.


A M. Henry Cochin.


Genève, 24 février 1871.

Mon cher Henry,

Maman m’écrit que tu viens. Quel bonheur ! Je ne puis te dire combien j’ai envie de te voir et de te taquiner un peu comme par le passé quand tu n’étais pas garde national, ni moi lancier. Je me figure que ma lettre arrivera après ton départ : mais tant pis, je l’écris tout de même. Et puis je commence à craindre que les nouvelles de paix ne vous retiennent pas, car il est bien certain que je serai bientôt libre de ma prison et de mon métier.

Maman me parle d’écrire à papa « pour mon grade. » Dis-lui bien que je n’ai envie d’aucun grade. On m’a dit que je serais sous-lieutenant ; on m’a dit que j’étais porté pour la médaille militaire. Tout cela n’est pas venu. Mais je n’y pense plus du tout.



A la comtesse Benoist d’Azy.


La Roche, 22 mars 1871.

Ma bonne grand mère,

Je ne sais si vous avez appris que je viens de trouver à Paris ma dernière et de beaucoup ma plus intéressante aventure : celle de retrouver mes frères et mes parents après six mois de siège et de campagne. J’avais espéré une fête plus complète en venant achever mes courses à Azy ; c’eût été trop de bonheur a à la fois de vous revoir en même temps que mon père et ma mère : et je crois que le bon Dieu veut me partager et me ménager les récompenses.

Sans cela je n’aurais rien compris à la lenteur des autorités suisses et françaises. Je sais bien que la liquidation de notre grande armée tombée en Suisse et internée sans ordre, n’était pas commode, mais certes nos chefs pataugent royalement.

J’ai été bien fier, mais pas du tout surpris du succès et de la belle conduite de grand père. Ce n’est pas en France seulement qu’il a des amis. A Genève, on le plaignait de l’horrible corvée qu’il a si généreusement acceptée pour obtenir une paix nécessaire [7] ; et l’on ne se trompait pas du tout aux déclamations des égoïstes, qui ont cru s’honorer en tapageant pour la « résistance à outrance ; » tandis qu’ils se rassuraient tout bas sur le bon sens et la bonne foi de leurs adversaires plus nombreux, et comptaient si évidemment sur la paix.

J’ai vu là-bas beaucoup de protestants : toute la haute société est protestante. Ils sont aimables et très honnêtes, mais je crois un peu méticuleux, surtout quand ils nous jugent. On ne croirait pas où ils cherchent leur supériorité ; je m’amusais souvent à les faire causer là-dessus, et voici ce que j’ai obtenu de plus clair. « Chez vous, me dit une bonne vieille dame, l’esprit de vérité s’en va. — Oh, répondis-je, c’est bien grave, mais comment cela ? — Les dames françaises souffrent que leurs domestiques disent qu’elles n’y sont pas quand elles y sont ; chez nous, on dit : Madame y est, mais elle ne veut pas recevoir. »

Et voilà une des causes qui perdent la France. Quel dommage que notre Empereur n’ait pas fait tenir au roi Guillaume le franc langage de ma vieille dame : « Monsieur y est, mais il ne veut pas vous recevoir. » Il est vrai que l’indiscret sauvage eût peut-être forcé la porte.

Je ne vous dis pas mes aventures, ma bonne grand-mère ; René vous aura sans doute raconté notre lugubre campagne. J’aime mieux n’y plus penser, car ce souvenir me reste comme un mauvais rêve. J’ai vu tant de souffrances, tant de ruines ; j’ai eu tant d’espérances de ces trois funestes journées d’Héricourt ; puis j’ai été si touché du désespoir de mon pauvre général auquel j’étais sincèrement attaché ! Il parait qu’on m’a donné la médaille militaire ; j’en suis bien joyeux ; mais je vous assure que cent mille soldats français l’ont méritée autant que moi, et René bien davantage [8].


Versailles, samedi 28 avril 1871.

Ma chère maman,

J’ai vu hier mon ami François [9], très content sous sa tente et fier d’avoir été déjà quatre fois aux tranchées. Cette guerre est vraiment trop jolie. On campe dans les bois sous des toiles blanches ; on fait des feux, on sonne des clairons, on raconte des histoires ; on va au feu, on revient sans craindre les surprises ; on vit dans le mouvement et la gaîté, sans souffrir ce long épuisement des marches et du froid continu. Je trouve tout cela trop joli, parce que cela empêche de penser combien la guerre est affreuse ; j’aime mieux que les hommes ne se maudissant pas gaiment et ne se tuent pas sans fatigue.

La place d’Armes de Versailles mérite plus que jamais son nom. Les canons sont rangés en longues files serrées. Tous les jours on amène les chevaux harnachés, pour prendre tantôt les uns tantôt les autres. Le soir on les ramène encore chauds ; la foule vient les voir dételer et se presser autour de leurs grandes roues boueuses.

Le parc est plein de soldats et de tentes, résonnant de bavardages, de hennissements et de clairons. La fumée des camps se perd dans les branches des grands arbres, et le taillis fourmille de pantalons rouges.

Papa voit beaucoup de députés. Ils prévoient généralement des cataclysmes, des retours d’Empire, des Républiques sociales, etc. En attendant ils discutent beaucoup de lois, s’efforcent de débrouiller les comptes, applaudissent M. de Meaux et M. de Broglie, maudissent M. Assy [10] et un peu aussi M. Thiers. Tout le monde attend grand père avec vive impatience, et gémit de ne pas voir papa à la Chambre ; il y a de quoi.


Versailles, vendredi 11 mai 1871.

Cher papa,

J’ai assisté hier à une séance de la Chambre [11], dont vous avez sans doute lu déjà le récit : je pense que ce récit même vous aura ému. Le spectacle de cet orage, dont je ne devinais pas le dénouement, m’a paru palpitant.

Je crois bien que M. Thiers s’est montré trop irascible et a trop malmené le poli et pataud Mortimer-Ternaux ; mais on frémissait de voir se démener cet homme si frêle et si fatigué auquel le salut de la France est pendu comme à un fil. La supériorité de son génie et le hasard ont fait de lui la terreur des Parisiens, l’espoir des campagnes, le maître absolu et sévère des députés. Je ne sais pas s’il est seul de son espèce ; mais, sans lui, on ne conçoit plus rien. Aussi est-il épouvantable de voir ébranler sa puissance ou sa santé. J’ai un peu compris l’avantage d’une dynastie de rois. Ils habitent une sphère sereine que la discussion n’aborde pas ; et pendant les débats de la Chambre, l’esprit du commerçant ou du patriote n’est pas travaillé par l’incertitude de voir s’abimer tout le Gouvernement sous les coups de cinq cents furieux. On prend pied sur ce terrain solide ; la sécurité règne, et le bon sens égalitaire se console comme il peut.

Vous avez vu comment M. de Kerdrel est venu, un peu en maître d’école, mettre chacun à la raison et je pense que l’admirable éloquence de la réponse de M. Thiers vous aura touché.

Dans tout ce débat, les gens de la gauche, qu’on appelle ici les rouges, m’ont paru équitables pour l’homme de bien qui, en somme, a toujours mis un si ardent dévouement au service de la France. La droite jouait vraiment un piètre rôle : piquée des reproches fort justes de M. Thiers, protestant par des cris bêtes à chaque moment, enfin votant pour lui en masse et par timidité véritable. Le bon M. de Kerdrel a voulu les tirer de cette situation ridicule. Il fait de grands efforts pour intéresser le public à son émotion, à son dévouement, à ses bonnes intentions. Il parle plutôt avec une contraction générale des muscles, qu’avec une grande chaleur de sentiments ; et son discours d’hier aboutissait, je trouve, assez naïvement à dire : « l’honorable M. Ternaux a tort, mais l’illustre M. Thiers n’a pas raison. »

Au milieu du tumulte, M. Dufaure est plusieurs fois monté à la tribune, et d’une voix nasillarde, lente, tranquille, a résumé en quelques mots tout le débat ; puis est retourné à sa place. Ces petits éclaircissements, étonnants de lucidité, venaient, au moins pour moi, tout à fait à propos.

Grand père est revenu furieux contre M. Thiers. Cela ne m’a pas surpris.

Ne vous découragez pas, car c’est une vraie bêtise que vous ne soyez pas à la Chambre ; cela ne peut durer. A votre place, j’entreprendrais toutes les candidatures proposées. Qu’importe que quelques-unes manquent ? Et qu’importe aussi de tirer pour quelques années le diable par la queue ? Il l’a si solide !

J’ai regretté de voir grand père si peu en peine de votre succès. Ses amis sont étonnants de parti pris et de vraie étroitesse. Ils érigent tout en credo, et mettent leurs idées en fioles comme les apothicaires leurs drogues. On regarde aux étiquettes pour verser de la politique, de l’histoire, du commerce, de la poésie, des comptes en partie double, de la musique, etc. Tout cela est sain, mais sent un peu le rance. J’aime mieux de grands esprits moins paisibles, mais plus féconds, qui ressemblent à de beaux miroirs et reflètent tout ce qu’on leur présente.

Je vous ai dit que ce séjour à Versailles m’a fait comprendre la royauté ; il m’a fait aussi aimer la République. Car d’abord tous les arguments de grand père me prouvent à la rigueur la nécessité, mais jamais la légitimité d’un roi. Il n’est légitime qu’avec le droit divin, et le droit divin est une invention moderne : Saint Louis n’y croyait pas. Ensuite la raison répugne trop à cette fiction d’un être que la naissance ou le suffrage élèvent au-dessus de tous les orages : l’histoire de notre siècle prouve que cela n’est plus possible. Charles X seul a occupé héréditairement le trône ; et Napoléon n’a pas survécu trois mois à son plébiscite. Enfin, je ne crois pas absolument fondée cette timidité qui saisit l’esprit à la vue des troubles qui secouent du haut en bas la machine gouvernementale. Au fond, le changement permanent est plus stable que l’immobilité ; une roue est plus difficile à casser qu’un pieu. On apprendra à crier « Le Président est à bas : vive le Président ! » comme on faisait pour le Roi.


La Roche, 27 mai 1871.

Ma bonne grand mère,

Je pense que tous les affreux événements que nous apprenons de loin, auront doublé les émotions de Versailles. Vous voyez les bandes de prisonniers, les drapeaux, les canons, tous les trophées de ce triste triomphe. Je suis bien heureux que maman soit avec vous à même de connaître toute la vérité ; ici nous n’avons qu’un écho sourd et continu du canon, et les bavardes nouvelles des journaux qui babillent ou déclament sur des crimes si affreux qu’on voudrait s’en assurer par ses yeux.

Est-il vrai que tous nos beaux monuments soient en feu ? et que la sauvagerie humaine ait été jusqu’à pomper du pétrole sur les Tuileries, à en verser par tonneaux dans les caves des ministères et de l’Hôtel de Ville ? Je suis un peu effrayé d’une lettre de Pierre qui me dit que papa a tenté de pénétrer dans ce foyer d’incendie. N’est-ce pas encore imprudent ?

M. Delescluze rappelle ce sot individu qui mit le feu à un temple grec : est-ce celui de Delphes ? Ces vaillances révolutionnaires sont d’ignobles lâchetés dans le langage des honnêtes gens.

Je suis bien fier de voir combien grand père est entouré, consulté, estimé, vraiment chef de son parti ; mais j’ai peur quelquefois que les glorieuses fonctions de leader ne le fatiguent. Ces présidences doivent demander une attention et une fermeté d’esprit si continues, si incessantes et sans repos pendant de longues heures ! J’ai vu aussi sur votre table un livre de finances gros comme Bouillet, qui m’a fait frémir : quel océan de chiffres ! Quelle forêt vierge de calculs ! Je considère comme un reste de clémence, pour la France, la force d’âme et de corps que Dieu conserve à grand père, et je prie pour nous tous en priant pour lui.


En août 1871, Denys Cochin faisait partie d’une mission présidée par le comte de Flavigny, — envoyée à Dublin par le Comité de la Croix Rouge française pour remercier les Irlandais des offrandes qu’ils avaient, pendant la guerre de 1870, généreusement adressées à la Société de secours aux blessés. Denys Cochin ne tarda pas à comprendre et à juger la nature des manifestations extraordinaires qui accueillirent la mission française et où se mêlaient aux plus nobles sentiments, les passions révolutionnaires.


Londres, mardi, 1871.

Cher papa,

Je vous écris sur le bureau même de M. Monsell [12]. Je suis arrivé hier soir après toutes Les horreurs que peut causer le plus foudroyant mal de mer. Heureusement c’est sans suites. J’ai diné chez Mme Gavard [13] et été tout de suite au Parlement. M. Monsell m’a fait voir tous les couloirs, les bibliothèques et surtout la magnifique et immense terrasse gothique le long de la Tamise. Puis j’ai été à la séance des Communes où il n’y avait pas plus de cinquante membres dont au moins trente dormant, et tous le chapeau sur la tête.

J’ai vu M. Gladstone, M. Forster et entendu M. Mundella, qui parlait avec beaucoup de verve et pas du tout de fausse pudeur sur la répression des prostituées. Malheureusement Mme de la Panouse m’a demandé ce matin le sujet de la séance : j’ai préféré paraître n’avoir rien compris.

Je ne pense pas qu’on parte demain pour Dublin. Je m’en réjouis, car dans quelques jours, je trouverais M. Monsell chez lui. M. de Flavigny trouve ici beaucoup d’empêchements à ses désirs ; ses croix sont destinées et très légèrement accordées par M. Thiers à presque tous les chefs d’émeute irlandais. Lord Granville en est très mécontent ; l’ambassade française, furieuse de cette énorme maladresse, et de son oubli. Le fait est qu’ils ont bien de la peine à cacher, comme la feuille de vigne, la faiblesse de notre Gouvernement.

Je suis enchanté d’être à Londres ; je regarde tout, à m’écarquiller les yeux. Je vous écrirai demain,


Shelbourne, août 1871.

Cher père,

Je ne vous écris qu’un mot : on n’est pas tous les jours à Dublin ; il faut courir pendant qu’on y est. Vous n’avez pas idée de notre arrivée ici ; du port à la ville, nous avons fait deux lieues en quatre heures, en voitures magnifiques, comme soudés au milieu d’une foule ivre des meilleurs sentiments ; la plupart n’ont pas de bas, beaucoup pas de culottes, tous un drapeau tricolore. Le père Flavigny ressemble à un soleil de moisson. J’ai eu ma part de gloire : je ne sais comment ; on m’a hurlé cent fois aux oreilles : Long live the Standard Bearer ! [14] J’ai même tout à fait failli être étouffé, ce qui est un grand signe de popularité, et j’ai béni Dieu de m’avoir donné pour jarrets des arcs-boutants, et des poings capables de faire le vide autour de ma poitrine.

Je suis en admiration devant ce peuple enthousiaste de choses généreuses et de braves gens. Ils confondent la France et l’Irlande, l’Angleterre et la Prusse. Le Pape et l’évêque d’Orléans sont sans cesse acclamés ; puis Mac Mahon et Bourbaki. Pour Mac Mahon c’est une ivresse. Je crois que son fils a bien fait de ne pas venir ; je juge, d’après mes courbatures, ce que leur enthousiasme aurait fait du Marshalls paddy [15] ; car c’est par ce nom qu’ils le réclament à tous les coins de rues.

Adieu, mon cher père, vous ne m’en voudrez pas de vous quitter si vite ; je vous conterai plus longuement mes aventures quand ma curiosité sera satisfaite.


Glencariff, jeudi 24 août 1871.

Cher père,

Je ne puis obtenir une plume, pardonnez-moi. Je fais en somme un voyage ravissant, bien que fatigant : les ovations, les foules, les tapages sont étourdissants ; on nous fait passer pour une ambassade en Irlande ; ce qui est un immense événement dans le pays, et me déplaît assez. Je m’efface et m’amuse de mon mieux

Je suis inquiet de n’avoir rien de vous. Ecrivez-moi chez M. Monsell. J’y serai samedi soir, séparé de ma bande. Connaissez-vous O’Sullivan et John Martin ? [16] Ils vous ont entrepris et tiennent M. de Flavigny entre leurs mains, s’en faisant un instrument, à mon sens. Ils sont d’ailleurs bons, intelligents, éloquents, mais, je trouve, trop populaires. Il me tarde de savoir de vous la vraie histoire de ces deux idoles des Irlandais.


Shelbourne, samedi 26 août 1871.

Cher papa,

Je pars pour une course aux environs. J’ai dîné hier chez le vice-roi, qui nous traite de puissance à puissance. Nous sommes ici des hameçons, dont M. Sullivan et le vice-Roi se disputent la ligne. Voilà ce qui explique pour moi le mieux notre situation, un peu fausse et très exagérée. Nous ne mettons pas le nez dehors sans être acclamés par la foule. Au banquet que la ville nous a donné avant-hier, on a payé très cher des places de tribunes pour nous voir manger.

L’imprésario Flavigny veut mener à Cork sa troupe française. Mais elle s’égrène. Il faudrait bientôt exhiber quelques petits talents de société pour raviver notre popularité. Pour moi, cela m’a beaucoup amusé, mais je suis las de cette mascarade où nous sommes un peu dupes des partis. Je n’ai pas envie d’aller à Cork, et je pense aller tout simplement chez M. Monsell, qui m’en supplie avec la plus aimable insistance.

Adieu, cher père, on part. Je suis très heureux, très curieux, très étonné, et j’ai mille choses à vous dire.


1er septembre 1871.

Cher papa,

J’ai vingt ans, et c’est la seconde fois que je passe loin de vous mon jour de naissance ; j’ai eu dix-neuf ans à Vienne.

Je trouve très singulier d’être si vieux : je ne me crois pas encore en âge d’avoir vingt ans, c’est-à-dire de devenir décidément un jeune homme, même un homme. On parle toujours des charmes de cette époque de la vie ; qu’en pensez-vous ? Si c’est là le beau moment, il faut que les autres soient bien laids. C’est pour moi l’indécision avec son obscurité et son impuissance ; et ce n’est pas l’indécision paisible d’un promeneur dans les carrefours du bois de Boulogne, ou d’un âne entre deux chardons ; c’est l’indécision souffrante du gueux tiré à quatre chevaux, qui se demande quelle jambe ou quel bras partira d’abord. On est vraiment écartelé entre les vieilles illusions et les jeunes doutes, sans compter les passions de toutes sortes qui finissent par attaquer même les natures aussi peu nerveuses et peu ardentes que la mienne. Dieu m’a accordé heureusement un grand fonds de bonne humeur, et la précieuse faculté de m’endormir sans rêves, en moins de cinq minutes, à toute heure du jour. J’y recours souvent et je plains les jeunes gens qui ne possèdent pas ce salutaire remède pour leur cuisson intérieure.

Le mal et le remède font ressembler ma pauvre tête à la lune des nuits pluvieuses, enveloppée de brouillards gris. L’autre jour, par un vent à vous arracher de la tête non seulement le chapeau, mais presque les cheveux, nous traversions les interminables landes de bruyères du comté de Wiclow. Ce pays est tout en collines couronnées de nuages lourds, et en vallées noires comme des fonds d’encrier, où gisent des petits lacs du violet le plus foncé. C’était une tourmente visible et sensible sans couleurs éclatantes et presque sans bruit, une agitation poignante et silencieuse, un frisson universel parmi des objets incolores.

Ce mouvement sans beauté, cette inquiétude sans motif et sans suite, celle colère sans retentissement m’a rappelé le stérile et inopportun bouillonnement de la première jeunesse. C’est aussi un désir qui n’a point de but ou bien une colère de muet ; le cœur se soulève et la langue fait défaut. Combien on sent le besoin de se comprendre et de s’épandre ! Combien on brûle de se communiquer à d’autres, soit par l’éloquence, soit mieux encore par la charité, soit enfin, convenez-en, par l’amour !

Vous ne m’en voudrez pas, cher père, de me découvrir tout entier à vous. Vous ne doutez pas de moi, et vous avez raison ; aussi je ne crains pas de tout vous dire. Je suis bien heureux que vous m’ayez appris à croire en Dieu, car pour tout le reste je barbote horriblement ; et sans la perche de salut que la religion me tend, je me noierais dans un idiotisme et une bestialité insondables.

J’attends impatiemment une lettre de vous ; car je ne serai guère libre de revenir sans exhiber un rappel en règle. Du reste, je suis très heureux et je ne perds pas mon temps. J’ai vu ici des protestants de high life, très différents des déguenillés catholiques, et très inférieurs, je crois. Je me fais expliquer les lois anglaises où il y a pas mal d’antiques iniquités. Mais je crois que politique et justice sont deux en tous pays.

A cette lettre de confidence intime, Denys Cochin reçut de son père la réponse que l’on va lire : lettre et réponse font également honneur au père et au fils.


CABINET DU PRÉFET
DE SEINE-ET-OISE


Versailles, le 5 septembre 1871.

Mon cher Denys,

Ta lettre m’a fort touché. Tu as bien raison de croire que je ne doute pas de toi, et de me prendre pour ami. J’ai traversé tes accès de vague et de mélancolie indécise ; il n’y a que les nobles âmes qui passent par là mais elles ne restent nobles qu’à condition d’en sortir. Oui, à vingt ans, on brûle de se répandre par la parole, la science, l’éloquence et aussi par l’amour. Mais moitié de ce désir vient d’en haut, moitié d’en bas ; nous avons des ailes et des pattes, un front haut et un bas ventre, des pensées sublimes et des sens grossiers. Il faut de plus en plus mettre l’âme en liberté et le corps en servitude, douce servitude, celle du travail et de la pureté. A cette condition, l’amour vient à son heure, plus tendre et sans limites parce qu’il est une victoire ; la science est plus utile, et, dépourvue d’orgueil, elle ne cache pas Dieu.

L’âge de vingt ans est le plus beau parce qu’il est celui des fraîches impressions, de la pleine santé, de l’absence de responsabilité. Mais il faut partir de ce beau moment, un peu nébuleux comme le réveil du matin, pour agir et vouloir. Tes rêves, à toi, sont souvent l’indice d’une nature exquise, faite pour les arts, et la piété, qui est un dan de même famille, une forme de l’admiration ; ils sont aussi quelquefois un sommeil un peu paresseux, et ton défaut est de te laisser aller au fil de l’eau, et au hasard des détours du fleuve, sans ramer. Fortifie ta volonté, prends le parti décidé du combat contre les sens, du triomphe obscur en la présence de Dieu ; puis, cette ceinture mise autour de tes reins, jouis de tout, mais en prenant des notes qui aideront ta réflexion. Tu es privilégié, fortune suffisante, relations élevées, succès faciles, santé prospère, esprit actif, plaisirs nombreux ; avec tout cela, bonne conscience et foi simple ; le vague plaintif serait coupable. Mais quand tu l’éprouveras, mets la tête sur l’épaule de ta mère ou sur la mienne, jamais tu ne nous trouveras, tu le sais, indifférents ou sévères ; nous t’aimons tant ! Le temps me manque pour te répondre plus longuement et m’épancher avec toi. Nous vivrons beaucoup ensemble au retour et j’en jouis bien d’avance. J’attends avec impatience de tes nouvelles de Londres.

Ton père

AUGUSTIN COCHIN.


Tervos, dimanche 3 septembre 1871.

Chère maman,

Je suis ravi de mon voyage. Jamais je n’en ferai d’aussi extraordinaire. Au fond je ne suis pas fâché des manifestations frénétiques que j’ai vues ; j’ai trouvé ridicules moi et mes compagnons, tous si étrangement surfaits dans nos personnes et notre mission, et si évidemment employés malgré nous par les partis politiques. Mais j’admire beaucoup ces pauvres Irlandais, qui, sous leur ciel gris, ont des cœurs si chauds, et je crois que l’Angleterre aura reçu d’eux un avis salutaire qui l’empêchera de nous chercher querelle imprudemment. Je ne puis pas douter que 100 000 Irlandais, et cela seulement à Cork, à Limerik et à Dublin, ne soient prêts à se faire hacher pour nous. M. de Broglie écrivait hier à M. Monsell en parlant de « manifestations intempestives. » Je ne puis trouver que des manifestations enthousiastes en faveur de la France soient aujourd’hui intempestives. Mais M. de Broglie ajoutait qu’il viendrait sous peu en Irlande ; il aurait peut-être estimé les manifestations alors plus tempestives. Certes, il doit bien compter que lui Français, mais attaché au Gouvernement de Londres, ne les rencontrera pas.

Ici, toute la bonne société que je vois, rit jaune. On prétend que nous avons été acclamés par des fenians, pires que les communistes. Je réponds timidement que ces monstres n’ont pas d’autres idoles que Mac Mahon et l’Evêque d’Orléans, et qu’un pareil culte témoigne après tout de meilleurs sentiments que l’adoration pour Billioray et Ferré.

Mais je n’ai pas vu comme eux toutes les horreurs dont sont capables des gens restés catholiques, malgré trois cents ans de persécution cruelle ; restés patriotes, malgré trois cents ans de domination ; restés patients et honnêtes, malgré des lois qui aujourd’hui encore les empêchent d’acquérir un pouce de terre. La loi les force de payer un ministre dans des villages où cet intrus tout seul est protestant ; ils souffrent en silence et s’imposent pour leur prêtre. Depuis vingt ans seulement, on leur permet de construire des églises ; et de ce sol foulé il a surgi partout des cathédrales magnifiques de goût et de richesse. Les maçons ont offert l’autel, les chiffonniers le chemin de croix ; tout l’édifice est l’orgueil, la propriété, le luxe de pauvres mendiants qui, de leur vie, n’ont porté des souliers ni bu un verre de vin. Voilà ces affreux communistes qui consentent à se passer de maisons, mais veulent des temples : quelle exigence !

J’admire beaucoup M. Monsell qui est le bon sens en personne, et cela avec un cœur très chaud et très généreux. Ces qualités sont rarement si bien unies. Il est de plus d’une simplicité et d’une bonhomie charmantes, et ne parle de politique que le soir, à l’heure du Parlement, après s’être profondément endormi dans son fauteuil. Il m’a fait voir les principales institutions de Limerick, entre autres le Workhouse, sur lequel je voudrais bien savoir l’avis de papa. Tous les pauvres ont droit à être logés et nourris. C’est une idée socialiste, certes, bien plus avancée que le « droit au travail. » Je ne l’approuve pas ; mais j’approuve encore moins la façon dont on la pratique. Le Gouvernement s’arrange pour nourrir et loger les pauvres gens si mal qu’ils préfèrent la prison au Workhouse. On m’a expliqué la finesse de ce mécanisme. Êtes-vous riche ? vous avez le droit de refuser l’aumône. Etes-vous pauvre ? vous mourrez de faim plutôt que d’aller la demander à l’État. Que dites-vous de ce lâche subterfuge ? Le Workhouse de Limerick est un des plus confortables. M. Monsell m’a fait remarquer avec une certaine fierté, que le Gouvernement, prétendu tyrannique, y avait installé des sœurs de la Miséricorde : il paraît que c’est là une faveur colossale ! Et sur les six cents affamés de ce taudis, il n’y en a pas dix qui manquent la messe !

Adieu, chère maman, à bientôt. Mais écrivez-moi. Je suis ravi des trois ans donnés à M. Thiers [17]. J’espère que Dieu aussi les lui donne.


En février 1872, M. et Mme Cochin acceptaient la proposition du duc de Broglie, alors ambassadeur à Londres, de lui envoyer Denys en qualité d’attaché d’ambassade.


Londres, février 1872.

Chère maman,

... J’ai fait très bon voyage hier, et je n’ai pas manqué le mal de mer qui parait très à la mode entre Calais et Douvres. Arrivé ici à six heures et demie, j’ai trouvé le duc de Broglie partant pour le banquet des sociétés de Bienfaisance françaises et j’ai diné tout seul.

Je n’ai jamais vu de déplacement d’hommes comparable à celui d’hier, ni d’agglomération aussi monstrueuse [18]. Les trains depuis deux jours apportaient des flots de curieux. Dans les rues, toutes pavoisées, on avait payé des prix fabuleux le droit de mettre son nez au coin d’une fenêtre. La voie était remplie de gens plus ou moins foulés autour des longues files de voitures, et merveilleusement contenus par les policemen ou par des piquets de superbe cavalerie. La foule de Londres ne ressemble pas du tout à celle de Paris ; c’est plus calme, moins bruyant ; ça s’écrase sans bruit et ça reçoit des coups de bâton sans se plaindre. C’est aussi plus laid : les figures des hommes sont raides, et les chiffons des femmes de mauvais goût. Quant aux pauvres, ne connaissant pas la blouse, ils ne peuvent porter que des habits qu’une antique usure a fait déchoir de leur valeur primitive ; ils ont tous l’air de mendiants.


Londres, février 1872, jeudi.

Ma chère maman,

Je crois que je n’ai pas fini de vous conter la cérémonie de Saint-Paul, et même que je vous ai laissée au milieu de la foule. Cette foule était maintenue à distance et ne pénétrait pas sur la place Saint-Paul ; des cavaliers gardaient l’entrée de toutes les rues et ne laissaient passer que les gens à billets, dont j’étais. Autour de l’église on n’avait plus à fendre qu’une foule d’équipages magnifiques, de dames en robes de soie, de cochers à perruque et de pairs à perruque. Choisis dans une foule immense, les rares heureux à qui l’entrée était permise suffisaient encore à remplir de fond en comble la vaste cathédrale ; dans les ailes de la croix et autour du transept plusieurs étages de galeries, d’estrades, retenaient jusqu’aux voûtes et comme en cascade un océan d’hommes. La Reine et ses fils se rangèrent en avant du chœur, le Prince de Galles au milieu. Il est très gros et peu distingué. L’archevêque de Cantorbéry, bon prélat anglican, qui a reçu de l’Etat 20 000 livres sterling de rentes, et de sa femme douze enfants, fit un sermon où il pria Dieu d’accorder toute sorte de prospérité et de longévité à une famille royale sous laquelle on vivait si heureux.

Ensuite on chanta beaucoup et puis on s’en alla peu à peu et les vivats de la rue succédèrent aux chants de l’église ; sans enthousiasme ; mais la joie calme est un caractère du peuple anglais.

En revenant de ce triomphe, la Reine, dans son jardin privé de Buckingham palace, fut accostée violemment par un jeune homme qui avait escaladé le mur, et reçut un canon de pistolet sur la joue et un coup de poudre dans la figure. C’était une simple menace d’un malheureux Irlandais dont le frère est détenu, dit-on, sous prétexte de fenianisme. La Reine est aussitôt remontée en voiture et s’est promenée deux heures dans la ville ; et le bruit de l’événement a été étouffé.


Brusquement Denys Cochin était rappelé à Versailles. Quelques jours après, il perdait son père. Sa mère, pourtant si chrétienne et si forte, était allée cacher à la Roche sa profonde douteur, laissant à ses fils le soin de régler les obsèques à Versailles.


18 mars 1872.

Chère maman,

Voici achevées les deux plus cruelles heures de notre vie, adoucies un peu par la vue de l’universelle sympathie. La vertu trouve en l’autre monde sa glorieuse couronne ; mais même en ce monde-ci elle n’est pas un mot. L’église de Saint-Louis était comble. MM. Grévy, Lefranc, Rameau, Mignet et Feray [19], tenaient les cordons. MM. Thiers et Mac Mahon entouraient grand père.

Demain, je viendrai, et je veux passer mon temps à vous faire supporter la vie. Et puis, je sais le bonheur actuel de papa complet ; mais peut-être pouvons-nous ajouter au bonheur même d’un élu en remplissant ses désirs et en suivant ses exemples. Votre respectueux et pour toujours dévoué

DENYS.


Peu de temps après, Denys Cochin fut attaché au ministère de l’Intérieur.


MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR


Paris, avril 1872, mercredi.

Ma chère maman,

Il est quatre heures, l’heure de ma délivrance approche et je profite d’un moment pour vous griffonner quelques lignes.

Je suis content ; rien ne rend content comme un travail bête ; il n’y a point là d’effort impuissant, de désir inassouvi qui trouble la sérénité de la bonne conscience. Je suis content comme un bon vigneron, content comme un bon maçon qui s’est consciencieusement emplâtre tout le jour.

Et puis il fait un beau soleil dans notre petit jardin. Je vous ai déjà décrit les haillons de vigne-vierge qui sortent de caisses vertes à gros ventre, et essaient inutilement, dans leur ascension pénible, de cacher les lézardes de notre vieille maison. Nous avons aussi trois lilas qui font tout ce qu’ils peuvent pour produire, au fond d’un véritable puits, quelques maigres fleurs ; et puis un petit monsieur en marbre moussu, vêtu d’un caleçon antique et orné d’un nez postiche, qui a éternellement l’air de dire : « Je suis laid, mais pour ce qui m’entoure, bien assez beau. »

Voilà ce que je regarde quand je perds mon temps. Aussi j’en perds moins qu’à La Roche.

Il y a ici de très bons garçons ; on fait des farces comme au collège, établissant des ficelles entre les fenêtres, sortant dès que le chef de bureau n’y est plus, piquant une tête dans la mare des paperasses dès qu’on entend son pas.

Je ne suis pas fâché de connaître un peu ce métier, comme j’ai fait pour le métier de soldat. Je travaille… mais cependant, chère maman, il faut vous y résigner ; je ne suis encore ici qu’en amateur. Je tâche d’apprendre, de regarder. . »


Mardi soir, 15 mai 1872.

Chère maman,

Je viens de chez l’évêque d’Orléans ; je l’ai trouvé debout au seuil de sa porte devant son jardin dont la végétation exubérante et libre semble prête à faire éclater les murs trop étroits ; vêtu de sa grande robe de chambre d’un rouge lie de vin, avec sa belle tête découverte au nez aquilin et aux longs cheveux blancs, il avait l’aspect superbe que les peintres prêtent aux prélats militaires, aux papes chevaliers d’autrefois. Il m’a parlé de la voix douce et fatiguée qu’on suppose aux vieux martyrs.


La Roche, dimanche, juin 1872.

Ma chère maman,

... Je vous attends avec bien de l’impatience, croyez-le. Vous réveillez ce que je puis avoir de meilleur. Quand vous n’êtes pas là je vis ni bien ni mal, comme un colimaçon, une limace, un notaire ou un conseiller à la Cour impériale. Je n’ai ni joie, ni remords de conscience ; ni flânerie délicieuse, ni enthousiasme au travail.

Je suis depuis hier soir à La Roche, avec G. C. que j’ai invité ; un bon garçon ; il a cinquante et un ans : je suis sûr qu’à vingt et un il était tout pareil, — et faisait ses fredaines, car il a dû en faire, — avec gravité. Je n’aime pas ces natures placides ; j’aime que les mots résonnent, que les couleurs éblouissent, que les plaisirs enivrent, que la vertu exalte.


Chère maman.

J’ai été hier avec Henry aux Français ; et je n’ai pas perdu mon temps, car la pièce était charmante et merveilleusement jouée. Le « duc Job » est un jeune homme d’ancienne famille, mais pauvre, et chevaleresque à l’excès. Je ne sais pourquoi on appelle chevaleresque cette délicatesse de probité et de vérité qui, grâce à Dieu, a brillé en France aussi bien dans l’infanterie que dans la Chevalerie, et voire même aux Chambres et au Palais. Mais c’est le terme consacré. Le duc Job, dont le vrai nom est duc Jean de Rieux, sergent au 54e de ligne, blessé en Algérie, se trouve en contact et en rivalité d’amour avec de jeunes boursiers, à l’esprit faussé par la société et la spéculation humaine : la comparaison est toute à son profit, — le dénouement aussi. Les situations sont vraies et touchantes. Je vous lirai cela un soir, après votre retour.

Je vous promets d’aller chez Mme de Galliera. J’irai aussi chez Mme de X... , je sais quelles amies elles sont. Mais, je vous en conjure, pas trop de visites ! Si vous saviez à quel point ces comédies fades m’écœurent et ne servent à rien ; combien j’aime mieux ma chambre et mes livres, mes vrais amis, — car je ne suis pas misanthrope, — et, le soir, vous seulement ! Il ne faut pas embrouiller sa vie de politesses et de cartes de visite, — ni charger sa cervelle de phrases convenues, et de fadaises de salon.


Chère maman.

J’ai reçu ce matin la lettre si bonne, si encourageante que vous m’avez écrite à propos de mes vingt et un ans. Ces fameux vingt ans que tout le monde pleure, exalte, dépeint avec ivresse, dans les livres, n’ont pas été beaux pour moi. On prétend que cet âge est fécond en passions de toutes sortes, en illusions charmantes ; pour moi, le chagrin a fauché les illusions, et les passions n’existent guère. Mes vingt ans ainsi passés, je ne songe plus guère aux joies de ce monde, et le prends, je vous assure, au sérieux. Cela vaut mieux sans doute.


Chère maman,

Je suis bien touché de vos deux excellentes lettres. Vous auriez eu bien tort de jeter au feu la première : on n’a jamais fait de plus affectueux sermon. C’est de quoi attendrir un pécheur aussi endurci que moi, et de quoi animer un paresseux aussi invétéré, dont le monde s’étonne de ne pouvoir rien tirer. Mais accordez-moi une simple question : le monde s’étonnait-il déjà quand j’étais en nourrice ? En vérité, le monde est bien pressé : j’ai vingt-deux ans, j’ai presque fini mon droit, je suis licencié ès lettres, j’ai été attaché d’ambassade, de préfecture et de ministère. J’ai fait la guerre, et même des discours ! C’est agir, tout cela ; agir médiocrement, je le reconnais, mais agir d’après mon âge. Ce serait mieux d’avoir été déjà ambassadeur, préfet, ministre, général en chef et professeur de Code civil : mais qu’y faire ? J’ai vingt-deux ans.

Sérieusement, ma chère maman, ne vous troublez pas pour moi. J’ai mon temps et je ferai ma petite place. Je ne nie pas ma paresse : c’est là mon genre de volupté, genre innocent. Vous dites que le bon Dieu met ce péché au rang des autres : convenez que vous le tolérez plus volontiers, et ne vous plaignez pas trop de me voir endormir mes folles bouffées de jeunesse.

Ces jours-ci j’ai appris du Droit : convenez que le devoir se présente à moi sous une forme austère. Je vous promets pourtant de le mener à bien.


La Roche, 10 novembre.

Chère maman,

... Nous avons ici un vent qui renverse les cheminées, dépouille les arbres, chante comme un soufflet de forge, et me ravit. Il faut voir venir du fond de la plaine les nuages tout déchiquetés, pourchassés, pêle-mêle, avec des bandes de corbeaux, des débris d’arc-en-ciel, des fragments de rayons qui jettent çà et là une fugitive tache de lumière.

Je me suis donné ce matin un grand plaisir en promenant mes charmants chevaux : par moments les coups de vent les jetaient littéralement l’un sur l’autre : alors ils se fâchaient, s’emportaient ; j’ai failli moi-même être enlevé. La nature a pris des aspects d’une variété, d’une tristesse merveilleuses ; en un mot, les caractères de cet état moral d’où nous viennent toutes les idées, tous les dévouements, tous les rêves, et tous les chagrins, la passion.

La pauvre nature en est déjà toute chauve, et les dernières feuilles s’envolent en valsant comme des folles.



Rome, 6 avril 1874.

Chère maman.

Ne m’en veuillez pas d’avoir peu écrit. Du matin au soir, à pied, à cheval, en voiture, je ne me suis pas arrêté et j’ai vu bien des merveilles. Avant-hier soir, j’étais au Colisée ; vous savez combien le clair de lune augmente les oppositions d’ombre et de lumière : c’étaient des disques d’argent sur un suaire ; et une grandeur, un silence inouïs. Je ne crois pas que le monument entier ait été plus beau que ces ruines — et puis je trouve juste et heureux que ce monument, symbole d’une civilisation si avancée et si coupable, d’un Etat si puissant, mais si implacablement despotique, soit tombé en ruines tandis que Saint-Pierre est debout.

Hier, j’ai entendu un discours du Pape, répondant à une manifestation d’étrangers dont nous étions, Max Thomas et moi. Pas un mot de politique, mais des généralités religieuses sur la constance et l’espoir qu’il faut garder ; le langage le plus touchant et le plus paternel. Même pour la Semaine sainte, il n’a pas voulu quitter sa retraite ; à Saint-Pierre les offices sont célébrés dans une chapelle latérale, devant un public de touristes indifférents et bavards, au milieu desquels on voit quelques belles et pieuses figures de paysans romains. Les autres églises sont presque vides. Les offices sont irréguliers et médiocrement célébrés. Le peu de figures recueillies qu’on y voit sont du bas peuple. C’est là je crois, et parmi les magnifiques paysans cavaliers de la campagne qu’il faut chercher les vrais Romains ; on les dit fidèles au Pape. La population bien vêtue est généralement inférieure ; les cafés sont peuplés de gens comédiens, criards, gesticulant, vaniteux avant tout.

J’ai été chez Mgr de Mérode sans le trouver ; mais je l’ai vu chez les Corcelle, qui me comblent de bontés et m’ont invité à dîner tous les soirs. Je recherche surtout les peintures et je vous raconterai un jour mes enthousiasmes.

Adieu et mille fois merci, ma bien chère maman, je vous aime tendrement.


Chère maman.

Je suis retourné ce matin au Vatican. Vous n’imaginez pas les sentiments de respect et de fidélité qu’on éprouve, en entrant, de ce débris, si petit, mais si magnifique, des États du Pape. La colonnade est peuplée de sbires et de mouchards italiens. Mais au parvis de cette magnifique galerie en pente, en haut de laquelle je revois toujours l’évêque d’Orléans, on retrouve avec joie un poste de Suisses, vigoureux, la mine honnête, en costumes magnifiques. Puis, autre joie, plus vraie et moins instructive, on s’aperçoit que le souverain des âmes est resté maître et roi des chefs-d’œuvre de l’âme humaine, des fresques de Raphaël et de Michel-Ange, qui, certes, valent bien des lieues de pays. Quelle jouissance vous avez dû ressentir, chère maman, vous qui comprenez et savez si bien ce grand art de la peinture, devant l’Ecole d’Athènes ! Je ne veux pas essayer de vous dire ce que j’en pense. Mon avis, vous le savez, est que la parole, tout au plus bonne à expliquer nos pauvres raisonnements, sert de peu à nos sentiments, aux sentiments que nous apportent nos yeux, ravis de la lumière de Dieu, ou même des chefs-d’œuvre de l’homme. Mais je vous voudrais bien là pour sentir avec vous ; et je vous supplierais bien de me rejoindre. Je me reprocherais bien amèrement de ne vous avoir pas emmenée, si je n’avais peur pour vous de la fièvre : quelques personnes l’ont. Je n’en ai pas éprouvé la plus légère atteinte.

Je continue à me sentir plus charmé de l’art que de la nature : on est plus chez soi, plus entre amis, même avec des géants comme Michel-Ange et Raphaël, qu’en présence de Dieu, ce monarque écrasant, quoique si paternel.

Je vous conterai une merveilleuse promenade à cheval dans des gorges fort mal famées, où les Anglais ont seuls osé se risquer cette année, et quarante à la fois ; mais où je n’ai trouvé que de paisibles chevriers. Ecrivez-moi bien vite. Vos lettres sont, je pense, à Naples ; je souffre de n’en pas avoir.


Syracuse, dimanche 19 avril 1874.

Chère maman,

Nous sommes en Sicile depuis cinq jours, et je n’ose essayer de vous raconter nos courses : nous allons de merveille en merveille. Remerciez bien M. de Mirepoix de m’avoir conseillé de venir ici : les Romains étaient bien grossiers d’appeler la Sicile leur grenier ; ils auraient dû l’appeler leur musée, leur théâtre, leur paradis. Jeudi matin, après une nuit de pluie battante, nous nous réveillions sous un ciel radieux, au milieu des îles Lipari ; à une demi-lieue de notre navire, le Stromboli fumait majestueusement, élevant au-dessus de la mer sa masse ronde et ses pentes abruptes et sans rivage, auxquelles est suspendu, on ne sait comment, un joli petit village ; plus loin les autres îles se déployaient en amphithéâtre, tout illuminées de soleil, variées et gracieuses de formes, et prenant dans le lointain, avec des nuances plus délicates, la teinte bleue de la mer. Mais ce n’était là qu’une sorte d’avant-garde : tout l’horizon était fermé par une haute barrière de montagnes, celles de la Calabre et celles de la Sicile, entre lesquelles on ne pouvait deviner aucune séparation. Enfin au-dessus de ce premier rempart s’élevait, comme donjon, l’immense Etna, couvert de neige, coloré de rose, surmonté de son panache de fumées. Voilà où nous voguions, respirant l’air le plus pur et le plus enivrant, la poitrine gonflée, les yeux éblouis, le cœur plein, je vous assure, de pieuse reconnaissance.

Le détroit de Messine se glisse entre deux langues de terre qui s’entrecroisent ; Messine est à l’entrée : c’est une belle grande ville, bien placée au pied des montagnes, très orientale par l’absence des toits, les plantes exotiques, les oppositions de lumière éclatante sur la blancheur des murs et des dalles, et d’ombres épaisses et fraîches.

Après deux heures de repos, et autant de chemin de fer, nous grimpions les pentes de Taormine. Figurez-vous d’abord une ville entourée de murailles sarrasines, perchée sur un rocher, pendue au-dessus de la mer ; nous arrivons après une heure de marche par des sentiers de chèvres, à sa porte hospitalière, à cette poterne des forteresses du Moyen-âge, dont l’aspect est toujours si poétique. Autrefois on y arrivait après des dangers et des fatigues : on y entrait avec joie et soulagement, comme dans une arche de Noé : aujourd’hui les routes sont sûres et les forteresses restent inutilement crêtées sur leur roc, cachées sous leurs murs, comme de vieilles prudes, affectant de redouter des périls depuis longtemps évanouis ; pourtant on aime leur apparence à la fois batailleuse et protectrice, et l’on pense en franchissant leur seuil aux voyageurs d’autrefois. Des petits enfants saluent notre arrivée du haut des remparts et se précipitent au-devant de nous. Nous nous enfonçons d’abord dans des petites ruelles étroites, côtoyant une église, une fontaine, plus d’une maison curieuse ; enfin nous tombons en présence de la mer. Mais c’était le lendemain, au lever du soleil, au milieu des ruines du théâtre grec qu’il fallait la voir.


Syracuse, mardi.

En avant de Taormine et un peu plus haut, sur un promontoire, les Grecs ont creusé dans le roc un vaste amphithéâtre, en demi-cercle, regardant le Sud ; la scène est fermée par un grand mur encore debout, orné de niches à statues, de colonnes, percé de portes pour l’entrée des acteurs, conservant encore des qualités de sonorité inexplicables, et si parfaites, qu’il renvoie en haut des gradins le moindre son, et cela en plein air. Ce mur était percé de larges ouvertures et d’ailleurs pas assez haut pour empêcher les spectateurs de passer des vers d’Eschyle à la contemplation de la pleine mer et de l’Etna. Quand ils sortaient, tournés vers le Nord, ils voyaient venir sur eux le grand courant du détroit de Messine : un fleuve immense, emprisonné entre les montagnes magnifiques de la Sicile et de la Calabre. Ces montagnes offrent des aspects toujours variés, parce que leurs lignes sont entrecroisées, déviées, brisées, multipliées, comme celles des draperies du Bernin. Quand nous sommes venus là le soleil se levait : je n’ai jamais respiré d’air plus pur, admiré des couleurs plus fines, des formes plus belles, mieux fait ma prière.

Si vous voulez nous suivre, ma bonne maman, il faut absolument changer de tableau ; la nuit, sans lune, grelottant sous nos manteaux d’hiver, la figure fouettée par le vent, nous marchions péniblement entre de hautes arêtes de lave noire, sur d’immenses plaines de neige. Malgré une foule de bons conseils, nous avions voulu tenter l’ascension de l’Etna, qu’on ne fait qu’en été. Ronseray seul est arrivé en haut, si épuisé, qu’il n’a pu rien voir ; j’ai dû retourner, faute d’avoir acheté des souliers ferrés.

Syracuse est une merveille qui couronne dignement mon voyage. Je reçois votre télégramme, où je vois, encore une marque de votre bonté. Je pense revenir vendredi à Naples et lundi à Rome. Je commence à être éperdu d’avoir vu trop de belles choses ; et croyez bien que le bonheur ne sera complet que quand je vous reverrai.


Rome, lundi 27 avril 1874.

Chère maman,

Je m’étais bien promis de ne vous rien demander, et me voilà forcé de le faire : 1° le voyage de Sicile a été ravissant, mais un peu cher ; 2° enfin j’ai fait quelques folies que vous me pardonnerez, avec votre grande bonté ; ma passion pour la peinture, surexcitée par les merveilles que j’ai vues ici, n’a pu rester platonique. Après des achats vraiment pas trop maladroits, et des reventes, je reste à la tête de trois tableaux, dont une étude charmante, et deux œuvres vraiment magnifiques. J’ai pour vous une Sainte Famille de Schidone, l’émule du Corrège, laquelle a appartenu à la Duchesse de Parme : je ne puis vous dire avec quelle joie je vous rapporte ce souvenir.

Je vous ai écrit de Syracuse, mais sans vous raconter Syracuse. Figurez-vous un ciel, auprès duquel celui de Naples m’a paru pâle ; et pourtant point de fatigue pour les yeux, parce que ce sont les tons et non le brillant qui augmentent : le bleu est plus bleu, le jaune est plus jaune, le vert est plus vert ; mais l’éclat du jour, cet éclat incoloré, clinquant, métallique, ne vient pas forcer à cligner des yeux : c’est une fête sans fatigue.

De Syracuse, l’emplacement de la plus ancienne ville reste seul habité : c’est une petite île oblongue, couchée en travers d’une baie charmante ; par l’une de ses extrémités, des ponts la relient au rivage. Là s’entassent les maisons, les palais, les églises, laissant à peine la place à d’étroites ruelles orientales, enserrées dans de belles murailles que Charles Quint a bâties, que le soleil a dorées et dont la mer bat les fondements. Pour arriver dans la campagne, nous avons à traverser sept enceintes, bâties dans la mer. Cette campagne est assez plate, coupée seulement par de longues collines comme celles de Nainville ou de Fontainebleau ; collines couronnées de couches rocheuses. La plaine était couverte de blés déjà grands, de prairies d’oliviers auxquels s’enlacent les vignes, de palmiers, et de grandes plantes grasses que les Siciliens appellent figuiers d’Inde, sortes de cactus vigoureux, ruisselants de sève ; en deux mois, leurs racines fendent les rochers, secouent les laves ; on les plante pour féconder un terrain ; ils poussent tout seuls, en grandes foules, dans les endroits les plus chauds, les plus escarpés, les plus beaux ; et leurs larges spatules ont l’air de grandes mains applaudissant frénétiquement l’œuvre de Dieu.

J’interromps ma description, parce que je suis enchanté : je viens de recevoir dans ma chambrette Don Marcello, secrétaire de Mgr de Mérode, célèbre collectionneur, et M. Gregori son ami, célèbre faussaire de tableaux. J’ai un vrai Salvator Rosa ! Quand je le leur ai dit, il fallait voir leurs hochements de tête ! Ils sont restés confondus l’un et l’autre, et m’ont chaudement félicité, déclarant que j’avais de l’œil, etc. . Voilà de quoi payer mon voyage, et qui apaise mon scrupule de vous demander de l’argent. Si cela se pouvait, Don Marcello est chargé de vendre deux cents francs une magnifique sépia, authentique, historique, du Guerchin. C’est pour rien, et on en ferait de bien bonnes études ; mais je n’ose vous la demander.

Adieu, chère maman, pardon de ces détails ; je vous aime de tout mon cœur.


DENYS COCHIN.

  1. Sauf indication contraire, toutes ces lettres sont adressées à M. et Mme Augustin Cochin.
  2. De ces lettres écrites par Denys Cochin en août 1870, il serait singulièrement émouvant de rapprocher celles qu’écrivait, en août 1914, cet admirable Augustin Cochin, qu’attendait une mort glorieuse. A quarante-quatre ans de distance, les mêmes événements ont éveillé chez le père et le fils, les mêmes sentiments exprimés presque dans les mêmes termes.
  3. Dans le journal le Français.
  4. Denys Cochin a quitté Vienne, et, à Tours, il a été accueilli par l’amiral Fourichon, ancien ami de son père. M. Revillod fut un des premiers aéronautes qui soit sorti de Paris, mais qui n’y rentra pas.
  5. On sait la tentative de suicide de Bourbaki. Voyant son armée isolée dans l’armistice, il céda à un mouvement de désespoir. Denys Cochin lui donna les premiers soins.
  6. M. Ernest Naville, l’éminent philosophe Genevois, ancien ami d’Augustin Cochin.
  7. Le comte Benoist d’Azy, vice-président de l’Assemblée nationale, fit partie de la commission des 15 qui accompagna M. Thiers à Versailles pour y suivre les négociations de paix.
  8. Son cousin René de Saint-Maur.
  9. François de Broglie.
  10. Membre de la Commune.
  11. Il s’agit de la séance du 11 mai 1871, une des plus agitées qu’ait connues l’Assemblée Nationale, agitation imprévue, d’ailleurs soulevée maladroitement par M. Mortimer Ternaux, député des Ardennes, contre M. Thiers, au milieu même des terribles événements de la guerre civile, et le jour où l’on apprenait la démolition de la maison de M. Thiers, par ordre du gouvernement insurrectionnel.
  12. Sir William Monsell, homme d’État et ministre anglais, depuis élevé à la pairie sous le nom de Lord Emly, ancien ami d’Augustin Cochin.
  13. M. Gavard appartenait à l’ambassade de France.
  14. « Vive le porte fanion ! »
  15. « Le Patrich du Maréchal. »
  16. Nationalistes Irlandais.
  17. Pouvoirs donnés par l’Assemblée nationale.
  18. Denys Cochin arrivait au milieu d’une fête populaire dont Londres est coutumière.
  19. Grévy, président de l’Assemblée nationale. Lefranc, ministre de l’Intérieur. Rameau, maire de Versailles. Mignet, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales. Feray, député de Seine-et-Oise.