Lettres de deux habitans de la Ferté-sous-Jouarre/02
Que les dieux immortels vous assistent, et vous préservent des romans nouveaux ! Nous vous écrivons derechef, mon ami Cotonet et moi, touchant une remarque qu’on nous a faite : c’est que, dans notre lettre de l’autre fois, nous vous disions que nous ne comprenions pas le sens du mot humanitaire, et qu’on nous l’a très bien expliqué.
Celui qui nous a démontré la chose est un muscadin de Paris. C’est un gaillard qui en dégoise ; il porte une barbe longue d’une aune, des pantalons collans, un habit à larges revers, et un bolivar sur la tête, si bien qu’on ne sait, quand on le regarde, si on voit Ponce-Pilate, ou un truand du moyen-âge, ou un quaker, ou Robespierre ; mais cela ne lui messied pas. Il vient d’arriver par le coche, et vous ne sauriez croire l’effet qu’il produit ici : c’est une berlue à dormir debout ; on ne sait où l’on est quand il parle, ni ce qu’on entend, ni l’heure qu’il est ; c’est quelque chose comme un aérolithe ; il vous cause du ciel et de l’enfer, de l’avenir et de la Providence, ni plus ni moins que s’il était conseiller privé du Père Éternel. Nous l’avons eu à dîner à la maison, et comme ces dames en raffollent, il a parlé considérablement ; mais ce qui nous a le plus frappés, c’est son adresse incomparable à avaler en même temps ; sa mâchoire est, Dieu me pardonne ! un chef-d’œuvre de mécanique ; il y en entre autant qu’il en sort (notez qu’il ne tousse ni n’éternue ; par ma foi, c’est un habile homme). Quand on lui fait une question, il n’a pas l’air de vous entendre, et avant de vous avoir écouté, il vous a déjà répondu, et confondu, cela va sans dire. Demandez-lui ce qui se fera dans deux mille ans sur les confins de la Poméranie, il vous l’expose doux comme miel ; avez-vous besoin, au contraire, d’un renseignement sur le déluge ? Parlez de grace, asseyez-vous ; il ne faut point vous gêner pour cela ; son calepin est plein de notes recueillies par Deucalion ; génie complet, comme vous voyez, nature éminemment besacière, sachant le passé comme l’avenir ; quant au présent, c’est de boire frais ; grand réformateur, artiste enthousiaste, républicain comme Saint-Just, dévot comme saint Ignace, ignorant du reste, mais point méchant, voilà le personnage. Mme Cotonet l’a tenu sur les fonts ; c’est son neveu à la mode de Bretagne. Bref, de tant de merveilles que nous avons ouïes (les oreilles m’en cornent encore et de long-temps m’en corneront), nous avons nonobstant retenu quelque chose, à notre grand honneur et profit. C’est une définition catégorique que nous gardons comme résultat ; nous la transcrivons, vierge et nette, telle que nous l’avons dûment enregistrée :
« Humanitaire, en style de préface, veut dire : homme croyant à la perfectibilité du genre humain, et travaillant de son mieux, pour sa quote part, au perfectionnement dudit genre humain. » Amen.
Voilà, monsieur, si nous ne nous trompons, la traduction de ce mot mirifique ; les dictionnaires n’en parlent point, il est vrai, pas même Boiste qui fut un habile homme, indulgent au néologisme, et qui eût fait un parfait lexique, s’il n’avait oublié qu’un dictionnaire ne doit pas être une satire. Mais nos jeunes gens n’y regardent pas de si près ; ils ont bien autre affaire en tête que le bonhomme Boiste et ses renvois ; quand l’expression manque, ils la créent, c’est aux vilains de se gratter la tête. Qui ne connaît pas ces momens où la mémoire est de mauvaise humeur ? Il y a de ces jours de pluie où l’on ne saurait nommer son chapeau ; ce fut sans doute en telle occurrence qu’un étudiant affligé de marasme, rentrant chez lui avec un ami, voulut parler d’un philanthrope ; c’est un vieux mot qui s’entendait : philos, ami, anthrôpos, homme. Mais que voulez-vous ? le mot ne vint pas ; humanitaire fut fabriqué : ainsi se fabriquent bien d’autres choses ; ce n’est pas là de quoi s’étonner.
Il serait pourtant temps, comme dit la chanson, de savoir ce que parler veut dire. Un mot, si peu qu’il signifie, n’en a pas moins son quant-à-soi ; c’est quelquefois même une pensée, non pas toujours, entendons-nous, nos écrivains se fâcheraient. Mais qui naît du hasard est enclin à faire fortune, et le susdit mot n’y a point failli. Le voilà imprimé tout d’abord, et les journaux s’en sont emparés. Or, ce de quoi les journaux s’emparent, c’est d’autre chose qu’il faut plaisanter. Ce ne sont pas là de ces petits jardins pour y aller jeter des pierres ; les journaux sont d’honnêtes gens, et nous les prions, avant tout, de ne point se blesser en cette matière. Malepeste ! nous les respectons comme dieux et demi-dieux, et sommes leurs très humbles serviteurs. Les journaux, monsieur, sont puissans, très formidables sont les journaux ; nous en parcourons peu ou prou, mais les révérons tous sur parole. Il ne faut pas croire que nous ne sachions rien faire parce que nous sommes de notre pays. Nous savons lire, et honorer le mérite, et saluer les autorités. Les journaux sont les souverains dispensateurs de bien des choses, parmi lesquelles il y en a de bonnes, et le pire n’est pas pour eux. Qui n’aurait pas quarante sous par mois à donner aux cabinets littéraires ne connaîtrait pas les journaux ; de tel oubli le ciel nous garde ! Nous les donnons, monsieur, depuis vingt ans ; aussi très bien connaissons-nous et vénérons-nous lesdits journaux ; ils siègent en maître dans le forum, consuls, tribuns, sénateurs à la fois, lus de tous, hantés de plusieurs, nourris à souhait, compris de quelques-uns, mais toujours puissans, et toujours imprimés. Rien ne se débat qu’ils n’y soient et qu’ils n’y touchent, et c’est de main de maître ; les libraires n’osent vendre que ce qu’ils prônent, et, fût-ce à un drame nouveau, on ne saurait siffler s’ils ne bâillent. Voyez un peu quelle dictature ! La Cuisinière bourgeoise les redoute elle-même ; le Rudiment de Lhomond leur tire son bonnet, mais, il est vrai, par simple politesse, étant de l’Université. Y a-t-il procès quelque part ? ils dénoncent, témoignent, plaident, répliquent, concluent, jugent, condamnent, et vont dîner ; c’est un emploi de haute justice. Sans eux George Sand serait notaire, et Rossini fût mort ignoré ; le libraire de Béranger l’allait tirer à sept exemplaires, n’eût été que, par aventure, un feuilleton l’encouragea ; ce fut heureux, nous perdions notre Horace ; mais quelles actions de graces ne leur devons-nous pas ? Aussi, monsieur, comme c’est notre devoir, nous commençons notre propos par leur faire la révérence, leur déclarant qu’en ce sujet nous ne les prenons aucunement à partie.
Mais, là-dessus, venons au fait. Brailler est bon, mais selon ce qu’on braille ; et voilà bien quelques cinq ans qu’il est cruellement question de ce grand verbe humanitaire. Nous l’avons saisi des plus tard, mais c’est le défaut de la province. Suffit enfin que nous croyons comprendre ; nous demandons la permission de nous instruire quelque peu davantage. Vouloir se rendre compte des choses annonce peut-être un mauvais caractère, mais c’est notre marotte ; du reste, nous n’avons qu’une simple question à faire, et rien autre, comme vous verrez. Or, à qui peut nuire une question ?
D’après les renseignemens qui nous sont parvenus, on distingue, au premier abord, des humanitaires de deux sortes. Les uns ont un système tout fait, complet, relié, coulé en bronze, comme qui dirait une utopie. Rien ne leur manque ni ne les gêne ; leur monde est créé, dormons là-dessus ; ils attendent qu’on reconnaisse qu’il n’y a qu’eux qui aient le sens commun. De ceux-là, monsieur, nous n’en parlerons pas. Ils ont fait preuve, dans leurs théories, de plus ou moins d’imagination, voire de science et grandes lumières ; mais, depuis que la terre tourne, jamais utopie n’a servi de rien, ni fait aucun mal, que l’on sache, pas plus Thomas Morus que Platon, Owen et autres, que Dieu tienne en joie. D’ailleurs il est écrit quelque part : Jamais n’attaquez, ne détruisez l’inoffensive utopie de personne.
L’autre sorte d’humanitaires est celle dont nous deviserons. Ceux-ci n’ont point de système réglé, écrivent peu, lisent encore moins, et ne créent rien, sinon quelque bruit. Mais au lieu de s’enfermer pacifiquement, prudemment, dans une placide rêverie, ils prêchent et courent, et vont semaillant je ne sais quoi que le vent emporte ; tranchent sur tout, se disent prophètes, à la barbe de leur pays ; accusent d’autant, qui les lois, qui les hommes ; ne se font scrupule de berner Solon ; qu’a-t-il à faire dans cette galère ? enfin, ce sont des législateurs ; la main leur démange de manier toutes les pâtes, et la narine ouverte, comme les cavales, ils aspirent le quand viendras-tu ? Que parmi eux il en soit d’honnêtes, de braves même, il le faut noter ; c’est le meilleur de la jeunesse : et qui rêverait sinon les grands cœurs ? pauvres jeunes gens qu’un follet emmène, comme Faust au Broken, à travers champs, et, les bras tendus vers l’ombre fuyarde, ils marchent sur les récoltes du voisin, traînent leur dada sur les lusernes, et gâtent le blé finalement ! Rendons-leur néanmoins justice, le cœur en eux vaut mieux que la tête ; aux jours de crises et de révolutions, il est permis de prendre parfois un météore pour le soleil, et l’héroïsme est toujours beau, même dans le gouffre de Curtius.
Mais, hélas ! le gouffre est profond, très profond, monsieur, et plus large, encore. Serait-ce un mal d’y regarder ? non sans doute, surtout si l’on y pouvait voir. Tâchons d’y voir, et regardons.
Quel conflit, bon Dieu, quel chaos ! nous voici lancés à la nage ; quels flots, quelle mer, quelle vapeur ! à qui entendre, et où s’accrocher ? Celui-là demande le divorce, celui-ci veut l’abolition de l’hérédité, qu’il n’y ait plus ni nobles ni riches ; un tiers réclame les biens en commun, la polygamie, cas pendable, mais ce pourrait être divertissant. Que veut ce quatrième ? il prie pour les pauvres, et qu’on traite les gens selon leur capacité ; ne pensez pas qu’il s’agisse de boire, capacité ici veut dire intelligence, c’est une simple variante. En voilà un, là-bas, dans un coin, qui a trouvé une façon nouvelle d’envisager l’histoire ; il la divise en faits nécessaires et faits transitoires ; au lieu de dire, par exemple, que Jésus-Christ est venu après Platon, il vous dira : Pour que Jésus-Christ vînt, il fallait que Platon eût existé ; quelle invention et quelle érudition ! J’en avise un sixième encore ; celui-là s’occupe d’accommoder, après tant de siècles, Josué avec Galilée, qui, vous le savez, se chamaillent quelque peu sur certain point d’astronomie ; mais les témoins ont clos l’affaire ; désormais tout est harmonie, il ne s’agit plus de ces vieilles gens. Ce septième résume l’univers, hommes, choses, dieux, lois, coutumes, guerres, sciences, arts, et prouve que tout ce qui a été n’est que pour la montre, et pour nous annoncer ; l’antiquité est un cauchemar, et le monde éveillé se tire les bras ; voilà un homme universel, et au-delà de tout ce qu’on a pu dire d’Aristote, Voltaire, Leibnitz, et autre menu fretin ; Newton vaut mieux, il sut compter jadis, mais ignorait la phrénologie ; quant à Copernic, c’est un drôle, et Platon est inexcusable d’avoir appelé animal imparfait la pierre angulaire du futur édifice social, id est, la femme. Un huitième se présente, et s’annonce simplement comme membre indigne d’une confrérie immense ; oui, monsieur, si on veut le croire, ils ne sont pas moins de deux ou trois cent mille hommes, tous de même force, et qui ne badinent pas ; c’est une des conséquences de leur trouvaille que dans un demi-siècle tout au plus, probablement plus tôt, peut être dimanche, on ne verra sur terre que des hommes de génie ; voyez l’effet des saines doctrines ! Ce neuvième-ci est plus inquiétant ; il veut que tout change de face, sans cependant rien déranger, comme ce garçon de mes amis qui avait cédé à quelqu’un ses entrées à l’Opéra, en les conservant néanmoins ; à l’écouter, pour sauver l’univers, il faut que les cureurs de puits se fassent géomètres, et les académiciens raffineurs de sucre ; quelle régénération ! vous figurez-vous une société pareille ? mais tout le monde aura cent mille livres de rente, et vous verrez que nul ne se plaindra. Un dixième va plus loin, car il faut bien qu’on aille, c’est loi de nature que le progrès, et remarquez que si par hasard mon voisin dit : Deux et deux font quatre, j’arrive sur-le-champ et m’écrie : Deux et deux font quatre, dites-vous ? deux et deux font six, et je suis sublime ! Grand prodige de l’émulation. Ce dixième donc déclare d’abord que toutes les femmes vont avoir de l’esprit ; il y a de quoi se donner au diable. Mais il a soin d’ajouter aussitôt : Pourra se marier qui voudra ; la correction du moins soulage ; il était temps de s’expliquer. Mais que vois-je, et que dit-on là ? Un dernier vient couronner l’œuvre ; il a un ballon sous le bras, et propose d’aller dans la lune, et d’y transporter le Palais Royal ; Saturne devient le faubourg Saint-Germain, et Vénus le boulevart de Gand ; c’est, vraiment, une belle ville ; et il ne reste qu’à s’embrasser.
Cependant, parmi ce chaos, ne saurait-on rien débrouiller ? Je ne crois pas la chose impossible. Peut-être même, dans cette multitude, pourrait-on trouver deux camps bien distincts, savoir, les uns qui veulent certaines choses, les autres qui ne savent ce qu’ils veulent. Posons ceci, nous nous effraierons moins. Que les derniers aillent à leur bureau, s’ils en ont, ce que je souhaite ; nous leur parlerons tout-à-l’heure. Occupons-nous d’abord des premiers. Commençons par nous rendre compte de ce que voudraient ceux qui veulent, et nous verrons ce qu’on en peut vouloir, si nous pouvons. Le divorce, donc ; point d’héritage, mais la loi agraire ; point de famille, bien entendu ; de pauvreté pas plus que de richesse, c’est-à-dire plus de métaux (car ces métaux sont traîtres en diable) ; à chacun selon son mérite, ceci n’est pas le souhait le plus nouveau ; enfin, union entre les hommes, soit pour le travail, soit pour les plaisirs ; association. Je crois que c’est tout.
Si pourtant ce n’est que cela, ce n’est pas de quoi fouetter nos chats, quoique l’apparence soit effrayante. Lycurgue, monsieur, fut un Grec d’esprit ; il vous en souvient sans nul doute. Or, le résumé que nous faisons, il le fit dans sa république. Ce digne homme voyagea long-temps, et rapporta de sa tournée deux choses à tout jamais louables, ses lois et le manuscrit d’Homère (pour mon goût, j’aime mieux le manuscrit ; mais ce n’est point le cas de disputer). Pour attacher le peuple à la constitution, il prit deux moyens décisifs : ce fut le partage de toutes les terres entre les citoyens, et l’abolition de la monnaie. Vous voyez que de prime abord il ne frappait pas de main morte. On divisa la Laconie en trente mille parts, les terres de Sparte en neuf mille, et chaque habitant eut son bien. Ce devait être moins grand que nos duchés. Pour l’abolition de la monnaie, le législateur se garda de dépouiller ceux qui avaient de l’or ou de l’argent ; il était bien trop galant homme. Mais, respectant scrupuleusement ces richesses, il en anéantit la valeur en ne permettant de recevoir dans le commerce qu’une certaine monnaie de fer, laquelle monnaie était si pesante, qu’il fallait deux bœufs pour traîner dix mines, ce qui équivaut à vingt-cinq louis ; chose peu commode pour entretenir des filles, mais il n’en était point question. Les riches gardèrent donc leur or, et en purent jouer aux osselets. Afin de rendre la tempérance et la sobriété recommandables, Lycurgue voulut qu’on dînât en public, comme du temps de la terreur. Un bâtiment fut construit tout exprès, crainte de la pluie et des mouches ; là, chaque citoyen, tous les mois, était tenu d’envoyer ses provisions, non pas en chevreuils ou homards, ni poissons frais de chez Mme Beauvais, mais en farine, fromage, carottes, vin du cru, et deux livres et demie de figues. Jugez des ripailles qui se faisaient là. Agis lui-même, après une victoire, fut réprimandé vertement pour avoir dîné au coin de son feu avec madame la reine, sa femme, et peu s’en fallut qu’on ne le mît au pain sec. Point de viande donc, mais force brouet ; on en a perdu la recette, au grand dommage de la postérité. Ce devait être un cruel potage ! Denys-le-Tyran le trouvait insipide, nous dit Goldsmith en ses Essais ; mais d’un tyran rien ne m’étonne, ces gens-là boivent du vin pur. Lycurgue n’entendait pas cela, non plus que Solon, car, à Athènes, un archonte ivre était puni de mort. Revenons à Sparte. Au lieu de confier à père et mère l’éducation des petits enfans, on en chargeait des instituteurs publics. Lycurgue était si fort en peine d’avoir de beaux hommes dans l’armée, qu’il voulut prendre soin des enfans jusque dans le ventre de leurs mères, mettant celles-ci au régime, et leur faisant faire de bonnes courses à pied, promenades et exercices propres à les récomforter ; ceux qui naissaient mal conformés étaient condamnés à périr, et, par amour pour la plastique, on les jetait, dans une serviette, du haut en bas du mont Taygète. Les beaux garçons, l’état les adoptait et les élevait martialement, les faisait marcher pieds nus, passer les nuits à la belle étoile, leur défendait de choisir dans le plat les pommes qui n’étaient pas pourries, les habituait à aller à la cave sans chandelle, la tête rasée, sans vêtement, et à se donner, par dessus tout, de bons coups de poings les uns aux autres. Tous les ans, pour leur récompense ; on les fouettait publiquement au pied de l’autel de Diane, mais je dis fouetter d’importance, et celui qui criait le moins, on le couronnait vert comme pré. Que les parens devaient être aises ! À eux, d’ailleurs, permis de voler ; c’était aux fruitières à garder leurs boutiques. Quant aux jeunes filles, même sévérité ; point de mari avant vingt ans ; des amoureux tant qu’elles voulaient ; courir, lutter, sauter les barrières, tels étaient leurs amusemens ; et de peur qu’en ces évolutions diverses leur robe ne vint à se retrousser, elles se montraient nues, dans leurs exercices, devant les citoyens rassemblés. Mais, dit l’histoire, la pudeur publique sanctifiait cette nudité. Je ne suis point éloigné de le croire ; car, s’il y en avait de belles dans le nombre, il s’y devait trouver des correctifs. Tel était le peuple lacédémonien, sortant des mains du grand Lycurgue. Cependant les Ilotes labouraient la terre et mouraient de faim sur les sillons. Mais ceci n’est qu’épisodique, et il ne faut point s’y arrêter. Toujours est-il que cette république est, à peu de chose près, la réalisation des rêves du jour et le portrait de nos hyperboles.
Maintenant nos apôtres modernes nous diront-ils que cette peinture est le souhait de toute leur vie, et qu’ils ne demandent rien de mieux ? Cela peut tenter en effet, quand ce ne serait que par curiosité (je ne parle pas du costume des femmes), mais seulement pour voir ce qui adviendrait. Et aussi bien pourquoi ne pas essayer ? Mais voici un point embarrassant, et qui demande réflexion.
Si Lycurgue fut grand législateur, Montesquieu fut savant légiste : or sur les questions de ce genre, il avait parfois médité ; son avis pourrait être utile, mais qui s’en inquiète aujourd’hui ? « Montesquieu, vivant sous un prince, n’a pu montrer d’impartialité ; » ainsi parlent sans doute ceux qui ne l’ont pas lu ; ouvrons-le pourtant, si vous permettez. Il y a, je crois, dans l’Esprit des Lois, qui, dans son temps, fut un bon livre, certain chapitre qui nous irait. « Il est de la nature d’une république, y dit l’auteur, qu’elle n’ait qu’un petit territoire ; sans cela, elle ne peut guère subsister. Dans une grande république il y a de grandes fortunes, et par conséquent peu de modération dans les esprits ; il y a de trop grands dépôts à mettre entre les mains d’un citoyen ; les intérêts se particularisent : un homme sent d’abord qu’il peut être heureux, grand, glorieux, sans sa patrie ; et bientôt qu’il peut être seul, grand sur les ruines de sa patrie. »
Que pensez-vous de ce petit morceau ? N’est-il pas fait pour notre histoire ? Mais continuons : « Un état monarchique doit être d’une grandeur médiocre. S’il était petit, il se formerait en république. S’il était fort étendu, les principaux de l’état pourraient cesser d’obéir… Un grand empire suppose une autorité despotique dans celui qui gouverne. Il faut que la promptitude des résolutions supplée à la distance des lieux où elles sont envoyées… La propriété naturelle des petits états est d’être gouvernés en république ; celle des médiocres, d’être soumis à un monarque ; celle des grands empires, d’être dominés par un despote. »
Ne vous semble-t-il pas que ceci peut avoir quelque poids, monsieur ? Quant à moi, plus je le relis, plus je me figure que c’est juste. La France aurait donc, par son étendue, une première difficulté à présenter aux humanitaires ; mais ne nous fâchons pas pour si peu ; car, après tout, en cas de besoin, ne pourrait-on rétrécir la place ? Ce qui nous tourmente vraisemblablement n’est pas l’amour de la patrie. Voici donc une seconde objection que nous ne tirerons point de Montesquieu, mais de la nature, assez bon livre aussi.
Nous poserons d’abord un principe que peu de gens contesteront : c’est que l’ombre produit la lumière, et que toute chose a son inconvénient. De ce qui est sous le soleil, rien ne s’éclaire des deux côtés. Or, parmi les animaux différens, habitans du terrestre globe, les uns sont faits pour vivre seuls, les autres pour vivre en société. Vous ne persuaderiez point à un aigle de se mettre à la queue d’un autre aigle, comme les canes qui vont aux champs ; de même feriez-vous de vains efforts pour trouver une cane solitaire ; et sous ce rapport, l’homme est cane, il faut l’avouer : Dieu nous a créés pour loger ensemble ; les peuples donc s’arrangent comme ils peuvent ; arrivent les lois, us et coutumes, lesquels ont du bon, partant du mauvais. J’en conclus qu’en toute société, il faut que les uns se félicitent, que les autres se plaignent par conséquent ; mais de ces plaintes et félicitations, lequel faut-il écouter de préférence ? D’une plainte naît souvent un désir, et ces désirs sont dangereux. Je m’explique, car je ne veux pas qu’on me prenne ici pour un Machiavel. Une femme a pour mari un butor, joueur, dépensier, ce qu’on voudra ; ne va-t-elle pas croire toutes les femmes malheureuses, et que le mariage est un martyre ? N’est-il pas plausible qu’un homme sans le sou demande que tout le monde puisse être riche ? Ajoutons à cela les cervelles oisives, et les chagrins qui s’engendrent d’eux-mêmes, comme faisait le phénix, dit-on ; cela se voit de par le monde. Faut-il que le législateur écoute la foule ou l’exception ? Puisque le mariage est notre exemple, considérons un peu cette affaire.
Le mariage, contre lequel déclament beaucoup de gens plus ou moins mariés, est une des choses d’ici-bas qui ont le plus évidemment un bon et un mauvais côté. Sous quel côté faut-il donc le voir ? Il a cela de bon qu’avec lui il faut rentrer chez soi et payer son terme ; il a ceci de mauvais qu’on ne peut pas découcher et envoyer promener ses créanciers ; il a cela de bon qu’il force aux apparences et à l’air d’honnêteté, quand ce ne serait que crainte des voisins ; il a ceci de mauvais qu’il mène à l’hypocrisie, mais cela de bon qu’il empêche l’impudeur du vice, mais ceci de mauvais qu’on le traite comme une fiction, et qu’il sert de manteau à bien des actes de célibataires ; pour ce qui regarde la famille, il en est le lien, et en cela louable ; pour ce qui regarde les amours, il en est le fléau, et en ceci blâmable ; c’est la sauvegarde des fortunes, c’est la ruine des passions ; avec lui on est sage, sans lui comme on serait fou ! Il assure protection à la femme, mais quelquefois donne du ridicule au mari ; cependant, quand on revient triste, où seraient, sans le mariage, le toit, l’abri, le feu qui flambe, la main amie qui vous serre la main ? Mais quand il fait beau et qu’on sort joyeux, où sont, avec le mariage, les rendez-vous, le punch, la liberté ? C’est une terrible alternative ; qu’en décidez-vous, mon cher monsieur ? Les humanitaires ne veulent point du mariage, sous le prétexte qu’on s’en gausse, et que l’adultère le souille ; mais sont-ils sûrs, en disant cela, d’avoir mis leurs meilleures lunettes ? Puisque rien n’est qu’ombre et lumière, sont-ils sûrs de ce qu’ils ont vu ? J’admets qu’ils connaissent les salons, et qu’ils aillent au bal tout l’hiver ; ils ont peut-être observé dans les beaux quartiers de Paris quelques infractions à l’hyménée, le fait n’est point inadmissible ; ont-ils parcouru nos provinces ? sont-ils entrés dans nos fermes ; au village ? ont-ils bu la piquette des vachers de la Beauce ? se sont-ils assis au coin de l’âtre immense des vignerons du Roussillon ? ont-ils consulté, avant de trancher si vite, la paysanne qui allaite et son nourrisson rebondi ? se sont-ils demandé quel effet produiraient leurs doctrines à la mode sur ces robustes charretières, sur ces laborieuses et saines nourrices ? Ce n’est pas tout que la Chaussée-d’Antin ; savent-ils ce que c’est, eux qui parlent d’adultère, et qui ont leurs maîtresses sans doute, savent-ils ce que c’est que le mariage, non pas musqué, sous les robes de Palmire, au fond d’un boudoir en lampas, mais dans les prés, au plein soleil, sur la place, à la fontaine publique, à la paroisse, et dans le lit de vieux chêne ?
Troisième objection maintenant, et j’en reviens toujours à mes Spartiates, qui étaient de francs saint-simoniens ; dites-moi un peu, je vous en prie, quelle figure auraient faite à Lacédémone les déterminés émancipateurs d’aujourd’hui qui ne veulent pas monter leur garde ? Que j’aime à les entendre au fond d’un restaurant, splendidement éclairé par le gaz, évoquer le spectre de Lycurgue au milieu des fumées champenoises ! Qu’il fait bon les admirer, le dos à la cheminée, les basques d’habit retroussées, balançant sous leur nez un verre de vin de Chypre, et nous lançant avec une bouffée de cigare un plan de réforme pour les peuples futurs ! Ne voilà-t-il pas de beaux Alcibiades, et que diraient-ils si on les prenait au mot ? Je voudrais les voir le lendemain s’éveiller dans leur république ; que leur coiffeur leur brûle un favori, ils vont pousser des cris d’angoisse ; ne voudraient-ils pas qu’on leur rasât la tête ? Et le brouet, et l’autel de Diane ? qu’en pensez-vous ? C’est quelque autre chose que le bois de Boulogne et les bals de Musard. Dites-moi un peu, sans plaisanterie, comment nous autres, peuple français, qui avons tout vu, tout bu, tout usé, tout chanté, tout mis en guenilles, même les rois ; dites-moi comment et de quel visage nous pourrions débarquer en Grèce, si non pour rebâtir Athènes ? Mais pour ne pas remonter si haut, dites-moi comment on est assez fou pour vouloir servir à nos tables des plats refroidis apportés d’Amérique ? Quel rapport entre nous et une nation vierge, imberbe encore, accouchée d’hier ? Ces boutures, qu’on nous vante, est-ce dans nos champs qu’on les veut planter, dans nos vieux champs pleins de reliques, gras du sang étranger, du nôtre, hélas ! de celui de nos pères ? Est-ce à nous qu’on parle de la loi agraire, à nous qui avons pour bornes dans nos prairies des tombes de famille ? Est-ce à nous qu’on propose un président civil, à nous qui portons encore sur les épaules les marques du pavois impérial ? Est-ce chez nous qu’on veut élire ces despotes éphémères qui règnent un ou deux ans, nous qu’une proclamation de Napoléon faisait partir hier pour la Russie ? Est-ce à nous qu’on propose les langes de New-York ou la tunique trouée de Lacédémone ? On dit à cela, et on va répétant, que les nations doivent se régénérer quand elles se sentent décrépites ; cela fut vrai pour le monde romain, et que Dieu veuille nous le rendre ! Mais si pareille chose nous peut arriver, où ont-ils étudié, nos modernes prophètes, pour ignorer la maxime la plus vraie, peut-être la plus triste de l’antiquité ? « Ce qui a été une fois ne peut ni être une seconde fois ni s’oublier tout-à-fait. » Oui sans doute, il en faut convenir, deux révolutions, coup sur coup, nous ont donné une rude secousse ; sans doute nous sommes en travail, et, pour parler une fois ce langage, sans doute l’humanité se régénère en nous. L’état n’a plus de religion, et, quoi qu’en disent les humanitaires eux-mêmes, c’est pour le peuple un vrai malheur ; le vin à bon marché ne lui rend pas ce qu’il y perd, et tous les cabarets de Paris ne valent pas pour lui une église de campagne, quel qu’en soit d’ailleurs le curé ; car c’est l’oubli des maux qu’on y fête, et l’espérance qu’on y reçoit dans l’hostie. Oui sans doute, parmi tant de nations, la France a sonné la première un tocsin qui ébranle l’Europe ; elle en est elle-même effrayée, et le son terrible retentit en elle ; mais si nos docteurs veulent nous guérir, s’ils veulent changer le monde, ou la France, ou seulement un département, qu’ils inventent donc quelque système dont des livres ne parlent pas ! Qu’ils oublient donc les phrases du collége, et qu’ils ne revêtent pas de mots futiles le squelette des temps passés ! Car sous tant de discours, sous tant de formules, sous tant d’habits ridicules, sous tant d’exaltations peut-être sincères, louables en elles-mêmes, que germe-t-il ? Quel filon découvert ? Que saisir dans ce labyrinthe où Ariane nous laisse à tâtons ? Vous avez du moins, dites-vous, la bonne volonté de bien faire. Eh ! pauvres enfans, qui en doute ? Volonté de vivre, à qui manque-t-elle ?
Nous nous adressons ici, monsieur le directeur, à la section humanitaire qui nous paraît vouloir quelque chose. Mais nous devons encore nous adresser à celle qui ne nous semble pas savoir au juste ce qu’elle désire (car, dans tout cela, vous vous en souvenez, nous ne faisons que des questions). Or il est certain que, dans la capitale, il y a un nombre de jeunes gens, femmes, hommes mûrs, vieillards enfin, qui font entendre journellement une sorte de soupirs et de demi-rêves où l’avenir est entrevu ; bonnes gens d’ailleurs, nul n’y contredit, mais il serait à désirer qu’ils s’expliquassent plus clairement. On a remarqué, dans leurs phrases favorites, le mot de perfectibilité ; il semble un des plus forts symptômes d’un degré modéré d’enthousiasme ; c’est donc sur ce mot, et sur ce mot seul, que nous vous demandons la permission de les interroger poliment, ainsi qu’il suit. Simple question :
Messieurs (et mesdames) de l’avenir et de l’humanitairerie, qu’entendez-vous par ces paroles ? Entendez-vous que, dans les temps futurs, on perfectionnera les moyens matériels du bien-être de tous, tels que charrues, pains mollets, fiacres, lits de plume, fritures, etc. ? ou entendez-vous que l’objet du perfectionnement sera l’homme lui-même ?
Vous voyez, monsieur, que notre demande est d’une lucidité parfaite, ce qui est déjà un avantage ; mais nous ne voulons point nous enfler. S’agit-il, disons-nous, parmi les adeptes de la foi nouvelle, de perfectionner les choses, ou de perfectionner les gens ? Vous sentez que le cas est grave ; c’est à savoir si on me propose de m’améliorer mon habit, ou de m’améliorer mon tailleur. Hìc jacet lepus ; tout est là. Nous ne nous inquiétons de rien autre. Car vous comprenez encore, sans nul doute, que si on ne veut que m’améliorer mon habit, je ne saurais me plaindre sans injustice ; tandis que si on veut décidément m’améliorer mon tailleur, ce sera peut-être une raison pour qu’on me détériore mon habit, et par conséquent… quod erat demonstrandum, comme dit Spinosa. Ne croyez pas que ce soit par égoïsme ; mais nous tenons à être éclaircis.
Perfectionner les choses n’est pas nouveau ; rien n’est plus vieux, tout au contraire, mais aussi rien n’est plus permis, loisible, honnête et salutaire ; quand on ne perfectionnerait que les allumettes, c’est rendre service au monde entier, car les briquets s’éteignent sans cesse. Mais s’attaquer aux gens en personne et s’en venir les perfectionner, oh, oh ! l’affaire est sérieuse, je ne sais trop qui s’y prêterait, mais ce ne serait pas dans ce pays-ci. Perfectionner un homme, d’autorité, par force majeure et arrêt de la cour, c’est une entreprise neuve de tout point ; Lycurgue et Solon sont ici fort en arrière ; mais croyez-vous qu’on réussira ? Il y aurait de quoi prendre la poste, et se sauver en Sibérie. Car j’imagine que ce doit être une rude torture inquisitoriale que ces moyens de perfection ; c’est quelque chose sans doute, au moral, comme un établissement orthopédique, à moins que par là on entende seulement le rudiment et l’école primaire ; mais il n’y a rien de moins perfectionnant. Que diantre cela peut-il être ? Nous ôtera-t-on nos cinq sens de nature ? nous en donnera-t-on un sixième ? Les chauves-souris, dit-on, sont ainsi bâties ; triste perspective pour nous que de ressembler à pareille bête ! c’est à faire dresser les cheveux. Mais, bon ! c’est une fantaisie ; nous nous alarmons à tort ; quand on tournerait cent ans autour de mes pieds, on ne perfectionnerait jamais que mes bottes ; la raison seule doit nous rassurer. Comment, cependant, croire que c’est là tout ? S’il ne s’agissait que de faire des routes, ou des ballons, ou des lampes, on ne crierait jamais si haut ; Adam lui-même perfectionnait à sa mode, quand il bêchait dans le paradis ; il faut qu’il y ait quelque mystère. Seraient-ce nos passions que l’on corrigerait ? Par Dieu ! ce serait une belle merveille que de nous empêcher d’être gourmands, ivrognes, menteurs, avares, vicieux ! et, si j’aime les œufs à la neige ? me défendrez-vous d’en manger ? Et si mon vin est bon, ou le vôtre, à vous qui parlez, et si votre femme… vous me feriez dire quelque sottise ; non, ce ne doit point être encore cela. Ouvrirait-on quelque grand gymnase pour nous y administrer, au nom du roi, une éducation jusqu’alors inconnue ? Mais nous voilà encore à Sparte ; je ne m’en tirerai jamais. D’ailleurs, qui ose décider, ici-bas, entre un savant et un ignare, lequel des deux est le plus parfait, ou le moins sot, pour parler net ? Helvétius dit, il est vrai, que toutes les intelligences sont égales ; mais, en cela, il fit tort à la sienne, car pour plâtrer sa balourdise, il fut obligé d’ajouter que la différence entre les hommes résultait du plus ou du moins d’attention qu’ils apportent à leurs études ; belle découverte ! Passons donc plus loin. Serait-ce qu’au moyen de certaines lois on changerait tellement nos mœurs et le milieu dans lequel nous vivons, que, doucement et sans effort, on nous rendrait ce paradis terrestre dont nous parlions tout-à-l’heure ? Mais si nous ne sommes plus à Sparte, nous voilà en pleine utopie. Diable ! je commence à croire derechef qu’on se moque de nous pour nous faire peur ; car comment nous perfectionner, du moment que nous restons hommes ? on se tâte sans le vouloir en pensant à ces choses-là. Serait-ce seulement qu’à l’avenir on s’occupera des intérêts du peuple, qu’on l’hébergera plus chaudement, vêtira, prêchera, instruira, et nourrira de pommes de terre ? Mais nous voilà revenus aux fritures… Ma foi, monsieur, bien le bonjour ; si vous trouvez la clé de cette porte, soyez assez bon pour nous l’envoyer ; nous vous le rendrons en une barrique de notre vin de cette année. Mais jusque-là, nous vous l’avouons, nous nous renfermons dans ce dire : ou il s’agit de perfectionner les choses, et c’est plus vieux que Barabas ; ou il s’agit de perfectionner les hommes, et les hommes, quelque manteau qu’ils portent, quelque rôle qu’ils jouent, risquent fort de vivre et de mourir hommes, c’est-à-dire singes, plus la parole, dont ils abusent.
Agréez, monsieur, etc.