Lettres de Vaucluse, trad. Develay, 1899/Épître à la prospérité

Lettres de Vaucluse
Traduction par Victor Develay.
Ernest Flammarion (p. 13-30).

Épître à la postérité


Vous avez peut-être entendu parler de moi (quoiqu’il soit douteux qu’un nom si mince et si obscur traverse l’espace et le temps), et vous désirerez sans doute savoir qui j’étais et quel a été le sort de mes ouvrages, particulièrement de ceux dont la renommée est arrivée jusqu’à vous ou dont vous connaissez seulement le titre. Sur la première question, les voix seront partagées, car d’ordinaire chacun dans ses jugements suit non la vérité, mais son goût, et l’on ne met de bornes ni à l’éloge ni au blâme. Je suis un homme du commun, un chétif mortel, dont la naissance n’est ni des plus hautes ni des plus basses. Ma famille, comme l’a dit de lui l’empereur Auguste, est ancienne. Mon caractère n’était naturellement ni méchant ni impudent si la coutume contagieuse ne lui avait nui. L’adolescence m’a abusé, la jeunesse m’a entraîné, mais la vieillesse m’a corrigé. Elle m’a enseigné par l’expérience la vérité de cette parole que j’avais lue longtemps auparavant, à savoir que la jeunesse et le plaisir ne sont que vanités[1], ou plutôt cette leçon, je la dus au Créateur de tous les âges et tous les temps, qui laisse parfois les malheureux mortels s’égarer dans leur fol orgueil, afin que, se rappelant plus tard leurs péchés, ils se connaissent eux-mêmes. Dans ma jeunesse, mon corps ne fut pas très robuste, mais d’une grande dextérité. Ma figure, sans être d’une beauté remarquable, pouvait plaire dans la fleur de mon âge. Mon teint était frais, entre le blanc et le brun ; mes yeux vifs ; et ma vue fut longtemps très pénétrante ; mais, contre mon attente, elle s’affaiblit tellement après ma soixantième année qu’il me fallut, à mon grand regret, recourir aux lunettes. Mon corps, qui jusque-là avait été très sain, fut envahi par la vieillesse et avec elle par le cortège ordinaire des infirmités.

L’an 1304 de l’ère chrétienne, le lundi 20 juillet, au point du jour, je naquis dans l’exil à Arezzo, de parents honorables, originaires de Florence d’où ils étaient bannis. Leur fortune était médiocre, et, à dire vrai, voisine de la pauvreté. J’ai toujours méprisé souverainement les richesses, non que je ne voulusse pas des richesses, mais parce que je haïssais les peines et les soucis qui sont leurs compagnons inséparables. Je ne les aurais point enviées pour pouvoir faire bonne chère : avec une nourriture frugale et des mets simples j’ai vécu plus gaiement que tous les successeurs d’Apicius avec les festins les plus exquis. Les soi-disant repas qui ne sont que des parties de table ennemies de la tempérance et des bonnes mœurs, m’ont toujours déplu ; j’ai considéré comme une corvée et du temps perdu d’y inviter les autres et non moins d’y être invité par les autres. Mais manger avec des amis a pour moi tant de charme que rien ne m’est plus agréable que leur arrivée imprévue, et que je n’ai jamais mangé seul volontairement. Rien ne me déplaît plus que la pompe, non seulement parce qu’elle est mauvaise et contraire à l’humilité, mais parce qu’elle est gênante et ennemie du repos.

J’ai été en proie, dans mon adolescence, à un amour très violent, mais unique et honnête, et j’en aurais souffert plus longtemps si une mort cruelle, mais salutaire, n’eût éteint ma flamme, qui commençait à s’attiédir. Je voudrais bien pouvoir dire que les plaisirs des sens n’ont eu aucun empire sur moi : mais si je le disais je mentirais ; je puis affirmer sans crainte que, si l’ardeur de l’âge et du tempérament m’ont entraîné vers eux, j’en ai toujours détesté dans mon âme la bassesse. En approchant de ma quarantième année, alors que j’étais encore plein de feu et de vigueur, non seulement j’ai renoncé à l’œuvre de chair, mais j’en ai perdu tout souvenir, comme si je n’avais jamais regardé une femme. Je compte cela parmi mes plus grandes félicités, et je remercie Dieu qui, dans la force de mon âge, m’a délivré d’une servitude si vile et que j’ai toujours eue en horreur. Mais je passe à autre chose.

J’ai compris l’orgueil dans les autres, non en moi, et, quoique j’aie été un homme de peu de valeur, je me suis toujours estimé encore moins. Ma colère m’a bien souvent nui, jamais aux autres. Très avide d’amitiés honnêtes, je les ai cultivées avec la plus grande fidélité. Je m’en fais gloire hardiment, parce que je dis la vérité. D’un caractère très irritable, j’oublie aisément les offenses et je garde toujours le souvenir des bienfaits. J’ai eu le bonheur d’être admis dans la familiarité des princes et des rois, et de gagner l’amitié des grands jusqu’à exciter l’envie. Mais le supplice de ceux qui vieillissent, c’est de pleurer trop souvent la mort de leurs amis. Les plus grands rois de mon temps m’ont aimé et honoré ; pourquoi ? je l’ignore ; cela les regarde. J’ai été avec quelques-uns pour ainsi dire sur un pied d’égalité, et j’ai retiré de leur élévation de grands avantages sans aucun désagrément. Toutefois j’ai fui plusieurs de ceux que j’aimais le plus ; j’étais tellement possédé de l’amour de la liberté que je me suis éloigné à tout prix de ceux dont le nom seul me paraissait contraire à cette liberté.

J’ai eu un esprit facile plutôt que pénétrant, apte à toute étude bonne et salutaire, mais principalement enclin à la philosophie morale et à la poésie. J’ai négligé celle dernière avec le cours des années, séduit par la littérature sacrée, dans laquelle j’ai senti un charme secret que j’avais méprisé jadis, et j’ai réservé la poésie pour l’ornement. Je me suis adonné entre autres particulièrement à la connaissance de l’antiquité, et, n’était l’amitié que m’inspirent les personnes qui me sont chères, j’aurais préféré être né dans un tout autre âge, et, pour oublier celui-ci, je me suis toujours efforcé de vivre en imagination dans les temps anciens. Je me suis donc plu à la lecture des historiens, non toutefois sans être choqué de leur désaccord ; je m’en suis rapporté, dans le doute, à la vraisemblance des faits ou à l’autorité des écrivains. Ma parole, a-t-on dit, était claire et puissante. À mon avis, elle était faible et obscure. Dans la conversation avec mes amis ou mes familiers, je n’ai jamais recherché l’éloquence, et je m'étonne que César Auguste ait pris un tel soin. Mais, quand la circonstance, le lieu ou l’auditeur ont paru l’exiger, j’ai fait quelque effort, avec quel succès, je ne saurais le dire ; j’en laisse juges ceux devant qui j’ai parlé : pour moi, pourvu que ma vie fût bonne, je me souciais peu de la façon dont je parlais. C’est une gloire venteuse que d’attendre sa réputation du seul éclat des mots.

Voici comment la fortune ou ma volonté ont jusqu’à présent partagé mon temps. J’ai passé la première année de ma vie, pas entièrement, à Arezzo, où la nature m’avait fait naître, et les six suivantes à Incisa dans la maison de campagne de mon père, à quatorze milles au-dessus de Florence. Ma mère ayant été rappelée de l’exil, j’ai passé ma huitième année à Pise, ma neuvième et les suivantes dans la Gaule transalpine, sur la rive gauche du Rhône. Avignon est le nom de cette ville, où le pontife romain tient et a tenu longtemps l’Église du Christ dans un honteux exil. Il y a quelques années, Urbain V sembla l’avoir ramenée dans son siège ; mais ce projet échoua, comme on le sait, et, ce qui m’indigne le plus, du vivant même de ce pape, comme s’il s’était repenti de cette bonne œuvre. S’il eût vécu un peu plus, il aurait senti à coup sûr ce que je pensais de son départ. J’avais déjà la plume à la main quand tout à coup il abandonna sa glorieuse entreprise avec la vie. Le malheureux ! il aurait pu mourir heureusement devant l’autel de saint Pierre et dans son propre palais : car où ses successeurs seraient restés dans leur siège, et il devenait l’auteur de cette bonne œuvre, ou ils en seraient partis, et son mérite eût été d’autant plus éclatant que leur faute aurait été plus frappante. Mais cette plainte est trop longue et incidente.

J’ai donc passé là, sur le bord du fleuve le plus battu des vents, mon enfance sous mes parents, et ensuite toute ma jeunesse sous mes vanités, non toutefois sans de grandes absences. À cette époque, je séjournai quatre ans entiers à Carpentras, petite ville voisine d’Avignon du côté du levant, et dans ces deux villes j’appris un peu de grammaire, de dialectique et de rhétorique, autant qu’on peut en apprendre à cet âge et qu’on en enseigne ordinairement dans les écoles : vous comprenez, cher lecteur, combien peu j’en appris. De là je me rendis à Montpellier, où je consacrai quatre autres années à l’étude des lois ; puis à Bologne, où pendant trois ans j’entendis expliquer tout le corps du droit civil. On pensait généralement que j’aurais fait de grands progrès dans cette carrière si j’avais continué ; mais je renonçai complètement à cette étude dès que je ne fus plus sous la tutelle de mes parents. Ce n’est pas que les lois me déplaisent, car leur autorité, sans contredit, est grande, et elles sont pleines de l’antiquité romaine, qui fait mes délices, mais c’est que leur usage est dépravé par la méchanceté des hommes. J’ai donc regretté d’apprendre une chose dont je ne voulais pas me servir malhonnêtement, dont je ne pouvais guère me servir honnêtement, et qui, si je l’eusse voulu, aurait fait attribuer mon honnêteté à l’ignorance.

À l’âge de vingt-deux ans, je revins dans ma patrie. J’appelle ma patrie cet exil d’Avignon, où j’avais été dès la fin de ma première enfance, car l’habitude devient une seconde nature. Là je commençai à être connu, et mon amitié fut recherchée par de grands personnages ; pourquoi ? j’avoue maintenant que je l’ignore et que cela m’étonne ; il est vrai qu’alors cela ne m’étonnait pas, car, selon la coutume de la jeunesse, je me croyais très digne de tous les honneurs. J’ai été recherché principalement par la noble et célèbre famille des Colonna qui fréquentait alors la curie romaine, ou pour mieux dire qui l’illustrait. Introduit dans cette famille, j’y fus traité avec une considération qui ne me serait peut-être pas due maintenant, mais qu’alors je ne méritais certainement pas. Emmené en Gascogne par l’illustre et incomparable Jacopo Colonna, alors évêque de Lombez, dont je n’ai pas vu et ne verrai peut-être pas le pareil, j’ai passé au pied des Pyrénées un été presque céleste, dans la compagnie charmante du maître et de sa suite, de sorte que je soupire toujours en me rappelant ce temps-là. À mon retour, j’ai vécu pendant plusieurs années sous son frère le cardinal Giovanni Colonna, non comme sous un maître, mais sous un père ; je me trompe, j’ai vécu avec lui comme avec le frère le plus tendre, ou, pour mieux dire, comme avec moi-même et dans ma propre maison.

À cette époque, un goût juvénile me poussa à visiter la France et l’Allemagne. Pour faire approuver mon départ à mes supérieurs, je prétextai différents motifs, mais la véritable cause était le désir ardent de voir beaucoup de choses[2]. Dans mes voyages, je vis d’abord Paris, et je me plus à rechercher ce qu’il y avait de vrai ou de fabuleux dans ce que l’on racontait de cette ville. En revenant de là, je me rendis à Rome, que je désirais ardemment visiter dès mon enfance. J’y trouvai Stefano Colonna, le magnanime chef de cette famille, homme comparable à n’importe lequel des anciens. Je lui fis ma cour, et il me témoigna tant d’amitié qu’entre moi et l’un de ses fils on n’aurait fait aucune différence. L’affection et l’attachement de ce grand homme envers moi sont demeurés constamment les mêmes jusqu’à la fin de sa vie ; son souvenir vit encore maintenant en moi, et il ne s’éteindra pas avant que je ne m’éteigne moi-même. À mon retour fatigué de tout, mais ne pouvant supporter le dégoût et l’aversion que je ressens naturellement au fond de l’âme pour la ville la plus ennuyeuse du monde[3], je cherchai une retraite où je pusse me réfugier comme dans un port. Je rencontrai une vallée très étroite, mais solitaire et agréable, nommée Vaucluse, distante de quinze milles d’Avignon, et où la reine de toutes les fontaines, la Sorgues, prend sa source. Séduit par l’agrément du lieu, j’y transportai mes livres et ma personne.

Il serait trop long d’énumérer ce que je fis là pendant maintes années. En résumé, presque tous les opuscules qui sont sortis de ma plume (et le nombre en est si grand qu’ils m’occupent et me fatiguent encore jusqu’à cet âge) ont été faits, commencés ou conçus là. Mon esprit, de même que mon corps, a eu plus de dextérité que de vigueur. Aussi ai-je renoncé à plusieurs ouvrages dont le projet m’avait paru facile, mais dont l’exécution était difficile. L’aspect des lieux me suggéra d’écrire un poème bucolique, œuvre pastorale, et les deux livres de la Vie solitaire, dédiés à Philippe[4], toujours grand homme, mais alors petit évêque de Cavaillon, aujourd’hui grand évêque de Sabine et cardinal. Dernier survivant de tous mes vieux amis, il m’a aimé et m’aime non en évêque, comme Ambroise aima Augustin[5], mais en frère. En me promenant sur ces montagnes un vendredi saint, l’idée me vint sérieusement de composer un poème héroïque sur le premier Scipion l’Africain, dont le nom, je ne sais pourquoi, m’a été cher dès mon enfance. Je commençai alors cette œuvre avec une ardeur extrême ; puis, distrait par d’autres soins, je l’interrompis. J’intitulai ce livre l’Afrique, du nom du sujet, et je ne sais par quelle faveur attachée soit à moi, soit au poème, il fut fort prisé avant d’être connu.

Pendant mon séjour dans ces lieux, chose étonnante, il m’arriva le même jour des lettres du sénat de Rome et du chancelier de l’Université de Paris[6] m’appelant à l’envi, l’une à Rome et l’autre à Paris, pour recevoir la couronne de laurier poétique. Tout fier de ces lettres comme un jeune homme, je me jugeai digne d’un honneur dont de si grands personnages m’avaient jugé digne, et je n’envisageai pas mon mérite, mais les témoignages d’autrui. Cependant j’hésitai un instant sur la question de savoir à qui je donnerais la préférence. Je sollicitai là-dessus, par une lettre, l’avis du cardinal Giovanni Colonna, dont j’ai parlé plus haut. Il se trouvait si près de moi que, quoique je lui eusse écrit dans la soirée, je reçus sa réponse le lendemain avant neuf heures du matin. D’après son conseil, je résolus de préférer à tout l’autorité de la ville de Rome ; les deux lettres que je lui ai adressées pour approuver son avis existent encore[7].

Je partis donc, et, quoique, selon la coutume des jeunes gens, je fusse un appréciateur très bienveillant de mes travaux, je rougis toutefois de m’en rapporter sur moi-même à mon propre témoignage ou à celui des personnes qui m’avaient appelé, ce qu’elles n’eussent point fait sans doute, si elles ne m’avaient pas jugé digne de l’honneur qu’elles m’offraient. C’est pourquoi je résolus de me rendre d’abord à Naples, et je me présentai devant le très grand roi et philosophe Robert, non moins célèbre par son savoir que par sa couronne, le seul monarque ami de la science et de la vertu qu’ait possédé notre siècle, afin qu’il prononçât son jugement sur moi. La haute opinion qu’il conçut du moi et le cordial accueil qu’il me fit m’étonnent maintenant, et, si vous en aviez été témoin, lecteur, vous en seriez étonné vous-même. En apprenant la cause de mon arrivée, il fut transporté de joie : il était flatté de cette marque de confiance d’un jeune homme, et peut-être songeait-il que l’honneur que j’allais recevoir rejaillirait sur lui, puisque de tous les humains je l’avais choisi comme le seul juge compétent. Bref, après de nombreux entretiens sur différentes choses, et lorsque je lui eus montré mon Afrique, dont il fut si enchanté qu’il me demanda comme une grande faveur de la lui dédier, ce que je ne pouvais ni ne voulais certainement pas lui refuser, il me fixa enfin un jour pour le sujet qui m’avait amené et il me tint depuis midi jusqu’au soir. Et, comme, en raison de l’étendue de la matière, ce temps parut court, il en fit autant les deux jours suivants. Après avoir ainsi pendant trois jours scruté mon ignorance, le troisième jour il me jugea digne de la couronne de laurier. Il me l’offrait à Naples, et il insistait à force de prières pour obtenir mon consentement. L’amour de Rome triompha des respectables instances d’un si grand roi. Voyant donc que ma résolution était inflexible, il me donna pour le sénat romain des messagers et une lettre dans laquelle il déclara son jugement sur moi dans les tenues les plus favorables. Ce jugement royal était alors conforme à celui de plusieurs, et surtout au mien ; aujourd’hui je n’approuve ni ce jugement ni le mien, ni celui de toutes les personnes qui le partageaient. L’amitié que l’on me portait et l’intérêt qu’inspirait ma jeunesse y contribuèrent plus que l’amour de la vérité. Je partis néanmoins, et, malgré mon indignité, plein de confiance dans un jugement d’une si grande autorité, quoique je ne fusse encore qu’un écolier ignorant, je reçus la couronne de laurier poétique, à la grande satisfaction des Romains qui purent assister à cette solennité[8]. Il existe sur cet événement des lettres de moi en vers et en prose[9]. Cette couronne de laurier ne me procura point de science, mais beaucoup d’envie. L’histoire en serait trop longue pour trouver place ici.

En quittant Rome, je me rendis à Parme, où je passai quelque temps auprès des seigneurs de Correggio, pleins de libéralité et de bonté pour moi, mais ne s’accordant point entre eux. Ils gouvernaient alors cette ville avec une douceur qu’elle n’avait point connue auparavant de mémoire d’homme, et que, selon moi, elle ne connaîtra point pendant ce siècle. Me souvenant de l’honneur que j’avais reçu, je craignais qu’il ne parût décerné à un indigne. Un jour, après avoir gravi les montagnes, je traversai la rivière d’Enza, dans le territoire de Reggio, et je pénétrai dans la Selvapiana[10]. Frappé tout à coup de la beauté du site, je me remis à l’Afrique, que j’avais interrompue. Ma verve, qui semblait assoupie, s’étant réveillée, j’écrivis ce jour-là quelques vers, puis quelques autres chaque jour qui suivit. Ensuite, de retour à Parme, ayant rencontré une maison retirée et tranquille, que j’achetai plus tard et qui m’appartient encore, je conduisis mon œuvre à terme avec une si grande ardeur et en si peu de temps qu’aujourd’hui j’en suis moi-même étonné. De là je retournai vers la fontaine de la Sorgues, et je revins vers ma solitude transalpine en laissant derrière moi ma trente-quatrième année[11]. Je vécus longtemps à Parme et à Vérone, et partout, grâce à Dieu, je fus aimé beaucoup plus que je ne méritais.

Depuis longtemps, sur le bruit de ma réputation, j’avais gagné la faveur de Jacques de Carrare le jeune, homme excellent, qui parmi les seigneurs ses contemporains n’a peut-être pas son pareil, je dis plus, qui, j’en suis sûr, ne l’a pas. M’adressant des messagers et des lettres jusqu’au delà des Alpes, quand j’y étais, et en Italie, en quelque lieu que je fusse, pendant nombre d’années il me fatigua tellement de ses prières et de ses offres d’amitié que, bien que je n’attendisse rien des riches, je résolus enfin d’aller le trouver et de voir ce que signifiaient ces instances extraordinaires d’un grand personnage que je ne connaissais pas. Je me rendis donc, tardivement il est vrai, à Padoue, où je fus accueilli par cet homme de si noble mémoire non seulement avec bonté, mais comme les âmes bienheureuses sont reçues dans le ciel, avec tant de joie, avec une affection et une tendresse si inappréciables que, ne pouvant les exprimer par des paroles, il faut les renfermer dans le silence. Entre autres, sachant que j’avais mené dès mon enfance une vie cléricale, pour m’attacher plus étroitement non seulement à sa personne, mais encore à ma patrie, il me fit nommer chanoine de Padoue ; et, en somme, si sa vie eût été plus longue, j’aurais mis un terme à mes voyages et à mes pérégrinations. Mais, hélas ! rien n’est durable ici-bas, et s’il se présente quelque douceur, elle finit bientôt par l’amertume. Deux ans ne s’étaient pas écoulés que Dieu l’enleva à moi, à sa patrie et au monde, qu’il avait déjà quitté parce que ni moi, ni sa patrie, ni le monde (l’amitié ne m’aveugle pas), n’étions dignes de lui. Et quoiqu’il ait eu pour successeur son fils, homme très sage et très distingué, qui, marchant sur les traces de son père, me témoigna toujours de l’amitié et de la considération, toutefois, après avoir perdu celui avec lequel je m’accordais le mieux, surtout à raison de l’âge, je retournai de nouveau en France, moins dans le désir de revoir ce que j’avais vu mille fois que dans l’intention de soulager mes ennuis, comme font les malades, par le déplacement.

  1. L'Écclésiaste, XI, 10.
  2. Il avoue, dans le IIIe dialogue de Mon Secret, que la véritable cause de ses voyages fui de combattre par t’éloiguement sa passion pour Laure.
  3. Avignon.
  4. Philippe de Cabassole.
  5. Confessions, V, 13.
  6. Robert de Bardi.
  7. Lettres familières, IV, 4 et 5.
  8. Le couronnement de Pétrarque au Capitole eut lieu le 8 avril 1341
  9. Épîtres, II, 1 ; Lettres familières, IV, 7.
  10. Forêt unie.
  11. Il y a ici une altération du texte. Pétrarque avait trente-sept ans lorsqu’il fut couronné au Capitole. Son départ de Parme étant postérieur à cet événement, il avait plus de trente-quatre ans.