Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 318-322).
◄  Lettre IX
Lettre XI  ►



LETTRE X.


À.... Écuyer.


J’ai reçu, mon cher ami, votre réponse affectueuse. Vous devez savoir qu’elle est telle que je la désirois ; — et telle que je l’attendois de votre part. J’aurois été bien embarrassé, si vous m’aviez écrit d’un autre style ; mais entendons-nous, s’il vous plaît : mon embarras n’eût été que relativement à vous, car quoique je sois bien aise que vous me fassiez, de la manière la plus gracieuse, toutes les offres d’une amitié qui ne connoît point de bornes, je suis presque aussi flatté de voir que l’état de mes finances me permette de ne pas les accepter.

J’ai fait marché pour la reconstruction de mon presbytère ; j’ai pris des arrangemens avec toutes les parties intéressées, et cela d’une manière beaucoup plus satisfaisante que je ne devois l’attendre. J’étois impatient de terminer cette affaire, afin qu’elle ne pût devenir une source de dilapidation pour la fortune de ma femme et de Lydie, car je n’ai pas lieu de croire qu’après ma mort les… de… eussent pour elles plus de bienveillance qu’ils n’en ont eu pour moi ; pour moi qui n’étant qu’un pauvre vicaire, avois assez d’orgueil pour mépriser leurs révérences, et assez d’esprit pour amuser les autres à leurs dépens : mais que Dieu leur pardonne comme je le fais moi-même ! — Ainsi soit-il.

J’ai écrit à Hall le récit de mon désastre : il veut, dans sa réponse, que je m’en console avec une hypothèse. Tullius, l’orateur, le philosophe, le politique, le moraliste, le consul, etc. etc. etc. adopta certain genre de consolation lorsqu’il perdit sa fille, comme il le dit ingénuement à chacun de ses lecteurs ; et si nous devons l’en croire, ce fut avec succès. Maintenant il faut que vous sachiez que ce Tullius étoit comme mon père ; je veux dire M. Shandy ou Shandy Hall : les revers qui fournissoient à ce dernier l’occasion de déployer son éloquence, n’étoient pas moins agréables pour lui, que les faveurs qui l’obligeoient à se taire. Ces deux grands hommes étoient fous des hypothèses, et je vais vous en rapporter une qui n’est ni de Cicéron, ni de mon père, mais du seigneur de Crazy.

Vous saurez donc que ce seigneur, mon ami, je puis même ajouter le vôtre, eut un moment de paresse orgueilleuse ; que dans ce moment il forma le projet d’avoir un carrosse à la ville pour ménager ses jambes le jour, et le voiturer le soir à Renelagh. Après avoir consulté le sellier, il mit de côté cent quarante livres pour cet objet, et m’en écrivit un mot. Trois mois après, lors de mon arrivée à la ville, je trouve un billet de lord Spencer qui m’invite à dîner avec lui le dimanche suivant. À peine avois-je lu ce billet, que le char pompeux me revint dans l’idée. Je sortis donc pour aller m’informer de la santé de Hall, et en même temps lui emprunter sa voiture afin de me rendre pontificalement à l’invitation que j’avois reçue. Je le trouvai chez lui : je lui fis une ou deux questions amicales, après quoi je lui présentai ma requête. Il me répondit en souriant qu’il étoit bien mortifié, mais que sa voiture étoit partie en poste pour l’Écosse. Je le regardois fixement, et il rioit, non de moi, mais de son hypothèse ; et je vais vous en donner l’explication.

Il faut vous dire qu’il reçut une lettre au moment où il donnoit les dernières instructions au sellier : dans cette lettre on lui apprenoit que son fils, qui étoit de quartier à Edimbourgh, s’étoit trouvé dans une terrible dispute, et que pour en prévenir les suites, il falloit une somme à-peu-près pareille à celle qu’il destinoit à sa voiture. Ainsi les cent-quarante livres qui devoient servir à la construction d’un carrosse à Londres, furent employées à réparer les vitres, les lanternes et les têtes brisées à Edimbourgh ; et Hall se consoloit en supposant que sa voiture étoit partie en poste pour l’Écosse. En voilà beaucoup sur les consolations et les hypothèses. — Il est fort heureux pour nous de trouver quelque ressource dans notre imagination. Je pourrois m’étendre bien davantage, mais il ne me reste presque plus de papier, et je n’ai que ce qu’il faut de place pour vous témoigner combien je désire que vous n’ayez jamais besoin de recourir à ces petits moyens pour rendre votre vie aussi heureuse qu’elle doit être honorable. — Procurez-moi bientôt le plaisir de vous voir : en attendant, et dans tous les temps, que Dieu soit avec vous !

Votre très-affectionné.