Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 308-311).
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LETTRE VII.


À..... Écuyer.


Du château de Crazy.


Quoique je sois persuadé que vous ne me croyiez pas seulement prêta rire avec ceux qui rient, mais encore à pleurer avec ceux qui pleurent ; — il est pourtant vrai, mon cher ami, que je n’ai pu m’empêcher de sourire au récit de votre mésaventure ; et Hall, à qui j’ai communiqué votre lettre, car vous voyez que je suis au château de Crazy, en a ri jusqu’aux larmes.

Vous ne devez pas supposer, que dis-je ? vous ne pouvez imaginer qu’aucun de nous ait voulu se moquer de votre chagrin, car vous savez que je vous aime, et Hall dit que vous êtes un garçon qui promet ; mais nous rions de cette aimable simplicité de votre caractère, qui ne se figure pas qu’on puisse être éclaboussé dans un monde rempli de boue. Qu’il a fallu bien peu de temps pour vous enlever cette heureuse confiance ! — Car, à quelques piéges, à quelques duperies qu’elle nous expose, je la regarde comme un sentiment délicieux. — Vous ouvrez à peine le volume de la vie, et vous êtes tout étonné de trouver une tache à la première page ; mais hélas ! mon cher, si vous continuez, vous trouverez des pages entières si pleines de taches et de ratures, qu’à peine pourrez-vous en déchiffrer les caractères. Il est triste, je l’avoue, de semer les germes du soupçon dans un cœur qui ne le connoissoit point encore ; de ternir la fleur de l’espérance, qui anime l’instant du départ, par l’image des ornières et des dangers qu’on trouvera nécessairement sur la route : mais d’après notre propre constitution et d’après l’organisation du monde, tel est le devoir de l’amitié. — Après tout, s’il ne vous en a coûté que quelques guinées pour vous apprendre à vous tenir sur vos gardes, vous avez fait un bon marché. — Consolez-vous donc, et plus de doléances.

Vous me direz peut-être que ce n’est pas la perte, mais uniquement le procédé qui vous indigne, et que vous ne pouvez digérer d’avoir été traité avec autant d’ingratitude. Hall, qui rit toujours, m’ordonne de vous dire, pour votre consolation, que celui qui dupe est toujours un coquin, tandis que celui qui est dupé peut être un honnête homme ; mais c’est un Cynique qui administre ses remèdes à sa manière. Quant à moi, si j’avois à vous consoler à la mienne, je vous dirois que la reconnoissance n’est pas une vertu aussi commune qu’elle devroit l’être à tous égards. Cependant, mon cher ami, ne croyez pas que l’ingratitude soit une production des temps modernes : il paroît qu’elle existoit au commencement du monde, et qu’elle continuera de l’avilir jusqu’à ce que nous nous rendions à la vallée de Josaphat. Vous devez avoir lu, — je crois même avoir écrit un sermon là-dessus ; — que de tous les lépreux qui furent guéris, il n’y en eut qu’un qui s’avisa d’aller rendre grâce. Je ne dis pas cela pour vous consoler par le spectacle des misérables coutumes du monde ; mais afin que vous ne soyez pas tenté de vous croire plus maltraité que les autres ; car c’est l’opinion commune des jeunes gens qui, comme vous, sensibles jusques dans la moindre fibre, n’ont jamais éprouvé ce choc, cette collision qui, dans les circonstances fâcheuses, éveille la précaution, ou du moins nous habitue à la patience.

Mais je suis presque certain que lorsque vous recevrez ma lettre, le sourire enchanteur de quelque beauté vous aura fait oublier vos infortunes. Faites-moi part de vos projets pour l’hiver prochain, si toutefois vous en avez formé. Je pense, sauf meilleur avis, que vous pourriez quitter les plaisirs et les brouillards de ce maudit climat, pour aller hiverner avec moi sous le beau ciel du Languedoc. Votre société me feroit du bien ; la mienne ne vous feroit pas de mal : — je le pense du moins, et nous arriverions à Londres assez tôt pour voir Renelagh à l’entrée des beaux jours. Répondez-moi là-dessus, et adressez moi votre lettre ici, car j’achèverai d’y passer le mois de septembre ; et sur ce, Dieu vous bénisse et vous donne de la patience, si vous en avez besoin.

Je suis,
À vous très-cordialement, etc