Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XXII. À Catilius Severus

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 73-77).
XXII.
Pline à Catilius Severus[1].

Une circonstance douloureuse me retient depuis longtemps à Rome. Je ne puis voir sans inquiétude la longue et opiniâtre maladie de Titus Ariston, pour qui j’ai une admiration et une tendresse singulières. Rien n’égale sa prudence, son intégrité, son savoir ; et il me semble voir les sciences et les lettres prêtes à succomber avec lui. Il est également versé dans le droit public et dans le droit particulier. L’antiquité n’a point de maxime, d’exemple, de fait qu’il ignore. Tout ce que vous désirez savoir, il peut vous l’apprendre. C’est pour moi un trésor, où je trouve toujours les connaissances qui me manquent. Quelle confiance, quel respect ses paroles ne doivent-elles pas inspirer ! Que sa lenteur à décider une question est honorable dans un tel homme ! Il n’est rien qu’il ne découvre du premier coup d’œil : il doute cependant presque toujours, il hésite, combattu par les raisons opposées, que son génie vaste et pénétrant va rechercher jusque dans leur principe : il les examine, il les pèse. Vous vanterai-je la frugalité de sa table[2], la simplicité de ses habits ? Je vous l’avoue, je n’entre jamais dans sa chambre, je ne jette jamais les yeux sur son lit, que je ne croie revoir les mœurs de nos pères. Il rehausse cette simplicité par une grandeur d’âme qui n’accorde rien à l’ostentation, qui donne tout au secret témoignage de la conscience, et n’attache point la récompense d’une bonne action aux louanges qu’elle attire, mais à la seule satisfaction intérieure qui la suit. En un mot, il n’est pas aisé de trouver, même entre ceux qui, par la sévérité de leur extérieur, affichent le goût de la philosophie[3], quelqu’un digne de lui être comparé. Vous ne le voyez point courir d’école en école, pour charmer, par de longues disputes, l’oisiveté des autres, et la sienne. Les affaires, le barreau l’occupent tout entier. Il plaide pour l’un, il donne des conseils à l’autre ; et, malgré tant de soins, il pratique si bien les leçons de la philosophie, qu’aucun de ceux qui en font profession publique, ne lui peut disputer la gloire de la modestie, de la bonté, de la justice, de la magnanimité. Si vous étiez près de lui, vous seriez étonné de voir avec quelle patience il supporte la maladie, comment il lutte contre la douleur, comment il résiste à la soif, avec quel courage il souffre, immobile et couvert, les plus cruelles ardeurs de la fièvre ! Ces jours passés, il nous fit appeler, quelques-uns de ses plus intimes amis et moi. Il nous pria de consulter sérieusement ses médecins, et nous dit qu’il voulait prendre son parti, quitter au plus tôt une vie douloureuse, si la maladie était incurable, attendre patiemment la guérison, si elle pouvait venir avec le temps ; qu’il devait aux prières de sa femme, aux larmes de sa fille, aux vœux de ses amis, de ne point trahir leurs espérances par une mort volontaire, pourvu que ces espérances ne fussent pas une illusion de leur tendresse. Rien de moins commun, à mon gré, rien de plus digne d’éloges, qu’un tel courage. Vous trouverez assez de gens, qui ont la force de courir à la mort en aveugles et sans réflexion ; mais il n’appartient qu’aux âmes héroïques de peser la mort et la vie, et de se déterminer pour l’une ou pour l’autre, selon qu’une sérieuse raison fait pencher la balance.

Les médecins nous font tout espérer. Il faut encore qu’un dieu secourable confirme leurs promesses, et me délivre de cette mortelle inquiétude. Aussitôt, je retourne à ma maison de Laurentin, avec impatience de reprendre mon porte-feuille et mes livres, et de me livrer à mes studieux loisirs. En l’état où je suis, tout occupé de mon ami tant que je le vois, inquiet dès que je le perds de vue, il ne m’est possible ni de lire ni d’écrire. Vous voilà informé de mes alarmes, de mes vœux, de mes desseins. Apprenez-moi à votre tour, mais d’un style moins triste, ce que vous avez fait, ce que vous faites, et ce que vous vous proposez de faire. Ce ne sera pas un faible soulagement à ma peine, de savoir que vous n’avez rien qui vous afflige. Adieu.


  1. Catilius Severus. C’est sans doute Catilius de Vérone, dont Pline parle plusieurs fois dans ses lettres : on voit par la lettre 27e du livre vi, qu’il parvint au consulat.
  2. Vous vanterai-je, etc. J’ai suivi le texte donné par Schæfer en écrivant ad hæc au lieu de ad hoc, et, plus haut, et tamen au lieu de tamen.
  3. Entre ceux, qui, etc. Ces enseignes étaient la barbe, la besace, le bâton, le manteau, et surtout la sévérité du visage. De Sacy avait dit seulement entre nos philosophes déclarés.