Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/L5 V. À Maximus

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 349-353).
V.
Pline à Maximus.

On me mande que C. Fannius est mort. Cette nouvelle m’afflige beaucoup. J’aimais sa politesse et son éloquence, et je prenais volontiers ses avis. Il était naturellement pénétrant, consommé dans les affaires par une longue expérience, et fertile en expédiens. Ce qui ajoute à mes regrets, c’est son propre malheur : il est mort, laissant un ancien testament, dans lequel il oublie ses meilleurs amis, et comble de biens ses ennemis les plus déclarés. Mais c’est chose encore dont on peut se consoler : ce qui est bien plus fâcheux, c’est qu’il n’a pu achever, avant de mourir, l’excellent ouvrage auquel il travaillait. Quoique le barreau l’occupât beaucoup, il écrivait pourtant les tristes aventures de ceux que Néron avait bannis, ou fait périr. Déjà trois livres de cet ouvrage étaient achevés, et l’on y admirait la délicatesse des idées, l’exactitude des faits, la pureté du style : le ton tenait le milieu entre celui de la simple relation et celui de l’histoire. L’empressement qu’on témoignait à lire ces premiers livres, ajoutait au désir qu’il avait de finir les autres.

Il me semble que la mort de ces grands hommes qui consacrent leurs veilles à des œuvres immortelles, est toujours précoce et prématurée. Car, pour celui qui, livré aux plaisirs, vit au jour la journée, chaque soir, en les terminant, met fin aux motifs qu’il a de vivre[1]. Mais ceux qui songent à la postérité, et qui veulent éterniser leur mémoire, sont toujours surpris par la mort, puisqu’elle interrompt toujours quelque travail commencé.

Il est vrai que C. Fannius eut, long-temps avant, un pressentiment de ce qui lui devait arriver. Il crut se voir, en songe, couché dans son lit, et dans l’attitude d’un homme qui étudie : il avait, selon l’usage, son portefeuille devant lui. Il s’imagina bientôt voir entrer Néron, qui s’assit sur son lit, prit le premier livre, déjà publié, où ses forfaits étaient tracés, le lut d’un bout à l’autre, prit ensuite et lut de même le second, le troisième, et se retira. Fannius, saisi de frayeur, se persuada, en interprétant ce songe, qu’il n’en écrirait pas plus que Néron n’en avait lu : et son pressentiment s’est réalisé.

Je ne puis y penser, sans le plaindre d’avoir perdu tant de veilles et tant de travaux. Mon esprit se trouve naturellement ramené à l’idée de ma mort, et à celle de mes écrits : je ne doute pas que cette réflexion ne vous inspire mêmes alarmes pour ceux auxquels vous travaillez encore. Ainsi, pendant que nous jouissons de la vie, travaillons à dérober à la mort le plus d’ouvrages que nous pourrons. Adieu.


  1. Chaque soir, en les terminant, etc. J’ai corrigé, comme inexacte, la traduction de De Sacy, qui pourtant ne manque pas d’énergie : Ils achèvent chaque jour de vivre. Le latin dit, ils épuisent chaque jour les raisons qu’ils ont de vivre. En effet, ils ne vivent que pour les plaisirs, et tous les jours ils s’en rassasient : quand la journée se termine, ils ne laissent donc rien de suspendu, rien d’imparfait.