Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/L5 III. À Ariston

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 343-347).
III.
Pline à Ariston.

Entre une infinité d’obligations que je vous ai, je compte pour une des plus grandes, que vous ayez bien voulu m’apprendre avec tant de franchise la longue discussion qui s’est élevée chez vous sur mes vers, et les différens jugemens que l’on en porte. J’apprends que plusieurs personnes, sans trouver mes vers mauvais, me blâment, en amis vrais et sincères, d’en composer et de les lire. Ma réponse me rendra encore bien plus coupable à leurs yeux. Je fais quelquefois des vers légers ; je compose des comédies, et je vais en écouter au théâtre ; j’assiste au spectacle des mimes[1] ; je lis volontiers les poètes lyriques ; je m’amuse même des vers sotadiques[2] : enfin, il m’arrive quelquefois de rire, de plaisanter, de badiner ; et, pour exprimer en un mot tous les plaisirs innocens auxquels je me livre, je suis homme.

Ceux qui ne savent pas que les personnages les plus savans, les plus sages, les plus irréprochables ont composé de ces bagatelles, me font honneur, quand ils sont surpris de m’y voir donner quelques heures ; mais j’ose me flatter que ceux qui connaissent mes garans et mes guides, me pardonneront aisément, si je m’égare sur leurs pas : ce sont des hommes illustres, qu’il n’est pas moins glorieux d’imiter dans leurs amusemens que dans leurs occupations. Je ne veux nommer personne entre les vivans, pour ne pas me rendre suspect de flatterie : mais dois-je rougir de faire ce qu’ont fait Cicéron, Calvus, Asinius, Messala, Hortensius, Brutus, Sylla, Catulus, Scévola, Sulpicius, Varron, Torquatus, ou plutôt les Torquatus, Memmius, Lentulus, Getulicus, Sénèque, et, de nos jours encore, Virginius Rufus[3] ? Les exemples des particuliers ne suffisent-ils pas, je citerai Jules-César, Auguste, Nerva, Titus. Je ne parle point de Néron ; et cependant, un goût ne cesse pas d’être légitime, pour être quelquefois celui des hommes méchans, tandis qu’une chose reste honorable, par cela seul que les gens de bien en ont souvent donné l’exemple. Entre ceux-ci, on doit compter Virgile, Cornelius Nepos, et avant eux Ennius et Accius. Il est vrai qu’ils n’étaient pas sénateurs : mais la vertu n’admet ni distinction ni rang.

Mais je lis publiquement mes ouvrages, et peut-être n’ont-ils pas lu les leurs… J’en conviens ; c’est qu’ils pouvaient, eux, s’en rapporter à leur propre jugement : moi, j’ai une conscience trop modeste, pour croire parfait ce qui me paraît tel. Je lis donc à mes amis, et j’y trouve plus d’un avantage. Par respect pour l’auditoire qui l’écoutera, un auteur apporte plus de soin à ses écrits. D’ailleurs, s’il a des doutes sur son ouvrage, il les résout, comme à la pluralité des voix. Enfin, il reçoit différens avis de différentes personnes ; et, si l’on ne lui en donne point, les yeux, l’air, un geste, un signe, un bruit sourd, le silence même, parlent assez clairement à qui ne les confond pas avec le langage de la politesse. C’est au point que si quelqu’un de ceux qui m’ont écouté, voulait prendre la peine de lire ce qu’il a entendu, il trouverait que j’ai changé ou retranché des endroits d’après son avis même, quoiqu’il ne m’en ait pas dit un mot. Et notez que je me défends comme si j’avais rassemblé le peuple dans une salle publique, et non pas mes amis dans ma chambre : avoir beaucoup d’amis a souvent fait honneur, et n’a jamais attiré de reproche. Adieu.


  1. Au spectacle des mimes. Genre de comédie licencieux. Le plus fameux auteur en ce genre fut ce Laberius que César fit monter sur le théâtre à soixante ans. — J’ai suivi dans toute cette phrase la leçon de Schæfer : le texte joint à la traduction portait : Facio nonnunquam versiculos severos parum, facio : nam et comœdias audio, etc.
  2. Vers sotadiques. De Sacy n’avait parlé ni des mimes ni des vers sotadiques : au lieu de ce dernier mol, il avait mis satiriques, ce qui est loin d’avoir le même sens. Les vers sotadiques devaient leur origine à Sotades, poète licencieux, que Martial lui-même a flétri du nom de cinœdus (v. ii, epigr. 86). Quintilien avait dit que ce genre de poésie était tellement obscène, qu’il ne convenait pas même d’en tracer les règles (1, 8, 6). On voit, par l’épître de Pline, que le disciple avait un peu oublié les sévères leçons de son maître.
  3. Cicéron, Calvus, etc. Quelques commentateurs ont remarqué « que la liste des poètes donnée ici par Pline n’était pas un argument sans réplique : on aurait pu lui répondre que, parmi les personnages qu’il citait, les uns eussent beaucoup mieux fait de ne pas composer de vers, et que les autres, par le déréglement de leurs mœurs, fortifiaient toutes les préventions qu’on pouvait concevoir contre la poésie. Pour ne citer que deux exemples, les vers d’Hortensius passaient pour fort mauvais, et Memmius s’était souillé d’adultère avec la femme de Lentulus et celle de Pompée. »