Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/Extrait de l’éloge de De Sacy

Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par [[Jules Pierrot|Jules Pierrot]].
éditeur Panckoucke (p. 1-8).

EXTRAIT DE L’ÉLOGE DE DE SACY PAR D’ALEMBERT modifier

Louis De SacY, avocat au conseil, et membre de l’Académie française, naquit à Paris en 1654. Après avoir fait, avec succès, les études ordinaires, il se destina au barreau, et commença de très-bonne heure à s’y distinguer. Il avait reçu de la nature tout ce qui devait assurer sa réputation dans cette carrière, un esprit juste et pénétrant, une logique nette et précise, une facilité noble de s’énoncer, une mémoire heureuse et sûre ; il joignait à ces avantages la plus délicate probité, la plus douce aménité de mœurs, et cette politesse aimable qui, née de la franchise et de la candeur de l’âme, est encore plus dans le cœur que dans les manières. Aussi obtint-il également l’estime des magistrats, les suffrages du public, la confiance et l’attachement même de ses cliens ; et jamais peut-être aucun de ses confrères ne remplit mieux que lui l’idée si intéressante et si noble que Cicéron a donnée de l’orateur, un homme de bien qui a le talent de la parole. L’illustre auteur de cette défi nition, ou plutôt de ce précepte, en fut aussi le plus digne exemple ; et si tous les orateurs n’ont pas mérité le même éloge, c’est qu’ils ont ignoré le pouvoir de la vertu pour élever et inspirer le génie. Cependant, quelque considéré que fût M. De Sacy dans la profession honorable qu’il exerçait, il se sentait destiné pour un théâtre plus vaste et plus brillant à ses yeux. Il voulut imiter en tout ce même Cicéron qui, après avoir plaidé dans la capitale du monde, devant des républicains, maîtres de l’univers, des causes bien plus importantes que toutes celles dont s’occupent les tribunaux de nos monarchies, ne se contentait pas de cette gloire, enrichissait sa langue et sa nation des trésors d’Athènes, éclairait par la philosophie, dans le silence du cabinet, ces mêmes citoyens qu’il venait de subjuguer au barreau par son éloquence, et faisant de ses admirateurs autant de disciples, ajoutait à l’empire de la parole celui des lumières

Avocat par état et par devoir, mais homme de lettres par attrait et par goût, M. De Sacy donnait à ce goût si naturel tous les momens dont il pouvait disposer. Il n’osa cependant, par une suite de cette modestie qui faisait le fond de son caractère, offrir d’abord au public ses propres et uniques productions ; il résolut de commencer par être traducteur des pensées d’autrui, avant de hasarder les siennes. Si vous traduisez toujours, dit l’auteur des Lettres persanes, on ne vous traduira jamais ; il aurait pu ajouter : Si vous voulez qu’on vous traduise un jour, commencez par traduire vous-même. Cette règle n’a peut-être d’exception que pour un très-petit nombre de génies supérieurs qui, sortant tout formés des mains de la nature, n’ont besoin ni de maître ni de modèle : le travail de la traduction serait pour tous les autres une riche moisson de principes et d’idées, et une excellente école dans l’art d’écrire ; c’était l’avis de Despréaux. Que n’est-il plus suivi par nos jeunes littérateurs, dont la plupart se hâtent de prendre la plume sans avoir appris à la tenir, et d’être auteurs avant de penser ! On peut les comparer à ces enfans qui, se mariant avant d’être hommes, veulent donner la vie à d’autres, quand l’âge n’a pas achevé de les former eux-mêmes, et sont punis, par des productions avortées, de la violence qu’ils font à la nature. Mais le rang peu flatteur qu’occupent dans les lettres ceux qui se dévouent à l’ingrat et pénible métier de traducteur, rebute la vanité ardente d’un écrivain novice qui, pressé de se faire un nom, ignore que, dans la littérature comme dans le commerce, une fortune sûre et bornée, paisiblement acquise en faisant valoir le bien des autres, est préférable à une indigence orgueilleuse, qui joint la prétention de la dépense à l’extérieur de la misère.

M. De Sacy débuta par la traduction des Lettres dePline le Jeune Aussi agréable à lire que l’original, elle est en même temps moins fatigante, parce que le traducteur, en rendant toute la finesse de Pline, la rend avec plus de simplicité que lui : l’esprit de l’auteur s’y montre avec d’autant plus d’avantage, qu’il y est dégagé de l’apprêt qui le dépare trop souvent dans Pline même ; et le modèle, sans cesser d’être ressemblant, est peint en beau dans la copie, précisément parce que le peintre n’a pas trop cherché les agrémens de l’attitude et l’éclat du coloris.

Aussi cette traduction eut-elle le plus grand succès, et le plus agréable pour l’auteur : elle lui mérita, dans l’Académie française, une place que le public rendit encore plus flatteuse, en confirmant le choix de l’Académie par son suffrage. L’un et l’autre jugèrent, avec raison, qu’un écrivain utile, instruit et de bon goût, était plus fait pour les honneurs académiques, que des rivaux à petits talens et à grandes prétentions, dont l’orgueilleuse médiocrité ne manqua pas, suivant son usage, de crier à l’injustice, et de s’exhaler en plaintes que personne ne daigna partager …

Encouragé par les suffrages du public et de l’Académie, M. De Sacy voulut témoigner sa reconnaissance à Pline le Jeune, dont les lettres venaient d’assurer la fortune littéraire de son traducteur. Il donna, quelques années après, la version du Panégyrique de Trajan, par le même écrivain. Ce discours, dont on n’avait que des traductions très-médiocres, en méritait une meilleure, au moins par l’avantage unique qui le distingue, d’être le seul panégyrique de prince qui soit resté après la mort du prince et de l’orateur. Le monarque était si digne d’être célébré, que, malgré le dégoût naturel des lecteurs pour un volume de louanges, et de louanges données en face à un souverain, les vertus de Trajan ont servi auprès de la postérité de passe-port à son éloge ; et l’écrivain, contre l’ordinaire, doit ici bien plus au prince, que le prince ne doit à l’écrivain. La traduction que M. De Sacy publia de ce Panégyrique, ne fut pas moins accueillie que celle des Lettres de Pline. Le désir et le besoin de voir les hommes heureux, qui se montrent à chaque ligne de l’ouvrage, le portrait d’un prince qui n’est pas loué par la flatterie, l’esprit et l’éloquence même de l’orateur, car il est quelquefois éloquent, quoique toujours ingénieux, firent rechercher avec empressement la version de M. De Sacy par tous ceux qui ne pouvaient lire Pline qu’en français. Cependant elle est aujourd’hui moins relue que la traduction des lettres, et par une raison bien naturelle. Le soin fatigant de montrer toujours de l’esprit, défaut essentiel et comme inhérent à Pline le Jeune, répand à la longue, sur le Panégyrique de Trajan, une monotonie qui finit par être pénible au lecteur. Cette monotonie se fait moins sentir dans les lettres du même écrivain, où elle est en partie sauvée par la variété continuelle des objets : elle disparaîtrait même entièrement de ces lettres, si l’auteur, qui malheureusement ne les écrivait que pour les rendre publiques, s’y fût livré à cet aimable abandon, qui en aurait dû faire le charme, mais que les regards du public refroidissent et contraignent, et qui se déploie dans toute sa liberté, quand on ne doit être lu que par son ami. . . . . . . . .

Notre académicien, qui n’avait osé ou n’avait voulu être que le traducteur de Pline, semblait, dans les ouvrages qui lui appartenaient en propre, aspirer à se montrer le rival de Cicéron, quoiqu’en apparence beaucoup plus redoutable. Il avait déjà donné, après l’orateur romain, un Traité de l’amitié ; il donna encore après lui un Traité de la gloire : car on sait que Cicéron avait fait un ouvrage sur ce sujet, quoique son livre soit perdu ; il existait encore du temps de Pétrarque, qui en possédait un exemplaire, et qui le perdit par un malheur bien honorable à sa mémoire, pour l’avoir mis en gage dans le besoin pressant d’un homme de lettres, dont il ne pouvait soulager l’indigence que par ce sacrifice. C’est, de tous les ouvrages de Cicéron, celui dont on doit le plus regretter la perte. Personne ne devait parler plus éloquemment de la gloire que celui qui avait tout fait pour elle, qu’elle dédommageait et consolait de tout, qui pensait qu’aimer la gloire, c’est avoir le désir si louable de se dévouer aux nobles travaux dont elle est le prix, et qui, plus sincère que tant de prétendus sages, ne joignait pas à la passion de l’obtenir l’affectation de la dédaigner.

M. De Sacy écrivit donc aussi sur la gloire ; mais il n’eut pas autant de lecteurs que quand il avait écrit sur l’amitié. Son âme douce et modeste était plus faite pour connaître les besoins du sentiment que ceux de l’amour-propre, et le plaisir de vivre dans le cœur de son ami, que celui d’exister dans l’opinion des autres.

Cette âme honnête et pure mérita des amis parmi ceux mêmes qui ne paraissaient pas devoir l’être. M. De Sacy avait plaidé dans une affaire importante contre un académicien distingué, et avait même révélé, dans un mémoire, des faits peu agréables pour la partie adverse. L’offensé, qui connaissait les principes et les mœurs de M. De Sacy, sentit que, si son estimable agresseur lui avait porté des coups redoutables, c’était sans intention de le blesser, à regret même, et pour les seuls intérêts de la personne qu’il s’était chargé de défendre. Aussi, non-seulement, l’académicien dont nous parlons ne sut pas mauvais gré à ce vertueux adversaire de ses attaques et de sa franchise ; mais quand M. De Sacy se présenta pour l’académie, celui contre lequel il avait écrit fut un de ses plus ardens solliciteurs : récompense rare, mais consolante, que le ciel accorde quelquefois à la vertu, pour ne pas décourager les hommes de la pratiquer.

Nous terminerons l’éloge de M. De Sacy par un trait qui couronne tous les autres. Quoique très-occupé dans sa profession, il l’exerça avec une noblesse qui contribua plus à sa considération qu’à sa fortune. Tous ceux qui avaient besoin de lui, devenaient ses amis, dit Montesquieu, son successeur ; car l’homme vertueux mérite d’avoir pour panégyriste un grand homme : il ne trouvait presque pour récompense, à la fin de chaque jour, que quelques bonnes actions de plus ; et toujours moins riche, mais toujours plus désintéressé, il n’a transmis à ses enfans que l’honneur d’avoir eu un si respectable père.

Il mourut le 26 octobre 1727, âgé de soixante-treize ans, chargé de travaux et de vertus, laissant à ses amis le plus cher souvenir, aux gens de lettres le plus digne modèle, aux gens de bien les plus justes regrets. Madame de Lambert, plus âgée que lui de sept ans, et dont l’amitié fidèle et pure avait fait la douceur de sa vie, lui survécut pour conserver et honorer sa mémoire. Digne et triste objet de ses pleurs, il n’en eut point à répandre sur elle. Ainsi la nature, qui avait tout fait pour le bonheur de M. De Sacy, y mit le comble par une vieillesse heureuse et paisible, exempte de ce sentiment douloureux que laisse au fond du cœur une perte irréparable.