Lettres de Pétrograd - Esquisses de la vie soviétique/02

LETTRES DE PÉTROGRAD
ESQUISSES DE LA VIE SOVIÉTIQUE

II [1]


IV. — LA CHASSE AU PAIN QUOTIDIEN

Manger, c’est le problème autour duquel pivotent toutes les pensées, toutes les combinaisons, toute la vie en Soviétie ! Le peu qui reste d’énergie vitale est tendu vers ce but unique : se procurer le pain quotidien (et quel pain !). Pour cette question de la nourriture, il faut résoudre chaque jour de nouveaux casse-tête, commettre délits sur délits, aller jusqu’au crime !

Le mot n’est pas trop fort, attendu qu’il faut choisir : rester honnête et mourir de faim, ou transgresser les lois sous la protection desquelles florit la Russie soviétique ! La loi veut que le citoyen de la Soviétie se contente, pour apaiser sa faim, de la portion que la loi lui attribue. En effet, il n’a le droit ni de vendre ni d’acheter : tout commerce privé est absolument interdit, et la milice fait bonne garde. Or, comment vivre avec la portion légale ? Au mois de janvier, elle était d’une demi-livre de pain par jour et de trois livres de gruau et deux livres de viande par mois. En février, la portion de pain fut diminué : en revanche, le gruau et la viande ne furent pas distribués du tout. Il est clair qu’il faut enfreindre la loi et braver toutes les pénalités si l’on n’est pas résolu à périr d’inanition. Donc, on se glisse hors de la ville, emportant avec soi n’importe quel objet d’échange ; car dans les villages le papier-monnaie des Soviets n’est pas accepté. Mais même en ville on peut faire des provisions : il y existe toute une organisation souterraine pour la vente des produits alimentaires. Si vous voulez surprendre ce singulier trafic qui s’opère sous terre, allez aux Halles ; vous y apercevez beaucoup de marchands, mais pas une marchandise ; avec toute sorte de précautions, le marchand tire de dessous terre une sorte d’échantillon, sur lequel vous vous décidez, à voix basse et l’œil au guet. Avez-vous trouvé ce qui vous convient, vous vous éloignez prudemment, vous et votre marchand, dans une ruelle ou sous une porte cochère, ou dans un appartement de « conspirateurs spéculateurs. » Là ont lieu le débat et la vente : entendez par ces mots que vous ne débattez rien du tout et ne choisissez pas davantage, mais payez ce qu’on exige de vous et prenez ce qu’on vous livre, heureux d’avoir réussi à trouver au moins quelque chose !

De temps à autre, retentit à travers les Halles un perçant coup de sifflet ; l’effet est magique : vendeurs et acheteurs, pris de panique, s’enfuient en désordre et se jettent dans toutes les directions, tandis qu’un bataillon de la milice cerne les Halles et mène au poste tout ce qu’il peut cueillir. Les gavroches de Pétrograd n’ont pas de meilleur divertissement que de provoquer de fausses alertes en simulant le coup de sifflet policier. Sachez bien, d’ailleurs, que les trois quarts des marchandises qui vous sont vendues ont été volées. Le paysan n’apporte pas ses denrées en ville pour les échanger contre un papier-monnaie sans aucune valeur : tout a été volé à l’intendance et aux dépôts de la commune de Pétrograd. Moi-même, l’avouerai-je ? j’ai été encore trop content d’acheter des cigarettes volées à la fabrique de tabac N.... et de la farine volée aux employés des dépôts de farine de N....

A côté de ces commerçants qui ne font commerce que de produits volés, il s’en trouve d’une autre espèce. Pour acheter quelque chose, il faut avoir de l’argent ; mais, pour avoir de l’argent, il faut vendre quelque chose. Alors, vous voyez se mêler à l’armée des vendeurs des femmes de la meilleure société, des jeunes filles, des hommes de l’ex-type bourgeois : les malheureux vous offrent, en le tirant eux aussi de dessous terre, des serviettes, une paire de bottines usées, une cuiller d’argent, une vieille jacquette, un bout de dentelle.

Donc, vous venez de faire un achat... Faites maintenant le compte des dérogations à la loi que vous avez commises. Premier délit, l’achat lui-même, qui, de soi, est illégal ; en second lieu, c’est l’achat d’une chose volée et, troisièmement, c’est l’achat d’un objet de contrebande, si l’affaire s’est conclue hors de ville. Continuons. Le gouvernement des Soviets a pour règle la gratuité : gratuit est le tramway, et, au printemps, c’est gratuitement que vous recevez quatre archines de percale pour un costume ; enfin, c’est gratis que le gouvernement vous fournit sur quinze heures de ténèbres quatre heures d’éclairage électrique. En conséquence, il ne vous octroie que de faibles gages, pour ainsi dire « à titre d’épingles, » cinq, dix, quinze mille roubles, rarement plus. Avec cela, et vu les prix, on n’a rien au marché. Jugez vous-mêmes. A l’heure où j’écris, les premiers jours de mars, les prix aux Halles sont les suivants : le pain, 2 500 roubles la livre ; le lait, 2 200 la bouteille ; le beurre, 25 000 ; le sucre, 22 000 la livre ; la viande, 6 000 ; le porc, 12 000 ; la farine, 8 000. Pour gagner une livre de viande, en mettant les choses au mieux, il vous faudrait travailler un mois. Force vous est de vendre et voilà un nouveau délit, puisque tout commerce est défendu par la loi. Supposons que vous ayez vendu une paire de vieilles bottines et reçu pour cette vente 80 000 roubles : encore un délit, attendu que, d’après la loi, vous n’avez pas le droit d’avoir en votre possession plus de 30 000 roubles.

L’instinct de conservation est tout-puissant, et, dans la chasse aux aliments, les principes de moralité et de probité ont fortement à souffrir ; se glisser près d’une boutique alimentaire, d’un dépôt de vivres, afin de dérober beurre ou gruau, cela, qui partout ailleurs passe pour vol, ne déshonore plus personne en Soviétie. Encore faut-il être à même de voler, c’est-à-dire avoir à sa portée un dépôt alimentaire. C’est pourquoi la chasse au pain quotidien entraîne la chasse aux places quelles qu’elles soient. Le juriste prend un emploi au chemin de fer, l’avocat se fait surveillant de magasin, le prêtre s’engage comme gardien d’une boulangerie.

Voyez maintenant la famille réunie le soir, autour de « la bourgeoise ; » un morceau de pain mal cuit, un brouet sale et liquide sans beurre, sans viande, avec des pelures de pommes de terre et une ombre de gruau de mauvaise qualité, voilà le festin obtenu à si grand peine. Cette famille ne voit, pendant des mois, ni viande, ni beurre, ni sucre ; de la viande de cheval est pour elle un régal inespéré ; le parfum et le goût du thé et du café sont choses oubliées depuis longtemps. Vous pensez, peut-être, que les enfants sont mieux nourris ? J’ai voulu voir la soupe distribuée aux enfants en bas âge, en vertu d’une carte spéciale ; dans deux petits récipients en cuivre, j’ai aperçu un sale gruau mis tout juste de quoi remplir une louche à soupe et sentant l’aigre ; dans cette soupe immonde nageait un os sans un atome de viande.

Au souci du pain de chaque jour se joint celui de l’habillement. Vos vieux vêtements sont usés, hors d’état ; mais comment songer à en acheter de neufs ? J’ai assisté, ces jours derniers, à la commande d’une paire de bottines en toile avec semelles en cuir ; prix : 150 000 roubles.

Avec tous ces délits sur la conscience, le malheureux habitant de la Soviétie n’a plus de repos, même la nuit. Sans cesse il lui faut craindre perquisitions et arrestations. Quel émoi quand l’éclairage ne cesse pas à l’heure réglementaire, signe certain que dans le voisinage on perquisitionne ! J’en ai fait l’expérience, durant une de mes premières nuits de Pétrograd : à quatre heures du matin, à la porte de la cuisine, une sonnerie formidable ; la maî-tresse de la maison, effrayée, me conjure de me cacher, tandis que mon hôte, d’une voix qui s’étrangle, demande à travers la porte : qui va là ?… Il se trouva que c’était le gérant de la maison qui appelait les locataires aux travaux d’utilité publique ; il était tombé la nuit une neige épaisse : en ce cas, la Commune fait nettoyer la chaussée pour les automobiles des Commissaires. Car les lois du paradis communiste n’ont égard ni à l’heure ni au temps de notre repos.

Voilà comment est « ressuscitée » la vie dans la Russie des Soviets, telle que je l’ai vue et palpée moi-même, de visu et auditu. Il y avait deux ans et demi que je n’avais vu Pétrograd ; la différence entre alors et aujourd’hui est celle du jour et de la nuit.

Mais nous n’avons encore examiné que ce qui s’aperçoit de l’extérieur. Reste à connaître dans son fond la vie réelle de la Russie soviétique.


V. — LES TROIS PRINCIPES DE LA POLITIQUE BOLCHÉVISTE

Si l’on veut se faire une idée exacte de la politique que suivent à l’intérieur et à l’étranger les chefs bolchévistes, voici les trois principes qu’il ne faut jamais perdre de vue.

Le pouvoir bolchevique a absolument besoin de gagner du temps. La force des armes, la terreur, les plus féroces mesures répressives, tout lui est bon afin de forcer la population à supporter encore la dureté d’une crise économique qui, s’aggravant et se compliquant de jour en jour, menace d’anéantir le pays.

En second lieu, tout l’espoir du pouvoir bolchevique, est d’arriver, grâce à ce temps ga-gné si férocement, à une amélioration économique par le moyen de l’importation et du commerce avec l’étranger.

Troisièmement, — et ce n’est pas le point le moins important, — le pouvoir bolchevique entend mettre le temps à profit pour travailler, de toutes ses forces et par tous les moyens imaginables, à déclencher la révolution communiste en Orient.

Telles sont les directions. C’est là qu’il faut chercher la clé de tous les actes et de toute la politique bolcheviques. Le pouvoir bolchevique comprend parfaitement l’impossibilité où il est de se maintenir au milieu de démocraties organisées comme le sont aujourd’hui celles d’Europe et d’Amérique ; il sait que, hors d’état de rendre la vie au pays, et ne disposant ni des ressources financières, ni des hommes nécessaires à cette résurrection, il ne dure que par la terreur.

Dès l’année 1918, un Arménien émigré, Wartanessoff, présenta à Lénine un copieux et intéressant mémoire. Communiste lui-même, il démontrait que le Communisme ne pouvait s’installer et prendre racine que dans un pays capable de vivre sur lui-même et de subvenir à tous ses besoins par ses seules ressources ; à défaut de cette condition essentielle, il serait indispensable, conditio sine qua non, que les pays limitrophes et voisins adoptassent, eux aussi, les théories et la pratique du communisme. Partant de ce principe et constatant la double impossibilité de l’existence de la Russie sans importation de l’étranger et d’un prochain triomphe du Communisme en Occident, Wartanessoff arrivait à cette conclusion que la banqueroute du bolchévisme en Russie était inévitable. Et, jugeant nécessaire, pour des raisons d’intérêt supérieur, d’empêcher à tout prix, que Je régime bolchéviste ne fût renversé par la force, il lui donnait le conseil de renoncer librement et volontairement au pouvoir.

Ce mémoire fit l’objet d’une discussion dans une séance secrète tenue à cet effet sous la présidence de Lénine et en présence des principaux chefs du parti bolchevique. L’idée maîtresse de Wartanessoff, — à savoir l’impossibilité de l’organisation communiste en Russie en regard de l’existence des institutions capitalistes en Occident, — cette idée, dis-je, ne souleva aucune objection. Mais Lénine fit remarquer qu’étant donnée la masse de matériel incendiaire couvant à l’heure actuelle en Occident, l’espoir d’une révolution communiste mondiale n’était point du tout aussi illusoire qu’il semblait à Wartanessoff. A l’appui de ses dires, il cita un certain nombre de faits tendant à prouver que l’agitation bolchevique faisait des progrès notables en Occident et notamment en Allemagne, grâce à l’énergie de Joffe et de Oscar Kohn. L’assemblée se rangea à l’avis de Lénine et décida que le seul moyen de salut pour le régime communiste en Russie était d’organiser la révolution sociale en Europe occidentale et en Amérique, ainsi que dans les pays d’Asie limitrophes de la Russie. Dans cette même séance fut tracé dans ses grandes lignes un plan de propagande bolchevique, celui-là même qui s’exécute actuellement et auquel les bolchévistes apportent le maximum d’effort.


VI. — L’AGITATION À L’ÉTRANGER

La révolution espérée en Occident se fait attendre ; gagner du temps à l’intérieur du pays devient de plus en plus difficile : raison de plus pour activer, renforcer et élargir l’agitation en Occident. La propagande bolchéviste fait partie intégrante de chacun des rouages de l’Etat bolchéviste ; il n’y a pas un seul organe, un seul compartiment « neutre » dans l’édifice bolchéviste ; un commissariat, une délégation est, avant tout, organe de propagande et d’agitation, à commencer par le commissariat des Affaires étrangères et celui du Commerce avec l’étranger, pour continuer par celui des Voies et communications, des Postes et télégraphes. Cette activité dévorante de propagande bolchevique a envahi jusqu’au domaine de la Croix-Rouge et ce sont évidemment de brillants résultats que peut enregistrer Wassilieff qui parcourt tout l’étranger en sa qualité de délégué de la Croix-Rouge ; il a comme adjoint Mme Lieven, laquelle, se faisant passer pour une « blanche » convaincue, couvre ainsi les agissements de Wassilieff.

On comprend dès lors l’importance que les bolchévistes attachent à la qualité du personnel qui les représente à l’étranger, et combien ils tien-nent à conserver les relations que leurs missions ou délégations y ont nouées. Pour eux, les traités de paix ne sont pas but, mais moyen, et ils n’en font point mystère : moyen d’étendre leur activité, de hâter la révolution sociale et mondiale si fébrilement attendue. Dans le programme de chaque délégation, sous les mots de « paix » et de « commerce » , lisez au vrai « agitation » et « propagande. » En signant la paix ou un traité de commerce, ils chassent deux lièvres à la fois : établir à l’étranger une nouvelle base de prosélytisme et d’agitation et simultanément, par le moyen de l’importation, améliorer un tant soit peu, même passagèrement, leur situation à l’intérieur. Inutile d’ajouter que ces traités ne sont à leurs yeux que choses transitoires, « chiffons de papier » arrachés par ruse à un voisin particulièrement naïf et dont ils exploitent la crédulité.

Dans les pays voisins de l’ancien Empire russe ou qui jadis en ont fait partie, ce ne sont pas seulement les missions et délégations qui déploient une activité dévorante ; il existe en outre des organisations communistes locales subventionnées par les Soviets avec lesquels elles sont en contact régulier. Les Soviets envoient constamment dans ces parages limitrophes, comme d’ailleurs dans tout l’Occident, des groupes d’agents et d’agitateurs soit sous l’étiquette d’émigrés, soit comme agents secrets ; bien préparés, largement pourvus d’argent, de papiers et de lettres, ils se mettent à l’œuvre. A en croire les chefs bolchévistes, les résultats seraient superbes.

De ces pays limitrophes de la Russie, celui où le travail communiste est le plus intense, est la Finlande : Zinovieff le dirige en personne. La propagande en Lettonie et en Esthonie n’est pas moins intense : la charpente de ces nouveaux Etats n’est pas encore solide et leurs frontières sont encore mal définies (surtout du côté de Jambourg et de Sébéjà). Cela et la qualité du personnel gouvernemental local facilite beaucoup le travail bolchéviste. Les organisations de propagande mentionnent avec une satisfaction toute particulière les succès remportés en Pologne, surtout dans les localités de fabriques el d’usines, comme Lodz, Sosnowicz, même Varsovie où les bolchévistes évaluent à vingt-huit mille le nombre des communistes. Il n’était que temps que le gouvernement polonais fit arrêter le chef des communistes polonais, l’actif et bouillant Horwitz. Plus loin vers le Sud, en Bessarabie, en Roumanie, en Hongrie, la propagande et l’activité bolchévistes se déploient sous la direction de Béla-Kun, qui s’est installé en Crimée, d’où il fait rayonner sa propagande. Là, suivant un plan soigneusement élaboré d’avance, l’agitation porte sur la question agraire : les bolchévistes se prévalant de la disette qui, d’après leurs renseignements, va régner en Roumanie, espèrent provoquer facilement une révolte de paysans. Sur la frontière russo-roumaine sont déjà concentrées et se concentrent encore chaque jour de fortes divisions armées : le moindre soulèvement de paysans serait immédiatement sou-tenu et encouragé par les baïonnettes des soldats rouges.

Persuadés que leur propagande en Asie est un grand atout entre leurs mains contre l’Angleterre, les bolchévistes n’épargnent rien pour y fomenter le trouble et la discorde. Malgré le manque de papier, des imprimés en toutes langues et en dialectes, brochures, feuilles volantes, proclamations, inondent les pays frontières de la Russie d’Asie. Il va de soi qu’un soin tout particulier est voué au talon d’Achille de l’Angleterre, — aux Indes. D’étroites relations ont été nouées par les bolchévistes avec les organisations communistes des Indes. Ils espèrent beaucoup de l’Afghanistan, et c’est la raison de leur alliance avec l’Emir, alliance tout aussi contre nature que celle qui les unit aux Kémalistes. Malgré leur propre pénurie en matériel de guerre, ils ont réussi à fournir tout le nécessaire à l’Afghanistan ; ils y ont, par exemple, transporte tout le matériel d’un camp d’aviation. Les événements de Khiva et de Boukhara ont fortement refroidi l’Emir envers ses alliés bolchévistes ; ces derniers ne perdent cependant pas sans espoir de convertir de nouveau l’Afghanistan à leur Credo et Zoneff, ancien officier du régiment Préobrajenky, arrivé récemment à Moscou d’Afghanistan où il était en mission, à Moscou, reçut l’ordre de tout mettre en œuvre pour rétablir les bonnes relations.


VII. — LE PARTI AU POUVOIR

Jetons maintenant un regard à l’intérieur du parti qui tyrannise la Russie. Ce n’est pas sans raison que j’emploie ce mot de « parti : » nul n’ignore que les communistes en Russie sont en nombre infime. Ce qui revient à dire que la terreur et la violence sont logiquement, indispensables à cette minorité communiste pour étouf-fer l’opposition de la majorité. Je cite le rapport d’un certain Arsky, communiste, envoyé dans la région du Wolga : « Il y a trois, quatre, cinq « camarades » qui travaillent jusqu’à extinction de forces ; dans de pareilles conditions, ils seront bientôt à bout. Les choses sont pires encore dans les villes de district, dans les villages et stanitzas [2]. La région comprend d’immenses territoires dont la population, très clairsemée et bigarrée, est principalement composée de paysans ; parmi eux, de ci, de là, on trouverait peut-être un terrain favorable au communisme dans les communes et les villages ; mais le plus souvent ces essais communistes sont reçus à coups de poing. Dans beaucoup d’endroits, le parti communiste n’est qu’un « parti de passage » où l’on vient s’inscrire pour en tirer un profit matériel et s’en aller aussitôt après. Pour la masse, un communiste est tout uniment un homme qui représente tout ce dont paysans et ouvriers eux-mêmes ont le plus d’horreur. Nous sommes en décadence et nous perdons jusqu’à ceux qui étaient venus à nous et que nous n’avons pas su retenir. » Dans le gouvernement de Pétrograd, qui comprend trois millions d’habitants environ, le rapport d’Ouglanoff à la conférence du Parti communiste, estimait qu’il y avait, à la fin de janvier dernier, 9 863 ouvriers communistes, dont 2 770 dans les usines ; 2 713 paysans communistes ; 74 artisans ; 27 ouvriers d’arts et métiers, 1 845 employés ; 607 membres de « l’intelligence » et 148 divers. Nos renseignements personnels nous permettent, d’affirmer que cette statistique, si modeste soit-elle, est encore très au-dessus de la réalité.

Cette désertion du parti s’est manifestée d’une manière très sensible dans ces derniers temps ; les chefs ne laissent pas transpirer leur inquiétude et vont jusqu’à déclarer officiellement qu’ils se réjouissent de « l’épuration à l’intérieur ; » mais, en fait, ils jettent le cri d’alarme et prennent d’énergiques mesures pour combler les vides. Tout communiste avéré est pourvu d’un poste important. Un communiste qui reste dans le rang, c’est un phénomène sans exemple. Dans cette distribution des places, la compétence ne joue aucun rôle : seule compte l’affiliation au parti. Un grand nombre de ces communistes haut placés sont d’une extrême jeunesse et il n’est pas rare de voir à des postes de choix, entraînant de lourdes responsabilités, un blanc-bec de seize ans pris dans les rangs de la jeunesse « hooligane » des fabriques.


Les communistes affirment que leur parti est la moelle des os du peuple et qu’il est seul avec ce peuple à supporter tout le fardeau de l’heure présente. En vérité ! Ces messieurs négligent de mentionner la bacchanale de brigandages, de spéculation, de pots-de-vin qui sont pour eux monnaie courante. L’énumération des vols systématiques pratiqués dans les dépôts d’approvisionnement, étant donnée l’intime liaison entre l’organisation des magasins souterrains et les chefs des Soviets, nous mènerait trop loin. Je note seulement que l’un des spéculateurs les plus connus de Pétrograd est le propre père de Zinovieff, — de son vrai nom Radomissilsky, — n’agissant pas, selon toute probabilité, à ses seuls risques et périls, et il est peu probable aussi que ce soit, avec le produit de ses gages des Soviets que ce même Zinovieff entretient somptueusement la ballerine Spéssivtzeva et la couvre de diamants.

Tandis que le peuple gèle et meurt de faim, les communistes bien chauffés, installés dans les meubles de prix volés aux palais, vivent dans l’abondance et le luxe : il suffit, pour s’en convaincre, de regarder l’hôtel « Astoria. » Quant à la façon dont ils se gobergent, voulez-vous quelques précisions ? Jetez un coup d’œil sur le livre des entrées et sorties des produits alimentaires dans la commune de Pétrograd. Voici un fait entre plusieurs autres. A la fin de septembre dernier, par la Croix-Rouge de Norvège arriva à destination des enfants de Pétrograd, un train contenant vingt et un wagons de provisions, à savoir : quinze wagons de poisson séché et six wagons de cacao, de chocolat, de lait condensé, de riz, de conserves de viande et de soupe condensée, etc., etc. L’arrivage était accompagné par le représentant de la Croix-Rouge de Norvège, Krak. A l’arrivée des wagons, Krak livra environ 20 pouds (1 poud = 40 livres) de provisions ; après quoi on ne le revit plus, et tout le reste, sans exception, fut, par ordre, envoyé à Buzzabotnoje, à Strelna (résidence d’été des chefs communistes, Zinovieff et Cie, ancienne propriété du Grand-Duc Nicolas) à Smolna et à Astoria. Il n’y eut rien pour les enfants.

Dans le même temps où le peuple se nourrit d’une puante espèce de pain fait de mélanges innommables, les communistes, munis de carnets de portions spéciaux donnés à Smolna et au Kremlin, reçoivent du canard, du beurre, de l’esturgeon, du cognac et autres délicatesses du même genre. Tandis que les Pétersbourgeois reçoivent deux livres par mois d’abatis de poulets à moitié pourris, — mais où vont les poulets eux-mêmes ? — Trotzky, arrivant ces jours derniers à Pétrograd, recevait, par ordre du frère de Zinovieff, cinq poulets et trois livres de fromage. Un trait pour finir, qui nous montre ces frères communistes déguisés en aristocrates. Le secrétaire de Trotzky, simple petit employé sans culture, le camarade Skliansky, ne daignant pas se servir, dans le local du Conseil révolutionnaire à Moscou, de la même toilette que tout le monde, en commande une à son usage spécial et se fait ouvrir un crédit de un million sept cent mille roubles !


VIII. — L’ADMINISTRATION BOLCHEVISTE

Toute l’administration des Soviets n’est que parodie et dérision. D’aptitudes il n’est pas même question : d’un côté, le pouvoir examine la couleur politique ; de l’autre côté, l’employé ne songe qu’au profit matériel de la place qu’il convoite. Résultat : le savetier est directeur d’usine ; un ancien procureur est à la tête des dépôts automobiles où d’ailleurs il règne sur cinq machines en tout ; un ingénieur technologue pèse le pain dans les magasins de panification. Encore existe-t-il une ombre d’appareil administratif dans les citadelles du communisme, à Moscou et à Pétrograd ; mais, en province, dans les petites villes, c’est l’anarchie complète : absence de plan, d’idée générale : chaque village s’administre à sa guise. L’énorme distance du entre aux extrémités, par suite de l’absence presque complète de communications de chemins de fer, de postes, télégraphes et téléphones, explique celle anarchie. Seul le pouvoir politique en province est réuni au centre par télégraphe ou téléphone.

Si vous étudiez d’un peu près ce système administratif, vous arrivez très vite à vous convaincre combien Lénine a raison lorsqu’il affirme que la Russie des Soviets est un Etat dont le vice est la bureaucratie. Le recensement fait à Moscou le 28 août 1920 le démontre jusqu’à l’évidence. Moscou compte environ un million d’habitants ; de ce million, 231 000 hommes sont au service des institutions soviétiques ; par conséquent, en mettant les chiffres au plus bas, les employés des Soviets, avec leurs familles, représentent la moitié de Moscou ; la seconde moitié est au service de la première, se trouvant employée aux cuisines publiques, aux bains, aux blanchisseries, boutiques, etc. La moitié des employés des Soviets, exactement 115 000 personnes, comprend les « demoiselles » des Soviets : c’est le fameux « Sovbar » (Sov-Soviet ; bar-barychnija). 5 à 6 pour 100 des employés sont affectés à la direction ; 14,4 pour 100 au contentieux et au contrôle. Autrement dit, pour deux personnes employées à la direction, il y en a cinq qui les contrôlent. Les employés de grades inférieurs, garçons de bureau, courriers, huissiers, gardiens, représentent 20 pour 100 de l’ensemble. Les plus grandes et les plus importantes institutions de Moscou se trouvent être le Conseil russe de l’Agriculture nationale et le Commissariat populaire des voies et communications. Dans ces organisations, c’est le personnel technique qui joue un rôle particulièrement actif. Or, en consultant les chiffres, nous constatons dans la première institution que, pour un technicien, il y a deux contrôleurs, et, dans la seconde pour deux techniciens, un contrôleur.

Cette montagne bureaucratique accouche d’une souris. Exemple. Le service des Pêcheries compte, outre un nombre désopilant d’employés, 6 455 pêcheurs : le produit est de 8 000 pouds de poisson par mois ; soit 52 livres par pêcheur et par mois !

Quant à la gabegie, — abus, trafics et pots-de-vins, elle atteint dans l’administration soviétique des proportions que nul régime n’a jamais connues.


IX. — LA BANQUEROUTE ÉCONOMIQUE

Les nouvelles que colportent les bolchévistes sur les progrès qu’ils auraient réalisés dans la production, le rendement du travail, la création d’usines, l’organisation de grandes entreprises, etc., sont outrageusement tendancieuses, destinées uniquement à être reproduites par des plumes complaisantes à des millions d’exemplaires dans les journaux étrangers.

Examinons, chiffres en mains, ces mirifiques augmentations. Aux usines électriques de Pétrograd.la production aurait augmenté de 50 pour 100. On oublie d’ajouter qu’après cela, elle n’a même pas atteint 15 pour 100 du minimum escompté.

Dans les fabriques et les usines, se serait produite une intensification du travail. Pure fiction ! Voici la vérité. Devant l’insuffisance des salaires, les bolchévistes ont établi un système de primes. Désireuses d’obtenir les plus grosses primes possibles, fabriques et usines invoquent l’exécution de travaux tout à fait étrangers à la production et sans rien de commun avec les travaux d’usine, tels que balayage de la neige et des locaux, transport de bois, de provisions et de machines, — pour des réparations qui n’ont jamais eu lieu, — heures de travail supplémentaires, elles aussi parfaitement imaginaires. La prime est répartie selon ces indications fantaisistes. On la compare à celle du mois passé. Et on conclut à une augmentation du travail dans des usines... le plus souvent fermées !

A quoi sert d’augmenter la production du fer et du cuivre, de 100 ou de 200 pour 100, quand, pour arriver à égaler la production de 1913, il faudrait augmenter l’exploitation du fer de 7 000, et celle du cuivre de 32 000 pour 100 ? Ils parlent de l’ouverture de nouvelles usines, mais ils ne disent pas que pour en installer une seule, — qui ne pourra pas être mise en marche, faute de combustible, — ils en détruisent et en pillent dix anciennes. Ils se glorifient d’avoir réveillé l’activité d’une usine fermée lors de la première révolution ; mais à quel prix parviennent-ils à la faire fonctionner péniblement ? Pour se procurer les poutres, planches, briques et clous nécessaires, les parties constitutives des fours, des portes et fenêtres, etc., surtout le cuivre et le plomb, dont ils manquent totalement, ils les empruntent à des usines abandonnées, qui sont ainsi définitivement anéanties. Quant aux usines, auxquelles ils ont rendu une vie factice, leurs jours sont comptés : les défauts de l’installation apparaissent ; on ne peut renouveler le matériel : il faut fermer. Sur le fond morne de la destruction générale, ces tentatives puériles font l’effet de pièces de soie sur les guenilles d’un pauvre.

On a fait grand bruit du train électrique de Machonine. Il n’a exécuté que deux trajets en tout et n’a jamais transporté que son inventeur et divers ingénieurs. Chaque trajet a coûté 130 millions de roubles. Plusieurs sous-marins ont été démolis pour la construction de ce train. Et tout cela sans utilité aucune. Cette fameuse « électrification » qui devait révolutionner l’industrie des chemins de fer, chaque fois que j’en ai parlé avec un ingénieur sérieux, j’ai surpris le même sourire de scepticisme et entendu la même question : « Y croiriez-vous, par hasard ? » On a dû en abandonner le projet, faute des matériaux nécessaires ne fût-ce qu’à la construction des locaux pour les futures stations électriques. L’insuccès complet des travaux de ce genre, entrepris depuis longtemps sur le Volchof et la Svir, la vue des travaux abandonnés à l’usine de réparation de Lublin, démontrent que l’entreprise est irréalisable.

En fait, les nouvelles optimistes données par les bolchévistes ne sont qu’une mise en scène destinée à tromper l’étranger. Elles sont article d’exportation. Un certain Kelly, ingénieur communiste américain, envoyé en Russie pour y inspecter les usines, nous dépeint de façon saisissante la situation désespérée de l’industrie bolchéviste. Son rapport, très documenté, conclut à l’impossibilité de reconstituer l’industrie en Russie, à cause de la destruction complète de l’outillage. À la suite de ce rapport, qui souligne consciencieusement le non-sens du système de gouvernement soviétique, Kelly fut envoyé dans un camp de concentration. Mesure radicale, qui ne suffit pas à améliorer la situation de l’industrie bolchéviste.


X. — L’ABOUTISSEMENT DU RÉGIME : LA FAMINE

Le ravitaillement est la pierre angulaire du régime. Les bolchévistes savent bien que l’existence même du bolchévisme en dépend. Or le résultat indéniable du système de ravitaillement bolchéviste est celui-ci : la famine installée dans les villes, trois années de famine continuelle et générale. Car, à l’exception des seuls commissaires, tous les citoyens, de toutes les classes, portent la même croix. On distingue plusieurs catégories de « mangeurs, » selon les différentes cartes de ravitaillement ; mais dans aucune on ne mange à sa faim. Les amis des Soviets parlent beaucoup de l’affectueuse sollicitude témoignée par le régime aux représentants de la science et des arts. Il existe, en effet, une « ration académique, » qui est la plus forte après celles du Kremlin et de Smolni. Lisez ce qu’écrit le professeur Pavloff au Conseil des commissaires du peuple : « Nous sommes mal nourris, ma femme et moi ; notre ration est insuffisante et mauvaise. Voilà des années que nous n’avons eu de pain blanc. Le lait et la viande nous manquent totalement depuis des mois. Notre nourriture principale se compose de mauvais pain noir et de millet exécrable : nous maigrissons à vue d’œil et nous perdons toutes nos forces. » Quant à la ration ordinaire, elle comporte un ou deux tiers de livre de pain par jour, selon la catégorie des cartes, plus, au choix, un dîner dans un restaurant public ou des provisions. Ces provisions consistent en quatre livres d’os, de viande de cheval et d’abatis ; une livre de sucre en poudre ; de une à cinq livres de pommes gelées ; une livre de sel et cinq boites d’allumettes. Et vous en avez pour le mois !

La vue, tous les matins, de hordes d’enfants et de femmes se dirigeant avec leurs gamelles vers les restaurants communiste vous retourne le cœur. Le régime soviétique ne récolte certes que peu de compliments dans ces longues queues qui attendent la distribution d’horribles lavasses puantes, incapables d’apaiser la faim des citoyens de la République. Aussi les statistiques de mortalité sont-elles éloquentes. Etablies par les bolchévistes eux-mêmes, elles font frémir. On a enregistré, pour Pétrograd, 21 décès sur 1 000 habitants en 1915, 25 sur 1 000 en 1917, 43 en 1918, 81 en 1919. En 1919, sur 100 cas de mort, il y en avait 8, — et, en 1920, 9, — causés par le manque d’alimentation.

La famine désormais installée dans le pays qui, autrefois, fournissait de blé la moitié du monde, voilà le fait. Elle a pour causes principales : l’absence de moyens de transport et l’incapacité des bolchévistes à rien organiser.

La campagne approvisionnait les villes, grâce surtout à l’exploitation des terres par les propriétaires et les gros paysans. Qu’ont fait les bolchévistes ? Les propriétés privées ont été converties en propriétés communes et, de fournisseurs qu’elles étaient, sont devenues consommateurs. Un correspondant de la Krasnaïa gazeta (gazette rouge), (n° 37 — 19 février 1921), fier de ce que plus d’un quart de million de fermes prospères aient été détruites par les bolchévistes, vous dira ce qui est advenu des grandes fermes de cultivateurs. En 1917, on en comptait 349 978 exploitant de 6 à 10 hectares : en 1919, elles ne sont plus que 91 791. Les fermes ayant au moins quatre chevaux sont tombées de 114 648 à 42 837 ; celles qui ont plus de quatre vaches ont passé de 120 683 à 61 196.

Les bolchévistes ne reculent devant aucun moyen de contrainte pour faire livrer aux paysans leur blé et autres denrées. Je tiens d’un témoin qu’un paysan du gouvernement de Tamboff n’ayant pu livrer que cinquante-six œufs au lieu de soixante, pour lesquels il était réquisitionné, sa vache lui fut confisquée. Le non-paiement des impôts en nature entraine des punitions corporelles. Qu’un village s’arme pour défendre son bien, voilà engagé un combat en règle : c’est ainsi que, dans le gouvernement de Novgorod, plusieurs villages ont été complètement détruits. Ce qui explique que la campagne fournisse si peu, c’est qu’elle aussi manque de tout. Le paysan, ne se souciant pas de travailler pour recevoir un papier sans valeur, ne produit que ce qui est strictement nécessaire à sa consommation personnelle. Mais, puisque la ville a faim, on va au plus pressé : fermer la bouche aux ouvriers et aux gardes rouges. Quant à la campagne, elle est taillable et corvéable à merci. Pour les Soviets, le paysan c’est l’ennemi.


X.

Traduit du russe par M. N. de BERG-POGGENPOHL.)

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Stauitza, village cosaque.