Lettres de Montalembert à la comtesse Sophie Apponyi/02
La Roche-en-Breny, ce 23 octobre 1862.
Vous voulez donc continuer à me gâter, très chère Comtesse. Votre magnifique album photographique d’Appony m’est arrivé il y a quelques jours et a excité l’admiration générale. Je vous reprocherai sa magnificence, car il ne faut pas faire de si riches cadeaux, quand on a de mauvaises récoltes comme celles dont vous me parlez, et d’ailleurs une mère de famille très sage, comme vous, n’a pas besoin d’habiller si pompeusement le souvenir qu’elle offre à un nouvel ami, mais à un vieux père de famille comme moi. Cela dit pour l’acquit de ma conscience, j’ajouterai que ce souvenir m’est et me sera toujours infiniment précieux. Il ne fera pas seulement l’ornement de notre antique salon, il parlera à mon cœur d’un lieu qui m’apparaît comme une sorte d’oasis, où je voudrais bien retourner, et d’une personne qui m’a charmé. Il est vrai que je n’aime pas beaucoup la photographie, surtout pour les portraits, mais je trouve celles d’Appony étonnamment réussies. J’ai surtout apprécié celle qui reproduit le balcon, où j’ai passé une si agréable soirée près de vous, puis celles qui vous reproduisent avec vos chers enfans au moment de sortir en voiture. Tout cela m’a fait revivre pour un moment dans votre demeure si hospitalière. Il m’a semblé que je me retrouvais sous votre toit, et sous votre garde. Vous ne pouviez donc pas me faire un présent plus agréable, et qui vous valût plus de reconnaissance de ma part, excepté, toutefois, celui d’un bon portrait de vous, si jamais vous en avez un. J’ai devant moi votre photographie : je l’aime bien mieux que rien, mais l’expression et l’attitude ne répondent pas du tout au souvenir que j’ai conservé de vous. J’ai vu à l’exposition de Londres d’excellentes photographies faites à Vienne, et j’imagine qu’un jour ou l’autre, vous ferez faire la vôtre par un véritable artiste, et alors vous ne m’oublierez pas, j’en suis sûr.
Pardonnez-moi la confiance présomptueuse que vous m’inspirez. Nous nous sommes si peu vus, et cependant je me sens si at home avec vous ! comme chez moi ! Savez-vous ce que cela veut dire : at tome ? Savez-vous l’anglais ? Je crains que non. Pour moi, c’est la première langue que j’aie parlée, et peut-être celle que j’aime le mieux. Elle est faite surtout pour exprimer les sentimens profonds et généreux. J’ai lu dernièrement un volume de vers, par une jeune Anglaise convertie au catholicisme, pauvre et malheureuse dans son intérieur, où elle vit avec un père qui déteste notre religion ; ce volume m’a ému comme je ne l’avais pas été depuis longtemps. Je voudrais vous faire partager mon admiration, et si vous lisez assez bien l’anglais pour comprendre la poésie moderne, je vous l’enverrai certainement. Il m’a été donné par lady Campden, qui est, je crois, de vos amies. Cela s’appelle : Legends and Lyrics, by Adelaïde Ann Procter.
Nos lettres se sont croisées en route. Depuis que je vous ai écrit, nous avons eu ici une nombreuse réunion, trop nombreuse pour notre vieux petit manoir : c’étaient les principaux amis et écrivains du Correspondant, parmi lesquels trois au moins sont connus de vous. D’abord, l’admirable évêque d’Orléans, qui nous a donné quinze jours et nous a paru plus animé, plus agréable, plus édifiant que jamais. Il était encore plein de son séjour à Rome, où il vous a vue plusieurs fois. Puis M. Cochin, très touché de votre bon souvenir, et enfin le cher Falloux, toujours si souffrant, incapable de rien écrire, de rien lire, condamné à rester couché sans voir personne pendant les trois quarts du temps qu’il a passés chez nous, mais supportant cette épreuve, qui dure depuis treize ans et qui est si cruelle pour un homme de son talent et de sa position, avec une sérénité vraiment sublime : jamais de plainte, jamais le moindre murmure, et dès qu’il se remet assez pour parler à un ami, jamais le moindre retour sur un état de santé qui a détruit le bonheur et l’utilité de sa vie. « Je ne suis pas pieux, me disait-il, je ne sais pas prier comme il faudrait. Je ne puis offrir à Dieu que mes souffrances. Je sens que Dieu m’a donné pour carrière, pour besogne ici-bas, de souffrir, et j’accepte sa volonté ; je ne veux pas que mes plaintes de jour diminuent le mérite de mes nuits d’angoisse. » Vous ne m’en voudrez pas de vous raconter ce trait bien propre à augmenter votre affectueuse estime pour ce grand cœur, si indignement méconnu par toute la tourbe veuillotiste, et trop peu apprécié même à Rome, où il a eu la gloire de faire rentrer le Pape pendant son trop court ministère.
J’attends avec impatience des nouvelles de votre installation à Vienne et de vos projets pour cet hiver.. Je ne sais ce qu’il faut désirer pour vous. Je conçois très bien les raisons matérielles qui vous font redouter une nouvelle absence : je pense aussi que l’éducation de vos fils doit souffrir de ces trop longs voyages. D’un autre côté, je comprends l’attrait qui vous tourne vers Rome, et comme je me figure que Rome vous mettra plus ou moins sur le chemin de Paris, ou de quelque endroit où je pourrai vous rencontrer, je penche pour ce dernier parti. Le changement du ministre des Affaires étrangères de France démontre que l’intention de l’Empereur est de ne pas abandonner Rome quant à présent. Nul ne connaît les causes de ce revirement dans sa politique, nul ne peut en prévoir les résultats ultérieurs. Comprenez-vous tout ce qu’il y a d’humiliant pour la France, pour l’Europe, et j’ajoute pour l’Église, à dépendre ainsi du caprice d’un seul homme... Et quel homme ! Hélas ! non, chère Comtesse, je crains que vous ne compreniez pas tout cela, parce que vous êtes très absolutiste. C’est une querelle avec vous : il faut bien se disputer un peu entre amis, pour ne pas s’ennuyer par trop de tendresse.
Si vous passez l’hiver à Vienne, me permettrez-vous de vous indiquer un Belge, nommé de Haulteville, qui est là, pour des affaires d’industrie. C’est un publiciste catholique tout à fait distingué, qui a été professeur à l’Université de Gand, puis destitué par le mauvais ministère belge, à cause de son catholicisme : il est pauvre, et d’autant plus intéressant. Je crois que sa conversation vous plaira et vous instruira. Ce n’est pas du tout un homme du monde, mais je vous crois trop chrétienne et trop sensée pour dédaigner, comme on le fait beaucoup trop dans le beau monde de Vienne, ceux qui ne sont pas vos égaux par le rang ou la naissance. Je ne lui ai rien dit de vous, pour vous laisser toute liberté à son égard : il demeure, 154 Benngasse, où vous pourrez l’envoyer chercher, si le cœur vous en dit. Il est très Autrichien, comme le sont la plupart des Belges catholiques.
Chère Comtesse, dites-moi donc où sont ces terres de Basse-Hongrie dont vous me parlez. Sachez bien que tout ce qui vous touche, m’intéresse vivement. J’ai rapporté de Vienne une immense et très ancienne carte de Hongrie, que j’ai accrochée dans mon corridor, que j’ai moi-même coloriée et où je voudrais marquer vos terres, comme j’ai marqué non seulement Appony, mais aussi l’endroit où vous êtes née dans le comitat de Szathmâr, il y a quarante ans ! Car vous êtes maintenant la femme de 40 ans, ce qui me met plus à l’aise, pour vous dire que je vous suis on ne peut plus affectueusement dévoué.
La Roche-en-Breny, ce 27 décembre 1862.
Vous voilà donc à Rome, chère Comtesse : je vous en félicite du fond de mon cœur, bien que le motif qui vous y ait menée soit toujours fort triste. Vous n’en jouirez pas moins de ce cher séjour et de cette ville incomparable, que l’on ne comprend et que l’on n’apprécie qu’après y être retourné plusieurs fois. Vous voulez bien m’y convier « un peu par amitié pour vous. » Je vous assure tout simplement et très sincèrement que, si j’y allais, ce serait en grande partie pour avoir le bonheur de vous y revoir, car je tremble que votre cher et excellent projet de repasser par Paris, au mois de mai prochain, ne soit dérangé par quelque obstacle ou événement imprévu. Je suis très tenté Je vous obéir. L’ensemble de la politique qui règne à Rome me déplaît. J’espère être aussi bon catholique que n’importe qui, et je crois avoir fait mes preuves à cet égard, mais tout en ayant horreur du piémontisme, du cavourisme, etc. je suis convaincu qu’à Rome on ne se fait pas une juste idée des exigences de la situation du monde actuel, qu’on y tient outre mesure à une foule de vieilleries qui doivent disparaître sous peine de conduire à des résultats absurdes ou odieux, comme dans l’affaire de l’enfant Mortara, et, en revanche, qu’on n’y tient pas assez de compte de la liberté et de l’honneur, deux choses sacrées à mes yeux et dont je ne veux pas qu’on me parle comme de chimères profanes, étrangères ou hostiles à la religion. Si je pouvais aller à Rome pour n’y voir personne ou n’y voir que vous, vous m’y verriez certainement arriver avant Pâques ; mais je sens que j’y serais tous les jours exposé à critiquer ce qui est infiniment respectable et à discuter avec des personnages que je blesserais, sans les éclairer. Me pardonnerez-vous, chère Comtesse, d’avoir dépensé ces quatre pages à vous parler si longuement de moi, surtout à me montrer à vous, sous un aspect qui ne vous édifiera pas ? Oui, je l’espère et je le crois, car vous devez désirer me connaître tel que je suis. N’allez pas, toutefois, me regarder comme un hérétique ou comme révolutionnaire, parce que je demeure inébranlablement fidèle aux nobles croyances de ma jeunesse, et à la conviction que la société moderne ne se réconciliera avec l’Église catholique que sur le terrain de la liberté et de l’honneur. J’entends par honneur cette probité fière et délicate, qui est la fleur de la vertu, et dont les prêtres en général font beaucoup trop peu de cas dans leurs complaisances lamentables pour la force et le succès, lorsque le succès et la force leur semblent favorables.
J’aime à croire que nous ne différons pas tant que vous le croyez peut-être en politique. Je vous assure que personne ne saurait faire des vœux plus sincères que moi pour la restauration et la stabilité de ce grand empire et de l’auguste race de Rodolphe de Habsbourg et de Marie-Thérèse. Dans votre si longue et si intéressante lettre, rien ne m’a fait plus de plaisir que vos impressions sur une réconciliation prochaine et possible entre la Hongrie et l’Autriche. Moi aussi, d’après le peu que je sais, j’ai bon espoir de ce côté. J’espère surtout qu’il sera donné à votre excellent beau-frère le Comte Georges de présider à cette réconciliation qui lui a coûté déjà tant de peine, puis que vos chers enfans, en grandissant, ne seront pas condamnés à subir l’influence des fatales dissensions qui ont troublé leur noble patrie. En pensant à vous, chère Comtesse, je ne sépare guère votre image de celle de vos enfans, et vous ne m’en saurez pas mauvais gré. Ils me connaîtront peu et ne m’aimeront guère. car j’ai toujours remarqué que les enfans n’ont pas de goût pour les amis de leurs parens ; mais ils m’intéresseront toujours infiniment à cause de vous d’abord, puis d’eux-mêmes, et enfin de leur pays, et de ce nom d’Apponyi que vous m’avez rendu si cher...
Depuis ma dernière lettre, j’ai été faire une excursion à Paris, pour une élection académique ; j’y ai retrouvé l’évêque d’Orléans et nos autres amis, l’évêque très fatigué et très souffrant : nous sommes tous, comme dit gaîment Falloux, également éreintés, mais également bâillonnés. J’y ai aussi rencontré lady Campden, qui va passer l’hiver à Nice et le mois d’avril à Rome. Elle tient beaucoup à faire votre connaissance et m’a demandé une lettre pour vous, dont elle n’aura pas besoin. C’est une personne qui est tout à fait de mes amies et qui a été pleine de bonté et de sympathie pour moi ; presque autant que vous, et depuis plus longtemps. Elle a bien quelques petits défauts, dont vous vous apercevrez facilement, mais qui ne doivent pas vous empêcher de la goûter et de l’apprécier. J’espère que vous vous entendrez toutes deux : c’est une convertie pleine de zèle et même de passion pour la bonne cause, et plus rapprochée, en politique, de vous que de moi.
Nous avons eu aussi quelques visites, toujours ou presque toujours des vieux naufragés comme moi : entre autres le général Changarnier. Je ne sais si son nom vous est encore connu ; vous avez bien pu l’oublier, puisque la France qu’il a deux fois sauvée des griffes du démon révolutionnaire, en avril 1848 et en juin 1849, l’a complètement oublié et sacrifié aux nouveaux favoris de la fortune. Cet homme que nous avons vu pendant deux ans au pinacle de la grandeur, protecteur de Louis-Napoléon et bien autrement que celui-ci l’idole des conservateurs effrayés, a supporté avec la plus noble résignation les douleurs de la prison, de l’exil, de la disgrâce, aggravée par l’âge et la pauvreté. Il a subi la terrible épreuve de voir l’armée française, dont il était l’un des chefs les plus renommés et les plus populaires, courir sans lui à de nouveaux succès et ses inférieurs sous tous les rapports y gagner le bâton de maréchal qui lui était dû, et que lui aurait assuré un seul acte de complaisance pour Napoléon III. Pour moi qui supporte si impatiemment le néant où je suis tombé, je me sens pénétré de respect devant cette vertu calme et sereine, dont je suis si peu capable. Il vit maintenant, réduit par la malveillance et l’injustice du pouvoir régnant à une misérable pension de six mille francs, dans un village du Morvan, d’où il va passer quelques semaines, auprès de ses vieux camarades et collègues, à Paris, quand il a pu économiser de quoi faire le voyage. Cette année, il me confiait qu’il serait obligé d’abréger de moitié son séjour à Paris parce qu’il avait dû prendre, sur son petit avoir, de quoi élever une croix de pierre, à la place d’une croix ruinée, devant son église. Voilà, chère Comtesse, ce que c’est que le véritable honneur et j’estime que, après la sainteté, il n’y a rien de plus beau, non seulement devant les hommes, mais encore devant Dieu. Un grand cœur dans une petite maison. Cette belle parole du Père Lacordaire est parfaitement réalisée par ce vieux guerrier, tombé du faîte des grandeurs dans une adversité imméritée, et dont je vous ai parlé en détail parce que j’aime à vous entretenir de tout ce qui m’émeut et de tout ce que j’admire.
Ceci me rappelle que vous devez me demander, quand vous passerez à Paris, le merveilleux volume qui vient de paraître des Lettres du P. Lacordaire à des jeunes gens. Je veux vous le donner à l’intention de vos fils, quand ils deviendront grands. Le P. Lacordaire ! Voilà l’homme dont il faut étudier et imiter la grande vie. En fait de lectures moins solennelles et moins utiles, mais qui ont aussi leur prix, si vous aimez les romans, je vous recommande Sybille, par Octave Feuillet, celui que nous avons élu en dernier lieu à l’Académie, non sans quelque hésitation, mais qui a très heureusement justifié notre choix en publiant ce livre charmant et irréprochable. Il y a là une certaine duchesse Blanche, qui me plaît encore plus que l’héroïne, et que je vous recommande. Voici une lettre bien longue et bien indéchiffrable ; mon écriture ne ressemble guère à la vôtre qui est si élégante et si lisible. Faites-m’en jouir souvent, car je vous assure que vos lettres sont pour moi plus qu’un plaisir, une vraie consolation, et j’en ai besoin, car enfin chacun a ses peines.
Paris, ce 23 mars 1863.
Puis-je encore vous écrire, chère Comtesse ? Je n’en sais vraiment rien, tant je suis surpris, alarmé, mais surtout affligé, pour ne pas dire blessé, de votre incompréhensible silence !
Qu’y avait-il donc, dans ma dernière lettre, que je vous ai adressée à Rome, il y a je crois cinq mois, qui ait pu vous indisposer contre moi ? Je l’ignore absolument : pour vous dire la vérité, je crains que vous n’ayez été veuillotisée depuis votre arrivée à Rome. S’il en est ainsi le mal est irréparable, car j’ai remarqué que ceux dont le cœur avait été atteint par ce venin, n’en guérissent jamais. Vous y étiez déjà un peu prédisposée ; je comptais sur la générosité de votre nature, sur la franchise impétueuse de votre caractère, pour vous en préserver ; mais je sais par expérience que, même avec ces conditions de salut, on succombe à la contagion.
Quoiqu’il en soit de mes appréhensions, et de mes ressentimens, je ne puis refuser à lady Campden les lettres qu’elle me demande pour vous. Elle vous a rencontrée, il y a deux ans, chez M. votre beau-frère, mais elle désire entrer en relation plus intime avec vous. Je l’y ai beaucoup encouragée dans un temps où je me croyais sûr de votre bienveillance pour moi, et voici maintenant qu’elle me rappelle tout ce que je lui ai dit de vous et qu’elle me demande de vous la recommander très spécialement. Lady Campden est issue par son père de la plus haute noblesse d’Ecosse. Sa mère était fille (illégitime) du roi Guillaume IV. Son mari est fils aîné d’un pair d’Angleterre, très considérable et surtout très protestant, désespéré et indigné de la conversion de ce fils qui a été converti par sa femme. Celle-ci est une personne vraiment intelligente, ardemment dévouée à la religion qu’elle a embrassée, et qu’elle sert au prix de ces persécutions domestiques et sociales dont les Anglais sont si prodigues envers tous ceux qui abandonnent le giron de leur prétendue Église. Je ne connais à lady Campden qu’un seul défaut : celui d’être un peu trop entichée de sa grande naissance et de sa position aristocratique. Comme je l’en ai souvent grondée, je n’éprouve aucun scrupule à vous dire d’elle ce que je lui dis à elle-même. D’ailleurs, je l’aime beaucoup, et elle a été pour moi, depuis bientôt dix ans, une amie très fidèle et très dévouée. Je vois bien que je n’en pourrai jamais dire autant de vous, qui m’avez gâté en commençant et qui me tenez rigueur, alors que j’aimerais tant à pouvoir compter sur vous. Sur quoi, je vous abandonne à vos remords, si tant est que vous en ayez, et aussi aux consolations de la semaine sainte à Rome. Que je vous envie ! Si vous ne priez pas beaucoup pour moi, pendant ces saints jours, vous serez une ingrate.
P. S. — Je vous ai envoyé mon dernier écrit sur l’insurrection polonaise où j’ai tâché d’être aussi sympathique que possible à l’Autriche.
Paris, ce 7 mai 1863.
Chère Comtesse, vous ne pouviez vous faire pardonner de votre long et coupable silence, qu’en m’annonçant votre prochaine arrivée à Paris ! Et voilà que, tout au contraire, votre lettre du 1er au 7 avril m’apprend que vous renoncez à votre projet de passer par ici. Ç’a été un vrai coup pour moi. Je vous le dis sans phrase, j’ai très peu de joie dans ma vie actuelle, et vous revoir en eût été une très vive et très sérieuse ; je m’étais habitué à cette pensée avec la confiance que vous m’avez toujours inspirée, car je sais par expérience que vous avez coutume de tenir encore plus que de promettre. Vous avez donc été la cause d’une grande peine, d’un grand mécompte. Je ne vous en fais aucun reproche, chère Comtesse, car je n’ai ni le droit, ni l’envie de vous blâmer d’avoir suivi les conseils de la raison, de l’économie, de votre prudence maternelle, et de les avoir préférés à votre inclination. J’ai l’amour-propre de croire que vous auriez quelque plaisir à me revoir aussi, en dehors des autres attraits que Paris doit vous offrir. Il est impossible qu’une amitié aussi vive et aussi reconnaissante que la mienne vous soit tout à fait indifférente. Vous avez donc fait un sacrifice ! Je le crois et je vous en félicite, mais je souffre, et n’ai d’autres ressources que de me faire un mérite de cette souffrance, devant Dieu. Quand nous re verrons-nous ? Cette incertitude m’attriste profondément ! Plus on avance vers la fin de la vie, plus on est convaincu de la fragilité de tous les liens humains, et plus aussi on s’attache à réagir contre cette fragilité par l’espoir et le désir de se retrouver et de se rapprocher quelque peu avant le déchirement final.
Telle est du moins mon impression. Mais je n’ose plus maintenant compter sur vous. J’ose encore moins désirer un nouveau voyage, qui vous ramène dans nos parages, car ce serait désirer que votre santé soit de nouveau compromise. Il faudra donc que, pour vous revoir, j’aille de nouveau en Allemagne et peut-être même en Hongrie. Cette pensée ne me déplait pas, tout au contraire, mais il faudra que mes travaux historiques marchent assez bien, et assez loin pour fournir un prétexte honnête à ce voyage. En attendant, je suis en ce moment dérangé et absorbé par la période électorale, pauvre petit semblant de l’ancienne vie politique éteinte dans ce pays abaissé, et que la dissolution du Corps législatif a évoqué pour un moment. Je suis candidat dans les deux départemens où j’ai été élu en 1848 et en 1849. Mais je n’ai pas la moindre chance d’être élu. Je n’ai consenti à être candidat, que pour obéir à l’appel de certains vieux amis, restés fidèles comme moi à nos vieilles convictions, et surtout du cardinal Mathieu, archevêque de Besançon, lequel m’a témoigné, en cette occurrence, un dévouement aussi courageux qu’inespéré. Je suis habitué à une telle ingratitude, à une telle bassesse de la part des principaux dignitaires du Clergé, que cette sympathie publique de mon archevêque m’a beaucoup touché. C’est un devoir pour moi de vous le raconter, parce que je vous ai dit beaucoup de mal de notre Clergé. Malheureusement, il mérite trop d’être blâmé en général, sous le rapport politique, et, en ce moment même, plusieurs des défenseurs les plus zélés du Saint-Siège, combattus par le pouvoir impérial avec acharnement, sont abandonnés par leurs évêques.
Quant à moi, je n’ai ni l’espoir, ni même le désir de rentrer dans la vie publique, devenue terriblement triste, difficile et stérile sous le régime de la démocratie impériale. Ma pensée se tourne souvent vers l’Autriche. Tout y va beaucoup mieux depuis deux ans, à ce qu’affirment des témoignages nombreux et divers. La vie parlementaire s’y développe et s’y enracine. Vous savez, chère Comtesse, que, contrairement à votre avis, je regarde cela comme un très grand bien, quoique le parlementarisme ne soit pas, à mes yeux, le seul remède à tous les maux. Mais il est certain qu’il atténue les maux de cette centralisation odieuse et funeste, où tous les monarques, à l’instar des Bourbons en France, ont cherché leur salut et ont trouvé leur perte.
Chère Comtesse, je sens bien qu’il faut vous pardonner votre paresse, mais c’est à la condition que vous ne recommencerez plus. Ne vous croyez donc pas obligée de m’écrire des dissertations ou des considérations approfondies, sur les affaires spirituelles et temporelles du monde. Laissez-moi en possession de cette faiblesse d’un vieux politique. Écrivez-moi tout simplement pour me donner des nouvelles de tout ce qui vous intéresse personnellement, de vos enfans, de votre santé, de vos lectures. et enfin de votre pays que vous n’aimez pas assez, comme, moi aussi, j’aime trop peu le mien, et c’est un malheur encore plus qu’un tort.
Cette lettre vous arrivera, je l’espère, le jour de votre fête, la Sainte-Sophie, que je vous souhaite du fond d’un cœur qui vous est très affectueusement dévoué.
La Roche-en-Breny (Côte-d’Or), ce 24 juin 1863.
Chère Comtesse, votre lettre du 4G m’est arrivée fort à propos pour m’autoriser à célébrer avec vous en ce jour de fête l’anniversaire de mon séjour à Appony. Déjà deux ans écoulés depuis ce temps où nous sommes devenus amis, peut-être pour le reste de nos jours ! j’ai le culte des anniversaires, culte un peu puéril, je l’avoue, mais qui m’a toujours été cher et qui me paraît, d’ailleurs, assez conforme à l’esprit de l’Église, même quand on ne l’applique qu’à des souvenirs ou à des objets de l’ordre temporel. Ce séjour d’Appony, grâce à votre affectueuse hospitalité, grâce à je ne sais quoi de cordial et d’intime que respirait tout votre être, pendant ces trois jours passés sous votre toit, est demeuré comme un point lumineux dans mon passé. Je n’ai rien éprouvé de semblable depuis lors ; et, même avant, je ne me rappelle pas beaucoup de joies plus vives dans ma vie. Je vais du reste vous donner aujourd’hui une preuve suprême de l’empire que vous avez conquis sur moi dès ce début de nos relations, en vous confiant le secret le plus intime et le plus douloureux. La confidence que vous m’avez faite, il y a un an, et que vous avez oubliée peut-être, m’enhardit à vous faire celle dont je vous importunerai en ce moment. Je cède d’ailleurs à mon attrait pour vous, en même temps qu’à l’impérieux besoin d’épanchement qui m’a toujours dominé. Sachez donc que Catherine, ma fille chérie, cette Catherine charmante que vous avez tant appréciée à Appony, est entrée dimanche dernier au Sacré-Cœur ! C’est encore un profond secret : elle dit que ce n’est que pour essayer de la vie religieuse et elle a choisi le moment où tout le monde a déjà quitté Paris et où elle a pu se cacher au noviciat de Conflans sans que personne le sût, afin de se réserver la liberté de rentrer dans le monde sans éveiller l’attention et les bavardages des salons, dans le cas où elle ne se reconnaîtrait pas la vocation qu’elle se croit. Mais, hélas ! le calme profond de son âme et l’inaltérable fermeté de sa volonté ne me laissent pas le moindre doute sur sa résolution ni le moindre espoir de la reconquérir.
Vous me trouverez peut-être bien faible, bien indigne de la foi que je professe ; mais il me faut bien vous avouer que ce coup a été le plus douloureux de tous ceux qui m’ont frappé dans le cours d’une vie déjà longue, comme aussi il a été le plus imprévu. Rien au monde ne me faisait soupçonner l’existence d’un pareil projet dans l’âme de mon enfant. Je la voyais toujours gaie, en train du monde et de tous les plaisirs légitimes, comme à Pest en 1861. Encore cet hiver, elle a été passer le carnaval à Bruxelles, où elle a été au bal quinze jours de suite et, huit jours avant de m’annoncer sa décision de quitter le monde pour se consacrer à Dieu, elle m’a fait veiller jusqu’à quatre heures du matin pour la chaperonner pendant le cotillon du bal donné par les Gontaut pour les fiançailles d’Elisabeth de Gontaut (fille puînée de Saint-Blancard) avec M. de Grancey. Ç’a été donc un véritable coup de foudre pour moi lorsqu’elle est venue, il y a quinze jours, me dire : « Il faut que je vous quitte. » Depuis cinq ans, elle nourrissait cette idée dans le secret de son cœur. A 16 ans, elle en avait dit un mot, un seul mot, à sa mère qui l’avait écoutée comme un rêve de jeune fille sortant du couvent et l’avait ajournée en plaisantant à sa majorité. Pendant ces cinq ans, c’est-à-dire depuis le mariage de ma fille aînée, elle a été littéralement la joie de notre maison et la lumière de notre intérieur. Il est bien possible que la douleur et l’amour-propre paternel me fassent illusion, mais je cherche en vain dans la société de Paris une jeune personne aussi accomplie à tous égards. Sa fervente piété ne diminuait en rien son goût pour les relations du monde et même de la vie publique. Elle voyait chez nous et ailleurs les personnages les plus considérables de notre pays et de notre société ; elle brillait aux yeux de tous par la vivacité de son esprit et la solidité de son jugement, non moins que par sa jeune et charmante beauté. Mais c’était surtout dans notre intérieur qu’elle rayonnait comme un astre toujours serein et toujours bienfaisant, prêtant à sa mère le concours le plus efficace et le plus affectueux, exerçant sur ses deux plus jeunes sœurs une autorité tempérée par l’humeur la plus constamment douce que j’aie jamais rencontrée, enfin me servant à moi-même de secrétaire, de bibliothécaire, de confidente et quelquefois de conseillère, avec une prudence. une patience et une intelligence à toute épreuve. Je vous assure que nul jugement ne m’inspirait plus de confiance et de sécurité que le sien, tant je lui voyais une conscience délicate et une âme illuminée de la vraie lumière. Je ne redoutais pour elle, avec une crainte un peu trop égoïste, que le mariage, et j’écartais avec empressement tout projet qui ne me semblait pas tout à fait digne d’elle. Mais le mariage, comme vous le savez, n’est pas du tout en France, comme ailleurs, une séparation totale : on vit beaucoup ensemble, surtout à la campagne, et les petits-enfans deviennent un lien de plus et des plus doux entre les vieux et les jeunes ménages, comme chez les Gontaut. Me voici condamné à une séparation sans fin et sans mesure ! Je n’ai pas osé lutter contre une vocation qui s’annonçait avec tant de résolution ; mais j’ai essayé d’obtenir un délai de quelques mois, un dernier séjour fait en commun à la campagne, ici où elle est née et a toujours habité avec nous, où tout est plein de son souvenir, et surtout parce que c’est à la campagne seulement que l’on vit vraiment dans l’intimité, et les uns pour les autres. Mais je n’ai point été exaucé, et mon cœur, déjà si endolori, a été cruellement froissé par cette aggravation d’un si cruel sacrifice. Nous l’avons interrogée à outrance pour savoir si elle avait quelque peine de cœur, quelque mécompte secret, quelque difficulté intérieure, mais passagère, dont l’influence eût pu la bouleverser et lui suggérer la pensée d’aller s’ensevelir dans le cloître. Mais elle a constamment répondu : « Je suis parfaitement heureuse ; j’aime la vie, le monde, le mouvement intellectuel et politique qui m’entoure ; j’aime la ville, j’aime la campagne, j’aime la conversation, l’étude, la danse, la valse même, les voyages, la musique avec passion ; j’aime tout et je jouis de tout ; mais je sens que Dieu m’appelle à quelque chose de plus grand et de plus heureux que tout ce que j’aime ici-bas. » Et alors, elle me montrait ce passage de l’Introduction des Moines d’Occident, où il est dit que les mécomptes, les chagrins, la mélancolie n’étaient pour rien dans les vraies vocations monastiques ; que ce n’étaient pas les âmes malades, mais les âmes les plus saines et les plus vigoureuses du monde qui peuplaient les cloîtres et que la vie religieuse, loin d’être le refuge des faibles, était au contraire l’arène des forts.
Hélas ! je suis pris dans mes propres filets, et j’ai écrit d’avance la justification de ce que fait ma fille, en même temps que la condamnation de mes plaintes et de mes larmes d’aujourd’hui. Personne ne me plaindra. Les bons diront que je suis très heureux de pouvoir abandonner à Dieu ce que j’ai de mieux. Les mauvais diront que je n’ai que ce que je mérite, pour avoir toujours défendu le fanatisme et la superstition personnifiés dans les ordres religieux. Non, personne ne me plaindra, peut-être pas même vous que je viens de fatiguer d’un si long récit. Mais, je vous en supplie de nouveau : n’en parlez à personne.
Ce coup si douloureux et si imprévu m’a atteint le lendemain même de ma défaite électorale ; il a beaucoup amorti pour moi la lourdeur de ma chute politique. J’étais entré dans cette lutte avec très peu d’espoir et très peu de désir d’y réussir. Recommencer une carrière oratoire après douze ans de silence, c’était une entreprise très chanceuse, à peu près comme celle d’un colonel invalide qui se chargerait de conduire un régiment de cavalerie au feu après avoir passé douze ans sans mettre le pied à l’étrier. Je ne m’y étais décidé que par fidélité aux principes et aux antécédens qui m’ont toujours fait condamner l’abstention politique comme la plus grande des fautes. Mais quand j’ai vu tous les anciens chefs du régime parlementaire changer tout à coup de tactique et reprendre, comme je le leur avais toujours conseillé, une attitude militante, j’ai désiré retrouver mon ancienne place à leur côté. Je n’ai pas réussi, parce que j’ai eu contre moi, en Bretagne, un évêque servile, et parce qu’en Franche-Comté, le clergé qui, malgré les calomnies de M. Veuillot, m’a énergiquement soutenu, a perdu tout empire sur les populations. MM. Keller, Cochin, Falloux, tous les candidats catholiques, en un mot, ont échoué comme moi. C’est la conséquence naturelle de la politique insensée que l’Univers et le Monde, si approuvés à Rome, ont inspirée pendant dix ans d’impérialisme au clergé et aux fidèles. J’en ai pris mon parti assez vite et n’ai rien ressenti de pareil aux amertumes dont j’ai été abreuvé après le coup d’Etat qui avait non seulement brisé ma position, mais dispersé et déshonoré mon armée.
Je vois avec peine que vous êtes redevenue souffrante. Ce séjour près de dix jours à Civita-Vecchia indique une délicatesse bien compromettante pour votre avenir. Etes-vous déjà à Ems ? Je le suppose et j’y adresse à tout hasard cette lettre. Je conçois très bien que cet état de votre santé soit pour vous une très lourde croix et je voudrais vous aider à la porter. Mais, hélas ! je ne puis que vous plaindre. Je voudrais tant vous revoir, mais où et comment ? Je ne sais plus qui a rapporté de Rome le bruit que vous deviez épouser le prince Aldobrandini ; puis la princesse Wittgenstein ou la duchesse de Galliera (l’une ou l’autre) m’a dit que c’était un vieux bruit probablement sans aucun fondement. Je ne connais pas personnellement le prince Aldobrandini ; mais toute cette famille Borghese a une bonne et belle attitude, et moi, dans mon égoïsme, j’aurais extrêmement désiré que ce mariage eût été vrai, car il vous aurait fixée à Rome, et là j’aurais eu tout autrement la chance de vous rencontrer qu’en Hongrie ou en Autriche, où je ne retournerai probablement jamais. Les élections et la vocation de Catherine m’ont empêché d’aller en Belgique ce printemps. J’irai peut-être à la grande assemblée catholique qui doit avoir lieu à Malines le 18 août et, en revenant de là en Franche-Comté à la fin d’août, j’aurais peut-être pu passer par le Rhin et m’arrêter à Ems, si vous y étiez encore. Mais vous n’y serez plus et d’ailleurs tout est incertain même pour moi, depuis ce bouleversement de notre intérieur. Adieu, chère Comtesse. Vous voyez à quel point je vous traite en vieille amie. Soyez tranquille. Je ne vous en écrirai pas si long une autre fois. Priez pour moi et soignez-vous.
Maiche (Doubs), ce 18 juillet 1863.
Ma chère Comtesse, ne m’attendez plus à Ems ; à mon très grand regret, il me sera impossible d’aller vous y rejoindre. Je me serais certainement arrangé pour répondre à votre appel, si j’avais pu, par un moyen quelconque, combiner ce voyage d’Ems avec deux autres voyages obligatoires qui vont m’être imposés cet été. Au 18 août, il faut que j’aille à Malines à la grande réunion catholique que le cardinal primat de Belgique y a convoquée. J’ai résisté longtemps, mais je sens que je dois céder aux appels réitérés qui me sont adressés, et aussi que je dois profiter de cette dernière occasion de parler à un auditoire nombreux, pour exprimer quelques avis dont l’urgence m’est démontrée. Si votre séjour à Ems s’était prolongé jusqu’à la mi-août ou jusqu’à la fin de ce mois, j’aurais certainement été vous voir, en allant ou en revenant de Malines. Mais aller directement d’ici à Ems, et en revenir, ce ne serait pas compris, et puis le temps me manque, car il faut que je prépare quelque chose pour cette réunion de Matines, et il m’est très difficile de me remettre au travail, après un dérangement ou une grande émotion, comme celle que je viens de traverser et dont je ne suis pas encore remis. Pardonnez-moi tous ces détails ; mais j’ai à cœur de vous prouver qu’il ne faut rien moins que des raisons très sérieuses pour m’empêcher d’aller vous revoir. Croyez-le bien, en dehors de ma famille la plus intime, il n’y a personne que je désirerais plus entretenir en ce moment que vous, car vous venez de me témoigner une sympathie si affectueuse et si compatissante que je me sens de plus en plus entraîné vers vous. La grande douleur que je vous ai confiée, et que vous avez si bien comprise, n’est point encore atténuée par l’habitude ou par la résignation. Les lettres de Catherine ne me laissent aucun espoir de la posséder de nouveau, et d’ailleurs vous me connaissez assez pour être sûre que je ne voudrais pas la disputer à Dieu. Ces lettres portent la trace d’une résolution, d’une certitude de plus en plus arrêtée, mêlée à tout le charme, à tout l’enjouement que vous lui avez vus à Appony et que sa vie religieuse semble ne vouloir en rien altérer. Elle m’écrit : « Ma sécurité sur l’appel de Notre-Seigneur est aussi complète qu’elle pourra jamais l’être... La pensée que mon cœur n’aura jamais d’autre Bien-Aimé que Jésus-Christ m’est une joie que rien ne peut égaler. Plus on s’abandonne au service de Dieu, plus on sent l’intimité avec lui s’augmenter, et une vie intérieure, toute nouvelle, s’établit dans le cœur ! Je commence à l’éprouver avec transport. » Elle me raconte ensuite tous les détails de sa nouvelle vie, comme quoi elle doit faire son lit, nettoyer les cuivres de la maison, et laver les parquets ; elle déclare que, dans cette uniformité quotidienne de choses vulgaires et souvent pénibles, elle trouve une consolation intérieure qu’elle ne connaissait pas... Ah ! chère amie ! que de fois n’ai-je pas lu dans la Vie des Saints, que de fois n’ai-je pas raconté moi-même des traits pareils, sans me douter que je les verrais se réaliser sous mes yeux, d’une façon si poignante, si saisissante, au prix d’un tel déchirement, et avec la conscience d’une infériorité si humiliante, auprès de cette admirable enfant ! Car non seulement je serais mille fois incapable d’imiter son héroïque abnégation, mais je ne puis même pas prendre sur moi d’accepter résolument, et chrétiennement, le sacrifice qui m’est imposé. Je ne puis que subir ce sacrifice, au lieu de l’offrir au Seigneur, comme Lui et elle me le demandent également. Vous m’aiderez, n’est-ce pas, très chère Comtesse, par vos prières, à arriver au degré de résignation qui convient à un père chrétien... En attendant, gardez toujours le plus strict secret sur ce qui se passe, car, avec cette merveilleuse prudence qui la caractérise, Catherine dit qu’il y a une lune de miel dans la vie religieuse, comme dans la vie conjugale, et qu’après seulement viennent les langueurs, les tristesses, les mécomptes ; elle veut pouvoir traverser cette seconde phase en toute liberté, et tout en ayant commandé les dentelles de sa robe de noce, et en fixant à la fin de septembre l’époque de sa prise d’habit, elle insiste de plus en plus pour que personne ne sache où elle est, ni ce qu’elle fait maintenant. Très chère Comtesse, parlez-moi beaucoup de ce Sacré-Cœur contre lequel j’avais tant de préjugés. Ce que vous me dites de l’influence de cette société sur vous m’a on ne peut plus intéressé. S’il n’y a pas indiscrétion, dites-moi le nom de ces deux dames qui vous ont fait tant de bien ; peut-être ma fille sera-t-elle en relation avec elles, car j’imagine bien qu’on l’enverra à Rome, à cause de son oncle. Parlez-moi un peu plus de votre santé qui me semble dans un état peu rassurant. Mandez-moi surtout quels sont vos projets pour l’hiver prochain. Ecrivez-moi toujours à Paris, jusqu’à ce que je sois remisé pour l’arrière-saison à la Roche-en-Breny (Côte-d’Or). Adieu, et surtout merci, mille fois merci de votre tendre et pieuse sympathie.
La Roche-en-Breny, ce 19 octobre 1863.
Très chère Comtesse, et vraie amie, votre lettre du 8 septembre m’a peut-être fait plus de plaisir que toutes celles que vous m’avez écrites jusqu’ici, tant il m’est doux d’obtenir et surtout de mériter vos sympathies. Je craignais tant que mes discours de Malines ne vous eussent inquiétée, tant ils ont été mal rendus par la plupart des journaux qui s’en sont occupés, tant surtout ils ont été détournés de leur véritable sens par les calomnies et les insinuations perfides du Monde et de sa séquelle qui, sans en citer un seul mot, n’ont pas craint de dire que j’avais affligé tous les catholiques et n’avais été loué que par les libres penseurs. Je vous avais fait envoyer de Bruxelles le texte complet de mes deux discours, mais il paraît que ma commission n’a pas été faite. Je tiens à réparer cette erreur. Vous recevrez donc incessamment ce petit volume, que je vous prie de regarder comme mon testament politique et religieux, car ce sera probablement la dernière fois de ma vie que je parlerai en public. Je désire que vos fils, quand ils seront plus grands, soient engagés, par vous, à lire ces pages où ils trouveront peut-être des enseignemens utiles pour leur avenir. L’Autriche et la Hongrie vont s’engager de plus en plus dans les voies du libéralisme et de la démocratie. On peut le regretter, mais on ne peut plus l’empêcher. Je suis de plus en plus convaincu que ces voies peuvent être des voies de salut, si les honnêtes gens, si les bons catholiques surtout savent accepter résolument les conditions de la vie moderne et s’astreindre aux obligations de la lutte et de la responsabilité, qui font tout le mérite et tout l’honneur de la vie d’ici-bas.
Je remercie humblement et sincèrement le bon Dieu de ce qu’il m’a accordé la grâce d’être compris et approuvé de vous, en cette circonstance critique de ma carrière, car vous m’apparaissez, de plus en plus, comme l’amie et la consolatrice de mes vieux jours. J’ai beaucoup de chagrins et de toutes sortes. C’en eût été un de plus et un très grand, si nous étions restés divisés sur le fond des choses dans l’ordre politique. Je ne vous reproche pas du tout d’être aristocrate ; comme vous le dites, je le suis aussi et tout autant que vous ; seulement, je reconnais deux sortes d’aristocraties comme aussi deux sortes de démocraties. Je suis pour l’aristocratie qui revendique, en guise de privilège, le droit de se dévouer, de s’exposer, de se compromettre et de travailler plus que les autres pour la vérité, la justice et l’honneur, au lieu de se reposer aveuglément sur les gouvernemens, sur la force matérielle, pour protéger la religion et l’ordre public. L’aristocratie hongroise, comme l’aristocratie anglaise, malgré de grands vices et de grandes taches, dans leurs deux histoires, a très bien compris la véritable mission de l’ancienne noblesse dans le monde moderne, et je souhaite ardemment que vos fils comprennent toute l’importance du rôle qu’ils auront à jouer un jour. Mais voilà assez de politique pour aujourd’hui. Unis par les idées, autant que le comporte la différence de nos situations, j’espère que nous le serons encore bien plus par le cœur ; c’est pourquoi je vous remercie avec la plus tendre reconnaissance de cette prière que vous avez faite pour moi, au milieu de votre lecture. C’est à cela que j’ai reconnu l’amie, la véritable amie, l’amie chrétienne et fidèle, sur laquelle je peux compter désormais avec une entière confiance.
Sachez, pour votre consolation comme pour la mienne, que j’ai déjà été récompensé de ma fatigue. Mes discours avaient été dénoncés à Rome par de violens et puissans adversaires. Le nonce à Bruxelles, Mgr Béduchowski, s’était rendu l’organe de ces accusations. Mais elles n’ont point été écoutées et j’ai entre les mains une lettre du cardinal Antonelli au ministre de l’État belge, M. Deschamps, qui me rassure complètement. Je vous transcris cette phrase en italien : « Pur quanto e a mia cognizione, non si e qui pensato d’istituire un esame sul merito de principii trattati dall’illustre di lei amico nel suo eloquente discurso di Malines. Laonde mio la excellenza vestra essere su cio pienamente tranquilla. » Pardon, chère comtesse, de ces longs détails personnels. Ils vous paraîtront justifiés par votre intérêt si vif et si cordial pour tout ce qui me touche : vous me l’avez encore témoigné, de la façon la plus propre à m’émouvoir, par tout ce que vous m’écrivez sur ma fille Catherine. C’est d’aujourd’hui en huit qu’aura lieu sa prise d’habit. L’évêque d’Orléans, quoique toujours fort souffrant, a bien voulu me promettre de présider à cette cérémonie si douloureuse pour moi : il trouvera, j’en suis sûr, des paroles destinées à me consoler sur ce texte que je lui ai proposé, et que j’ai trouvé dans l’évangile de la vocation des fils de Zébédée : « Et statim, relictis retibus cum patre, secuti sunt Jesum. » Faut-il vous l’avouer, chère Comtesse, et compatissante amie, je suis toujours inconsolable de la perte de cette fille chérie.
Je n’ai point encore fait mon sacrifice ; je me soumets à la volonté de Dieu ; je n’ai point lutté contre la volonté de ma fille, autrement que pour obtenir ce délai qu’elle m’a refusé ; mes larmes coulent toujours.. J’ai beau me raisonner en chrétien et en père, qui n’a plus longtemps à vivre et qui doit préférer à tout le bonheur de son enfant ; je ne réussis pas à me donner les dispositions de cœur et d’esprit que je voudrais. Je ne puise quelques forces que dans la lecture de ses lettres, que je trouve de plus en plus admirables et qui respirent le bonheur le plus pur. Elle écrivait déjà un mois après son entrée : « La joie de ma vocation grandit tous les jours ; c’est le Magnificat qui est ma plus chère prière. » La semaine dernière, elle m’écrivait : « Si vous saviez quelle joie chaque fin de jour m’apporte, quand je réfléchis qu’il n’y a rien eu pour moi dans ce temps qui vient de passer ; que mon plaisir n’y a tenu aucune place ; que, par toutes ces occupations bien simples en elles-mêmes, je travaille aussi activement que je le puis à établir le règne de Dieu dans mon âme, et peut-être à le préparer dans quelques autres âmes ! Non, je ne puis vraiment l’exprimer, tant cela est vif dans mon cœur, tant cela va toujours en se développant. » Et maintes fois : « Toute l’activité de mes facultés, de mon âme, est maintenant reportée vers les choses de l’autre vie. Celles que je ferai dans cette vie n’auront jamais aucun mérite ni éclat particulier, car faire des classes, soigner des enfans, sont des choses très ordinaires en elles-mêmes. Mais ce qui en fait le parfum, c’est la pensée de Celui pour lequel chacun des momens de mes journées est employé. C’est Notre-Seigneur Jésus-Christ qui remplit et anime mon cœur. Je ne chercherai plus d’autres relations, d’autres connaissances que celle de ce Maître adorable qui m’est apparu avec cet éclat et cet attrait auquel je n’ai pu résister. »
J’aime à vous citer ces preuves de la transformation surnaturelle qui s’est opérée dans cette Catherine que vous avez vue, il y a deux ans, si gaie, si pimpante, si en train du monde, du bal, de la Hongrie, de tous les attraits de la vie du siècle. Elle a du reste conservé son caractère animé et un peu ironique ; elle a voulu absolument avoir tout ce qu’il y a de plus beau en dentelle, en étoffe, pour sa robe de noce. « Vous pouvez bien me faire ce plaisir, écrivait-elle à sa mère, puisque c’est la dernière fois que vous aurez à vous occuper de ma toilette, et qu’après celle-là, depuis le 26 octobre 1863, jusqu’à mon dernier jour, une robe de mérinos noir de la même forme et de la même étoffe en fera tous les frais. »
Soyez bénie, très chère, de la bonne pensée que vous avez eue de vous unir à moi, en ce terrible jour, par la sainte communion. J’espère bien que je pourrai aussi, ce jour-là, m’approcher sans indignité de la Sainte Table, et ce sera pour moi une vraie consolation que de pensera vous et à votre affectueuse sympathie, au moment suprême.
Notre pauvre ami Falloux est toujours cruellement souffrant ; il viendra néanmoins de la campagne, où il vit toujours, pour la prise d’habit de Catherine, ainsi que le prince de Broglie et Augustin Cochin qui m’ont accompagné aussi à Malines. J’espère que vous avez bien lu et apprécié leurs discours si spirituels et si intéressans, dans le Correspondant, si toutefois vous recevez le Correspondant comme je vous y exhorte beaucoup, car à côté d’articles qui vous ennuieront, vous y trouverez toujours des travaux utiles et instructifs pour vous et les vôtres. Adieu, très chère, priez pour moi, qui suis, dans toute la vérité des termes,
Votre dévoué, et votre obligé.
La Roche-en-Breny, ce 23 janvier 1864.
Très chère Comtesse, ces grands froids que nous venons de traverser et qui ont été, ce me semble, plus sévères à Vienne que partout ailleurs, m’ont fait beaucoup pensera vous et d’ailleurs, je vous le dis sans phrase, il ne se passe pas de jours où je ne pense à vous, et souvent, et beaucoup ; car vous avez laissé une trace durable dans mon cœur et dans ma vie. Pourquoi alors, me direz-vous peut-être, avez-vous tant tardé à me répondre ? Hélas ! chère Comtesse, parce que j’étais trop triste, et parce que je crains de vous ennuyer par mes perpétuelles lamentations. La vieillesse larmoyante est ce qu’il y a au monde de plus fastidieux : je l’ai souvent éprouvé, et maintenant je suis condamné à produire cette impression sur les autres. Je ne m’en accuse pas moins d’avoir trop attendu pour vous remercier de votre longue, touchante et affectueuse lettre du 8 décembre. Elle m’a été fort douce ; elle m’a non seulement intéressé, mais consolé ! et j’ai tant besoin de consolations ! Voici donc trois mois que nous sommes revenus ici après la terrible cérémonie du 26 octobre. Je dis terrible, car j’étais loin, bien loin de me figurer ce que j’ai eu à souffrir en ce jour fatal où j’ai vu cette fille charmante consommer son sacrifice. Jamais, jamais je ne l’avais vue si belle, si attrayante, si éblouissante que dans sa toilette de mariée : elle avait elle-même conscience de l’effet qu’elle faisait sur chacun, et elle disait avec cette gaieté un peu ironique que vous lui connaissez : « Je suis bien aise de pouvoir donner à Dieu autre chose qu’un reste. » Et quel contraste, quand, après le discours si touchant du cher évêque d’Orléans, entrecoupé de ses propres sanglots, elle a été se dépouiller de sa parure mondaine et qu’elle est revenue dans cet affreux costume du Sacré-Cœur, avec cet odieux bonnet à tuyaux fait pour défigurer les plus aimables visages ! Que de larmes j’ai versées alors et depuis, sans que personne puisse ou veuille les essuyer, car ma femme, comme toutes les femmes, est cent mille fois plus courageuse que moi et a pris son parti avec un héroïsme tout à fait chrétien. Les deux chères petites qui me restent ne comprenaient pas qu’on pleure une absente, ni surtout une sœur qui est devenue l’épouse du bon Dieu ! Je vous ai déjà dit, je crois, que ce séjour de la Roche-en-Breny m’était surtout bien triste depuis le départ de Catherine, car c’est ici qu’elle a passé presque toute sa vie, et cette maison grande, sombre et vieille, avait besoin d’être animée par elle, qui en a été pendant vingt ans la joie, la vie et la lumière. Elle continue à écrire des lettres qui respirent le bonheur surnaturel dont elle jouit, et surtout cette préoccupation des choses célestes qui la domine de plus en plus. Mais déjà, je crois m’apercevoir qu’elle s’intéresse moins dans sa correspondance à tout ce qui nous touche et à ses souvenirs d’autrefois. Il n’en peut pas être autrement. Il en est ainsi dans les mariages de ce bas monde ; à combien plus forte raison lorsqu’on s’est détaché du monde pour aller puiser à la source du suprême et incomparable,. amour ! Vous ai-je dit que l’exemple de Catherine avait été suivi par sa tante, Albertine de Mérode, la plus jeune sœur de ma femme, d’un autre lit, que nous avions comme héritée à la mort de sa mère, et que nous avons élevée, parce que son âge la plaçait entre mes deux filles aînées ? C’est une grande et riche héritière, qui n’a jamais voulu se marier, et qui est entrée au Sacré-Cœur le jour de la prise de voile de Catherine. Nous allons à Paris pour sa prise d’habit qui aura lieu dimanche 7 février. C’est encore une grande perte pour nous, car elle passait toujours une partie de l’année avec nous, et si elle s’était mariée, ses enfans auraient été comme des petits-enfans pour nous. Rien de plus effrayant, à mon sens, que cette solitude qui se fait autour des vieux ménages et dont on n’a pas la moindre idée quand on est jeune. Votre bon oncle Steffy doit en savoir quelque chose, malgré sa progéniture assez nombreuse. On n’a jamais trop d’enfans, ni même assez, quoi qu’en disent les gens profanes et aveuglés par les intérêts matériels !
Faut-il vous avouer que la douleur d’avoir perdu Catherine n’est pas la seule, ni même toujours la plus poignante de ma vie ? Cette grande et surprenante renaissance de la vie parlementaire en France, sans que j’y sois pour rien, est une grande amertume pour moi. Songez donc que, depuis mon adolescence à 21 ans et jusqu’à 41, j’ai toujours été mêlé à tout ce qui s’est dit et fait dans mon pays ; que j’ai eu pour collègues et pour amis M. Mun, M. Berryer et tous ceux qui reparaissent aujourd’hui sur l’horizon avec un éclat nouveau, tandis que je languis oublié et anéanti comme un naufragé dans une île déserte :
Vorüber ist alles, Glüek und Hoffnüng
Hoffnüng ünd Liebe ! Ich liege am Boden
Ein öder, schiffbrüchiger Mann
Und drücke mein glühendes Antlitz
In den feuchten Sand.
Et encore n’est-ce pas la vie publique qui n’inspire le plus de regret ! J’ai d’autres chagrins, qui me déchirent le fond le plus intime du cœur, que je vous raconterais peut-être si j’étais auprès de vous, car je vous crois compatissante et, selon moi, la pitié est le plus grand charme de la femme chrétienne. Ne me condamnez donc pas trop sévèrement. Je sais très bien que je n’ai pas le courage qui devrait me donner la foi et la résignation à la volonté de Dieu. Plaignez-moi et montrez-moi mon devoir d’une main douce qui sache panser les plaies de la vie. Surtout ne me punissez pas de mon long silence en m’imitant. Donnez-moi bien vite de vos nouvelles. Rassurez-moi sur les conséquences de ce cruel hiver pour votre chère santé. Parlez-moi aussi de vos enfans auxquels je porte un si vif intérêt, puis de vos projets pour cet été. Ne pourrions-nous pas nous rejoindre quelque part ? J’ai l’idée d’aller en Allemagne, à Munich, pour y passer un mois à travailler, chez Döllinger, à la suite de mes Moines d’Occident. Seulement, je ne sais pas encore à quel moment je pourrai placer ce voyage ; cela dépend de mon travail qui n’avance pas, car je n’y ai plus aucun goût. Mais, une fois à Munich, je serais capable d’aller vous trouver n’importe où en Allemagne. Tenez-moi donc bien au courant de ce que vous deviendrez cet été, si l’idée de me revoir ne vous déplaît pas trop. Parlez-moi aussi de la chère Hongrie et beaucoup. Ne soyez pas trop absolutiste. Vous avez bien raison de vous défier de la liberté, de la démocratie et de la race humaine en général : mais n’oubliez jamais que les rois et les empereurs sont aussi des humains, et qu’ils ne valent guère mieux que les autres. Ne croyez pas que je me fasse le moins du monde illusion sur les dangers et les orages des temps modernes. Je ne crois à rien d’idéal. Mais je dis qu’il faut prendre son parti du temps où l’on est, de la société où Dieu nous a fait naître, et qu’il y a toujours moyen, excepté sous le despotisme, de faire honorablement son devoir. Adieu, très chère Comtesse : parlez de ma sympathie à la comtesse Julie et croyez-moi tout à vous.
Dites-moi si vous avez lu les Lettres d’Eugénie de Guérin, une délicieuse, que je vous donnerai si vous ne l’avez pas encore. C’est la fille d’un gentilhomme très pauvre, qui faisait elle-même sa cuisine, mais à qui Dieu avait donné une âme sainte et un style supérieur à celui de tous les académiciens.
Maiche (Doubs), ce 20 juillet 1864.
Très chère Comtesse, il y a longtemps que j’aurais dû vous remercier du très grand plaisir que vous m’avez fait en me recommandant le baron Sennyey et sa femme[2].
Nous avons été charmés de faire leur connaissance, d’abord à cause de vous qui vous intéressez à eux, puis à cause de la Hongrie qui nous intéresse toujours beaucoup, enfin et surtout à cause d’eux-mêmes. Croyez bien d’ailleurs, très chère, que tous ceux que vous nous recommanderez seront les bienvenus, sans qu’ils aient besoin d’avoir tous les agrémens du ménage Sennyey. Quant à moi, j’aime tout ce qui est Hongrois ; je vous aime, vous surtout et assez pour que votre Patrie et vos compatriotes m’intéressent parce qu’ils vous appartiennent, et de plus, depuis le sacrifice de notre Catherine, la Hongrie m’est devenue de plus en plus chère, parce que ce pays l’avait particulièrement frappée, amusée, et qu’elle m’y est apparue dans tout l’épanouissement, tout l’entrain de sa charmante jeunesse… Vous sentez, chère Comtesse, que tous ces détails s’adressent autant à la mère qu’à l’amie, et c’est assez vous dire combien je m’associe à toutes les émotions que vous me dépeignez si bien, à l’occasion de la première Communion de votre cher fils. Je vous félicite des consolations qu’il vous a values et me recommande à ses prières...
Mais maintenant, il faut que je gronde l’amie de ses opinions absurdes et coupables sur la Pologne. Eh quoi ! très chère et très catholique amie, vous en êtes encore à voir la Révolution dans la cause polonaise, et cela malgré les témoignages solennels que le Pape a rendus à l’innocence, comme à la sainte infortune de cette nation ! Notez bien que, quand même le Pape aurait gardé le silence, la cause de la Pologne n’en serait pas moins pure et belle. Si c’est là la révolution, je vous déclare qu’alors, la révolution, c’est la justice et l’innocence. Mais qu’y a-t-il de plus vraiment révolutionnaire dans le sens le plus odieux du mot que la conduite des trois puissances qui ont partagé la Pologne ? Et vous, femme et mère chrétienne, vous vous laissez détourner de la sympathie passionnée qui devrait vous enflammer pour cette nation de martyrs, par je ne sais quels misérables préjugés que vous avez rapportés des salons de Vienne ! Ah ! très chère Comtesse, pardonnez la véhémence de mon langage, mais je ne puis rester calme en présence de cette monstrueuse prévarication et surtout de la complicité, plus ou moins indirecte, de tant de soi-disant royalistes et aristocrates avec la révolution couronnée. Dieu merci, nous n’en sommes plus là en France. A très peu d’exceptions près, tous les catholiques, tous les prêtres surtout, et tous les gens comme il faut sont pour la Pologne. Pourquoi n’en est-il pas de même en Autriche ? Parce qu’on y est honteusement compromis par la complicité de crimes commis, il y a bientôt un siècle.
Je suis bien impartial dans cette question, car la Pologne n’a jamais rien fait et ne fera jamais rien pour moi, je ne dois rien à aucun Polonais, ni à aucune Polonaise ; c’est le seul amour de la justice qui m’enflamme pour cette grande cause si indignement sacrifiée par l’Europe contemporaine.
Adieu, très chère Comtesse, j’ai renoncé comme vous à tout projet de voyage en Allemagne pour cette année. Je pars pour aller faire un petit pèlerinage à Emnedlen avec ma femme et ma troisième fille Madeleine.
Que je suis heureux de vous savoir mieux portante ! Mais cependant je désire bien que votre santé ou toute autre raison vous conduise l’hiver prochain à travers la France, en Italie, ou au moins l’été prochain en Allemagne, quelque part enfin où je pourrai vous rejoindre, et vous redire de vive voix mon sincère et fidèle attachement.
La Roche-en-Breny, ce 8 mars 1865.
Très chère Comtesse, je crains que vous ne soyez tentée de me reprocher très vivement mon inexactitude, et j’avoue que toutes les apparences sont contre moi si, comme je le suppose, vous n’avez pas reçu un petit mot de moi, que je vous ai écrit presque aussitôt après avoir reçu votre longue et excellente lettre du 15 novembre... Mais soyez sûre, très chère Comtesse, que cette lettre m’a été infiniment douce, peut-être plus qu’aucune de vos lettres antérieures, car jamais, ce me semble, vous ne m’avez exprimé avec tant d’effusion la sympathie dont vous m’honorez, et qui me devient d’autant plus précieuse que je m’éloigne davantage du temps où mon nom et mes œuvres pouvaient fixer votre attention.
Je subis avec une douleur très peu résignée l’arrêt qui m’a prématurément condamné au néant et à l’oubli ; je ne me console pas d’avoir été enterré tout vivant dans la force de l’âge et du petit talent que Dieu m’avait donné, et dont j’avais usé de mon mieux pour son service. Mais le petit nombre de bonnes et belles âmes qui se souviennent de moi, dans mon tombeau, me deviennent d’autant plus chères. Je crains quelquefois de les fatiguer soit par mes exigences, soit par les témoignages d’une reconnaissance trop excessive : mais avec vous, chère Comtesse, je ne devrais pas avoir cette crainte, car je dois avouer que, depuis notre heureuse rencontre, il y a maintenant quatre ans, vous n’avez fait qu’augmenter ma confiance instinctive en vous, et mon attrait pour vous. Je suis donc sûr que vous n’êtes pas de ceux qui me reprochent de n’être pas assez stoïque ou assez chrétien, et de supporter avec trop peu de courage mon désastre : vous comprenez les sentimens qui agitent le cœur du vieux soldat, injustement désarmé et dépouillé de ses grades, surtout à cette époque de l’année où renaît partout la vie parlementaire et où je suis réduit à entendre de loin le bruit des combats où ma place était autrefois marquée et n’était pas la dernière. J’ai été très touché que vous m’ayez pris pour confident de votre très légitime enthousiasme pour le dernier ouvrage de M. de Falloux. Je lui ai transcrit tout ce que vous m’écrivez sur lui, parce que je sais par expérience que rien ne console et ne relève un honnête homme autant que la sympathie et l’approbation d’une honnête femme. J’imagine qu’il vous en aura remerciée lui-même, si toutefois sa santé toujours déplorable le lui a permis.
J’ai prolongé beaucoup plus que de coutume mon séjour d’hiver à la campagne, parce que j’avais à cœur de finir le troisième volume des Moines d’Occident que j’espère publier cette année, et aussi pour échapper aux discussions et aux agitations si pénibles qui ont suivi la publication de l’Encyclique du 8 décembre. Jetais justement à Paris lorsque ce document a paru, et je ne puis comparer la consternation qu’il a produite chez tous les catholiques non fanatisés par le monde, qu’à celle dont tous les honnêtes gens ont été accablés au lendemain de la révolution de 1848. Comme alors, on ne s’abordait dans les rues et dans les salons qu’avec une sorte de désespoir. Depuis lors, la merveilleuse éloquence et l’habileté plus merveilleuse encore de notre unique évêque d’Orléans ont réussi à transfigurer l’Encyclique, de manière à pacifier beaucoup d’esprits et à consoler beaucoup de cœurs. J’avoue que je ne suis ni consolé, ni rassuré sur les suites à mon sens lamentables de ce grand acte : ce qui ne m’empêche pas de bénir mille fois Mgr Dupanloup du bien qu’il a fait en détournant une partie de l’orage et en déconcertant les commentateurs plus ou moins autorisés qui tiraient de cette Encyclique des conséquences trop naturelles. Ne vous scandalisez pas, je vous en prie, chère Comtesse, de mes aveux. On m’écrit de Rome que votre ami M. Veuillot dit qu’il y a eu deux Pie IX : Pie IX premier de 1846 à 1850, et Pie IX deux, qui est, selon lui, le bon. Je suis, comme en tout, d’un avis opposé au sien et je suis pour Pie IX. premier, pour le pontife dont l’avènement a été salué par les acclamations des deux mondes, et qui semblait alors prédestiné a établir cette bonne intelligence entre l’Église et la société moderne, qui est absolument indispensable à l’une comme à l’autre. Nous sommes aujourd’hui bien loin de ces beaux rêves ; mais je n’en suis pas moins persuadé que cette réconciliation s’effectuera un jour ou l’autre sur le terrain de la liberté, sur ce terrain où le catholicisme a remporté des victoires si nombreuses et si imprévues de 1830 à 1850, comme on l’a vu en France et en Allemagne lors de l’explosion de 1848. La prochaine explosion, s’il y en a une de notre vivant, trouvera l’Église dans une tout autre position que celle qui lui a permis d’élever sur les ruines de la monarchie d’Orléans et de la Diète germanique l’édifice de ses libertés si longtemps refusées. L’Église sera la première victime de la prochaine révolution, et les catholiques descendront à l’état de parias dont les généreux efforts d’O’Connell, des auteurs de la constitution belge, et des catholiques libéraux de France les avaient tirés. Ils l’auront voulu et mérité, tel est mon pronostic : je souhaite ardemment qu’il soit démenti par les faits. Mais j’ai la conviction que la société moderne ne retournera jamais à l’ancien régime : cela ne s’est jamais vu et ne se verra jamais. Aucun souverain, aucun peuple n’acceptera jamais le système formulé dans la lettre du Saint-Père à l’empereur Maximilien : ils ne l’ont pas fait au moyen âge, ils le feront bien moins encore à l’avenir. L’Église a eu tous les privilèges possibles dans le passé, mais elle les a toujours et partout payés au prix de sa liberté. Si elle veut être libre, ce qui est, selon moi, le premier des biens qu’elle doit désirer, elle ne le sera que grâce à la liberté de tout le monde. Voilà, très chère Comtesse, une partie de mes impressions ou, pour mieux dire, de mes lamentations sur ce qui se passe à Rome et ailleurs. Réfutez-moi en m’envoyant le mandement du cardinal Bauscher, dont j’ai entendu dire beaucoup de bien. Ce cardinal m’a paru intelligent et distingué, quand je l’ai vu à Vienne. Dites-moi aussi quel homme vous avez là pour Nonce. Celui de Paris est au-dessous du médiocre, et a subi avec une patience par trop diplomatique le cruel affront de la double note du Moniteur. Je regrette pour vous Mgr de Luca, qui avait beaucoup d’esprit et de connaissance des hommes. Parlez-moi bien vite de votre séjour à Vienne où j’aimerais tant a me retrouver avec vous et même sans la princesse Grassaliowitch qui m’a tant soigné lors de mon dernier voyage. Ce pauvre vieux prince Paul Esterhazy doit commencer à radoter, puisqu’il suppose que M. Feuillet de Conches est de mes amis ! Que puis-je avoir de commun avec un maître de cérémonies de Napoléon III ? Il aura confondu avec Octave Feuillet, l’auteur du charmant roman de Sybille, qui est mon confrère à l’Académie, mais aussi trop impérialiste pour me plaire tout à fait.
A propos de roman, lisez le Conscrit de 1813 par Erckmann-Chatrian. C’est une des meilleures productions de la littérature actuelle. Mais ce que je veux vous recommander surtout, ce sont les trois volumes que vient de publier le délicieux abbé Pepreyve dont je crois vous avoir déjà parlé : Une station à la Sorbonne et Entretiens sur l’Église. Le dernier ouvrage en deux volumes est capital. Je vous assure que je n’en connais pas de meilleur, soit pour confirmer les chrétiens dans leur foi, soit pour éclairer et ramener les incrédules honnêtes, mais ignorans ou prévenus. Ou je me trompe fort, ou vous en serez charmée comme moi. Nous avons maintenant un nouveau prédicateur carme, le Père Hyacinthe, qui a débuté l’année dernière à la Madeleine, et qui a prêché l’Avent à Notre-Dame. Il a obtenu le plus grand et le plus légitime succès. Toutes les fois que je l’ai entendu, il m’a satisfait et touché. Il est encore bien loin du Père Lacordaire, mais il marche sur ses traces. Il n’a que trente-six ans ; il est venu passer quelques jours ici l’automne dernier ; il m’écrit souvent. Il est doux, modeste et sensé. J’ai aussi eu la visite annuelle de notre admirable évêque d’Orléans et j’ai fait avec lui le pèlerinage de la Pierre qui vire, dont je vous ai parlé. Donnez-moi des nouvelles : 1° de votre santé, 2° de vos relations et de vos occupations à Vienne. Je ne sais trop ce que je ferai cet été. J’ai envie d’aller en Amérique, car j’aime ce peuple qui se bat si bien des deux côtés, et où il n’y a ni César, ni Césariens. Mandez-moi quels sont vos projets, s’il y a des chances de vous rencontrer sur le Rhin ou ailleurs. Ne manquez pas de m’adresser un de vos amis et compatriotes qui viendront à Paris afin que je puisse leur parler de vous. Adieu, très chère, je crois tout à fait, comme vous me le dites, que vous êtes une très fidèle amie et je vous le prouve par ma confiance peut-être trop indiscrète.
Paris, ce 6 juin 1865.
« Miltosâgos Grofné, « ayez pitié de votre humble serviteur et pardonnez-lui bien vite ses péchés, ou plutôt son péché envers vous, car je ne puis en confesser qu’un seul dans mes relations avec vous, celui de ne pas vous répondre aussi promptement, aussi exactement que je le devrais et que je le voudrais. Il est vrai que vous me donnez quelquefois l’exemple de ces retards ; mais vous réparez si généreusement votre faute involontaire que vous ne me laissez d’autre ressource en cela, comme en tout, que de me reconnaître votre inférieur. Malgré l’inaction et l’obscurité où ma vie est tombée, en comparaison de ce qu’elle était il y a quinze ans, je me sens encore très surchargé, surtout à Paris : d’ailleurs, l’âge me vient, mes yeux se fatiguent et mes jambes aussi : je n’ai plus la force matérielle de lire, écrire et faire face à tous les engagemens, à toutes les occupations comme autrefois. Les deux mois et demi que je viens de passer à Paris ont donc été pour moi une très grande fatigue, surtout à cause du long et rude travail auquel je me suis livré depuis un mois sur cette question américaine, où je crains beaucoup que nous ne soyons pas d’accord... J’ai aussi eu fort à faire pour rendre hommage, dans un discours à la Société de l’histoire de France, dont je suis vice-président, à la mémoire d’un de nos anciens collègues et amis, le comte Beugnot. Enfin, je suis occupé à faire imprimer mes deux nouveaux volumes des Moines d’Occident : et, comme cette impression entraîne avec elle la nécessité d’une révision attentive, c’est encore une grande fatigue. Pauvre chère Comtesse, vous serez cruellement trompée dans votre attente au sujet de ces volumes. Ils sont bien loin d’offrir le même intérêt que les premiers, même à mes yeux ; et, s’il en est ainsi de moi, leur auteur, jugez de ce qu’en pensera le public ! Je regrette bien d’avoir embrassé un sujet si vaste, si éloigné des intérêts présens, et où je suis condamné à me perdre dans les détails. Mon goût pour l’érudition m’égare sans cesse et m’impose des labeurs inutiles, dont le public d’aujourd’hui ne me tiendra aucun compte. Enfin il faut continuer cette tâche, puisque je l’ai entreprise, et même recommencée après l’avoir achevée, pour obéir à l’évêque d’Orléans, comme je crois vous l’avoir raconté... De temps à autre seulement, je me permets une excursion dans le domaine de la vie actuelle, tantôt à Malines, tantôt en Pologne ou en Amérique, et là je retrouve ma véritable nature et l’arène pour laquelle Dieu m’avait créé, lorsqu’un pouvoir, des circonstances plus ou moins providentielles me l’ont fermée. J’ai toutes sortes d’actions de grâces à vous rendre d’abord pour les pièces extrêmement intéressantes que vous avez bien voulu m’envoyer par le jeune baron Hübner (j’ai lu avec autant d’intérêt que de sympathie cette brochure sur la Hongrie qui a rafraîchi tous mes souvenirs et satisfait toutes mes opinions), ensuite pour les appréhensions que vous me témoignez avec une sollicitude si vraiment affectueuse sur l’état de mon âme. Il est certain que j’ai eu une crise douloureuse et dangereuse à traverser. Je n’ose pas dire que j’en sois tout à fait sorti, mais je vais mieux, grâce surtout à mon excellent médecin qui n’est autre que notre unique et admirable évêque d’Orléans. Je me suis mis tout à fait entre ses mains ; et il s’est occupé de moi avec la tendresse d’une mère. Quand il n’est pas à Paris, il m’écrit des lettres très longues que je garde soigneusement et qui feront un jour honneur à sa mémoire : car il n’y a rien de plus beau que cette sollicitude pour les âmes individuelles, pour les petites douleurs personnelles, chez les hommes que leur génie ou leur autorité place au plus haut rang. Il attribue surtout la maladie morale dont je souffre aux illusions que je me suis faites sur l’Église : « L’Église, mon ami, ce ne sont pas les hommes que l’Église. Les hommes passent, l’institution de Jésus-Christ reste. Les hommes ne sont pas saints, l’institution de Jésus-Christ est sainte : en un mot, l’institution de Jésus-Christ est divine, mais les hommes sont des hommes, et c’est précisément ce qui reste en eux d’humanité qui fait ressortir et éclater la divinité de l’institution. Elle a un côté divin, mais aussi un côté humain. C’est pourquoi il y a et il doit y avoir, dans l’histoire de l’Église, à côté de la lumière, des ombres ; à côté des grandeurs, les défaillances ; à côté de la sainteté, la peccabilité humaine. Le Pape lui-même, chef de l’Église, est infaillible lorsqu’il parle en son nom et dans les conditions où l’infaillibilité lui est promise, mais il n’est pas impeccable. Par une noble illusion de votre cœur, le côté divin de l’Église vous avait fait oublier un peu le côté humain, et, aujourd’hui, votre péril, c’est que le côté humain ne vous voile trop le côté divin... Non, l’Église ne vous a pas trompé, mais vous vous êtes trompé sur l’Église. Vous vous étiez fait un peu une Église à votre gré. La poésie de votre cœur y était pour beaucoup. Vous vous la représentiez un peu comme une princesse belle, charmante, parfaite, malheureuse et persécutée. Et vous vous étiez pris pour elle d’une sorte d’amour chevaleresque, et cela vous semblait beau, comme c’est beau en effet d’en être le champion en ce siècle. Ce qui se passe aujourd’hui ne doit rien vous faire désavouer, ni regretter d’un si noble passé ! Non, vous ne vous êtes pas trompé en servant l’Église : vous avez servi très véritablement la plus simple et la plus grande des causes, et la plus abandonnée. Mais il y a certaines choses qu’il ne faut plus voir ni défendre dans l’Église, parce qu’elles n’y sont pas. Je me suis souvent demandé comment, vous qui avez lu l’histoire, qui connaissez le Bas-Empire et le moyen âge, vous avez pu être jeune sur ce point si longtemps... Non, mon ami, pour vous comme pour moi, le temps n’est plus d’être jeune... J’éprouve de tout cela, que j’ai vu d’aussi près, de plus près que vous, un sentiment tout différent du vôtre. Ma foi grandit à ces spectacles. La colonne et le fondement de la vérité, comme dit saint Paul, posant sur des hommes en qui sont les passions des hommes, qui ont fait, qui font et qui feront des fautes de conduite de tout genre ; la nuée des saints gouvernée des hommes qui ne sont pas des saints et cela durant depuis dix-huit siècles et, malgré cela, les saints ne cessant d’être dans l’Église... et la grande figure de l’Église resplendissant à travers les siècles bien au-dessus de ses faiblesses, dans une lumière inaccessible aux misères humaines... voilà qui est divin !... »
Très chère Comtesse, je me suis laissé aller à vous transcrire ces deux pages de notre grand évêque, d’abord parce qu’elles valent bien mieux que tout ce que je pourrais vous écrire, et ensuite parce qu’elles me semblent pouvoir avoir une certaine utilité même pour vous. — Car vous êtes, comme j’étais jadis, trop enthousiaste d’une certaine direction qui est dans l’Église, qui la domine et la conduit à cette heure, mais qui n’est pas toute l’Église, Dieu merci, et qui passera comme passe tout ce qui est violent et einseitig. Je me demande souvent (pour parler comme Mgr Dupanloup) comment une femme bien née, délicate et distinguée comme vous, a pu se laisser séduire, non par telle ou telle exagération de doctrines, mais par cet ensemble grossier de passions, de préjugés et de rancunes qui se personnifie dans le Monde ! Vous me reprochez d’être irréconciliable avec ce parti. Vraiment oui, je le suis et le serai toujours, mais toujours beaucoup moins que deux hommes bien autrement dignes de votre confiance que moi, l’évêque d’Orléans et le comte de Falloux... Je voudrais que vous pussiez entendre, pendant cinq minutes seulement, l’un ou l’autre de ces grands hommes de bien sur le journal ou sur l’écrivain pour qui vous avez de si étranges faiblesses !
Ce pauvre Falloux vient de faire son apparition annuelle à Paris. Il ne vit plus huit jours de suite sans crise névralgique : il est toujours hors d’état de lire ou d’écrire un seul mot : ce qui ne l’empêche pas de dicter, quand il le faut, des lettres ou des articles admirables et d’être toujours l’homme du bon conseil par excellence. L’évêque d’Orléans est aussi venu deux ou trois fois pour l’Académie, pendant mon séjour ici.. C’est lui qui recevra la profession de ma Catherine, le 27 octobre prochain, après ses deux ans de noviciat révolus. Après quoi, il viendra passer un mois à la Roche-en-Breny dont la solitude et le climat sec lui font du bien...
Adieu, chère Comtesse, je vous baise la main avec une tendre reconnaissance pour votre fidèle et franche amitié. Soyez toujours de même pour moi.
La Roche-en-Breny (Côte-d’Or), ce 13 décembre 1865.
Très chère Comtesse, de toutes les marques si nombreuses et si précieuses d’amitié dont vous m’avez comblé, aucune n’a pénétré plus avant dans mon cœur que votre chère et charmante lettre du 20 octobre. Imaginez-vous qu’elle ne m’est arrivée que juste la veille du grand jour dont vous me parlez en termes si affectueux et si élevés. Je ne suis revenu de mon voyage en Espagne que pour la solennité des vœux de Catherine. Ma femme et ma fille sont venues d’ici me rejoindre à Paris, en me rapportant votre lettre, de sorte que j’ai pu la lire à notre Catherine dès le lendemain, après la cérémonie. Elle a été presque aussi touchée que moi et m’a bien chargé de vous remercier pour elle comme pour moi. Maintenant, j’ai hâte de vous dire, chère et vraie amie, que, par une grâce d’en haut, aussi imprévue que bénie, j’ai traversé cette épreuve, non seulement avec résignation, mais avec une paix complète, je dirai presque avec une joie surnaturelle. Ici, à la campagne, où le vide irréparable qu’a laissé dans notre intérieur cette enfant de bénédiction se fait sentir le plus vivement, je supporte moins patiemment cette cruelle privation : mais, dans cette chapelle du Sacré-Cœur, où votre affectueuse sympathie vous a transportée par la pensée, je voyais en quelque sorte le paradis entrouvert, tant la joie de Catherine était radieuse, tant elle rayonnait sur nous tous. Vous aviez bien raison de dire que Dieu m’a envoyé deux anges gardiens sur la terre, dans la personne de l’évêque d’Orléans et de ma Catherine. Vous ne sauriez croire le bien qu’elle me fait par ses lettres qui sont aussi fréquentes que le permet la règle, de sorte que je puis vivre avec elle dans un échange constant de confidences spirituelles de ma part et d’avis utiles et consolans de la sienne. Je croyais l’aimer et l’apprécier beaucoup avant son entrée au Sacré-Cœur, mais il est certain que, depuis sa vocation, notre union est devenue beaucoup plus intime et mon affection pour elle beaucoup plus tendre et plus expansive. Voilà une grâce que vous saurez comprendre et dont vous remercierez Dieu pour moi et avec moi.
Mon voyage d’Espagne, écourté par le choléra et par la mauvaise saison, ne m’en a pas moins extrêmement intéressé. J’y allais chercher des impressions et des souvenirs monastiques pour la suite de mon laborieux travail, et j’ai été plus que satisfait de tout ce que j’y ai vu en fait de monumens et même d’hommes, — bien que le pays soit dans un triste état, ce qui donne le plus cruel démenti à toutes les théories qui ont cours aujourd’hui chez les catholiques contre la liberté. Car c’est depuis le triomphe du catholicisme exclusif en Espagne, depuis l’expulsion des Maures et des Juifs et grâce aux entraves, aux bâillons et aux bûchers de l’Inquisition, que ce grand peuple, naguère le premier des peuples chrétiens, est tombé dans la décrépitude et le néant.
Depuis mon retour ici, au lendemain des vœux de Catherine, j’ai été constamment souffrant, ce qui m’a empêché de vous écrire aussitôt que je l’aurais dû et voulu. Vous me pardonnerez, j’en suis sûr, ce retard très involontaire, et vous ne m’en punirez pas en me faisant attendre une nouvelle lettre de vous. Dans cette si longue et si intéressante que je viens de relire, il y a un passage qui m’a extrêmement surpris et affligé : c’est celui où vous m’indiquez par un mot que vous avez déploré la victoire du Nord aux États-Unis. Je vous aurais pardonné l’ignorance ou l’indifférence, je ne vous pardonne pas d’être du mauvais côté dans une question si grande et si vitale ! Croyez bien que ce n’est pas l’amour-propre d’auteur qui m’irrite en ce moment ; je conçois très bien que mes argumens et mes démonstrations ne vous aient pas convaincue ; mais comment vous, honnête femme, noble de cœur encore plus que de naissance, mère de famille chrétienne, comment osez-vous être du côté de l’esclavage ! Comment n’avez-vous pas horreur de tout ce qui se rattache directement ou indirectement à une institution abominable, qui, en dehors même de toute autre considération politique ou sociale, autorise des hommes à vendre, à exploiter, à flageller leurs semblables, livre sans défense à tous les caprices de la débauche des milliers de femmes et de jeunes filles, et imprime la sanction de la loi aux instincts les plus dépravés et les plus cruels de l’humanité déchue ! Vous n’avez, hélas ! que trop de complices, même dans le clergé, en Amérique et en Europe. Et c’est là précisément ce qui est affreux, ce qui crie vengeance au Seigneur. D’où vient ce douloureux et cruel mystère ? De l’esprit détestable qui, depuis trois siècles, identifie presque partout le catholicisme avec les abus et le despotisme dont l’esclavage américain était la forme la plus révoltante ! De cet esprit que j’ai signalé et qui, dans notre siècle, a enrégimenté follement les catholiques du côté des Turcs contre les Grecs, des Hollandais contre les Belges, des Russes contre les Polonais. Vous êtes trop jeune pour avoir vu comme moi tout le clergé, dans presque toute l’Europe, depuis le pape Grégoire XVI jusqu’au moindre de nos curés, pour l’empereur Nicolas contre l’infortunée Pologne ! Ils ont heureusement changé depuis lors, et ils devraient profiter de cette leçon pour ne pas se laisser toujours entraîner instinctivement du côté des tyrans. Pardonnez, chère amie, à mes cheveux blancs la vivacité de mon langage. Je ne vous aurais rien dit de ce sujet, si je n’étais pas sans cesse préoccupé de ce que vous appelez si bien la grande mission que vous avez à remplir, celle de former des hommes, celle d’élever pour Dieu et pour la société deux nobles jeunes gens destinés à honorer leur nom et leur patrie.
Nous serons heureusement bien plus d’accord sur la Hongrie. Je suis ravi de tout ce qui s’y passe, depuis la Patente du 20 septembre, ravi de voir l’Empereur entrer dans la voie de la conciliation et de la justice, ravi surtout de voir que la grande majorité des Hongrois semble vouloir répondre aux intentions sages, paternelles et vraiment libérales de leur souverain. Tous les détails que vous avez eu la bonté de me donner à ce sujet m’ont extrêmement intéressé et consolé. Je puis dire que mon cœur est sans cesse avec ma pensée en Hongrie, tant je désire que tout y marche bien et que l’union de la couronne avec la nation vienne donner un démenti éclatant à la vieille bureaucratie absolutiste des Metternich et des Schwarzenberg, comme aux mauvais révolutionnaires qui détestent la maison de Habsbourg uniquement, comme vous le dites très bien, parce qu’elle est catholique et ancienne. Si tout marche bien, comme je l’espère passionnément, je serai tente de faire une nouvelle pointe en Hongrie pour voir le couronnement du roi Apostolique l’été prochain, à moins toutefois que je ne sois entraîné vers l’Amérique ; car dans les Deux Mondes, et chez les démocrates américains comme chez les aristocrates hongrois, ce que j’aime et recherche par-dessus tout, c’est la justice et la liberté, également méconnues par l’absolutisme et par la révolution. Parlez-moi donc beaucoup de votre pays, de tous vos parens et amis et dites-vous bien que parmi tous ceux-ci il n’en est pas de plus dévoué que moi.
Paris, 3 janvier 1866.
Très chère Comtesse, c’est avec vous que je veux commencer cette nouvelle année. Il y a très longtemps que je désire vous écrire, mais comme il m’est très désagréable de ne pouvoir le faire de ma propre main, j’attendais toujours avec l’espoir d’être assez bien rétabli pour reprendre mon ancienne habitude avec vous. Malheureusement, il n’en est rien. Je continue à être dans le même état, je ne puis pas écrire sans une grande fatigue ; c’est pourquoi j’ai recours à la main de ma fille Madeleine pour me rappeler à votre souvenir, vous offrir tous mes vœux et vous remercier de votre lettre du 6 juillet dernier. J’ai vu par cette lettre que vous aviez su la rude épreuve à laquelle j’ai été condamné et que vous vous faisiez illusion sur ma prochaine guérison : les médecins, tout en affirmant que je guérirai un jour ou l’autre, ne me laissent pas entrevoir le terme de ma maladie. Il y a maintenant près de neuf mois qu’elle dure, et pour m’encourager on me cite des cas semblables au mien qui n’ont été guéris qu’au bout de deux ou trois ans !
Il serait difficile d’imaginer une épreuve plus contraire à mon caractère et à ma nature toujours habitués depuis le berceau au mouvement et au travail. Je sais bien cependant que je pourrais être encore plus à plaindre, puisque j’ai conservé l’usage de mes yeux et de ma tête, et que je puis lire pendant plusieurs heures par jour.
Je me résigne donc le mieux que je puis à l’immobilité et à l’oisiveté qui sont devenues mon partage. J’espère que mon âme profitera de cette croix vraiment assez lourde, et je compte sur vos prières, chère Comtesse, comme sur celles d’une véritable amie, pour m’aider à obtenir les grâces dont j’ai besoin pour tirer un profit spirituel de ce qui m’arrive...
Ai-je besoin de vous dire que j’ai bien pensé à vous et à vos angoisses patriotiques pendant l’été dernier ? Ici les vœux de tous les honnêtes gens étaient pour l’Autriche avec une unanimité que je ne me rappelle pas avoir vue pour aucune autre cause depuis que j’existe. Mais quel triste mécompte !... Cette débâcle universelle de toutes les ressources d’une immense monarchie, cette absence totale de vertus civiques et sociales, chez tout le monde : quel jugement de Dieu sur ce despotisme à la Metternich et à la Schwarzenberg qui a lentement consumé toutes les forces vitales de ce grand et bel empire et que les conservateurs européens ont si sottement admiré ! Quelle leçon surtout pour ces catholiques encore si nombreux qui s’obstinent avec un si incorrigible aveuglement à préférer le régime de la protection à celui de la liberté ! Une expérience plus éclatante que le soleil est venue démontrer que les catholiques valaient beaucoup mieux sous le gouvernement anticatholique de la Prusse que sous le gouvernement apostolique de l’Autriche, tout comme ceux de la Belgique, de la France et de l’Amérique valent infiniment mieux que ceux de l’Espagne et de l’Italie où a régné si longtemps cette alliance entre le despotisme et la religion que l’on veut nous imposer comme un article de foi.
En ce qui touche la Hongrie, je voudrais que vous puissiez me donner des nouvelles plus rassurantes dans votre prochaine lettre, car je crois toujours que la réconciliation des deux pays est non seulement l’unique chance de salut pour l’Autriche, mais encore ce qu’il y a de mieux pour la Hongrie. Vous avez peut-être su par votre nièce que le Pape avait spontanément accordé à ma fille Catherine la permission de venir me voir pendant ma maladie. Je la vois donc pendant deux ou trois heures tous les dix ou quinze jours, c’est-à-dire aussi souvent que quand je me portais bien. C’est une grande consolation pour moi. Nous parlons souvent de vous, chère Comtesse, et de nos si agréables souvenirs de Hongrie. Ma femme vous remercie de votre bon souvenir ; elle est un peu fatiguée des soins qu’elle m’a prodigués depuis si longtemps, car ce qu’il y a de plus triste dans un état comme le mien, c’est d’être à charge non seulement à soi-même, mais surtout aux autres.
Priez donc, chère Comtesse, pour que mon épreuve s’abrège par une mort chrétienne bien plus désirable à mon âge qu’une guérison qui ne prolongerait que de quelques courtes années une vie désormais inutile, et à vrai dire déplacée en présence des tendances qui dominent aujourd’hui dans la société religieuse et civile. Comptez toujours sur mon amitié reconnaissante. Parlez-moi de vos fils dont l’avenir m’intéressera toujours... Adieu, croyez-moi toujours à vous.
Paris, ce 31 mars 1868,
Très chère Comtesse, vous me pardonnerez, j’en suis sûr, d’avoir si longtemps tardé à vous remercier de votre lettre du 16 octobre. Il m’était fort pénible de vous écrire autrement que de ma propre main, et jusqu’en ces derniers temps, j’ai toujours été obligé de dicter. Maintenant je puis un peu écrire, mais bien peu, étant obligé de rester presque toujours couché et n’ayant pu apprendre à me servir de ma plume dans cette position. Avec le mois d’avril commencera la troisième année de cette cruelle maladie. Après mon opération en mai 1866, M. Nélaton me disait que j’en avais encore pour trois mois, de sorte que je ne puis pas ajouter grande foi à ses prédictions lorsque je l’entends me dire que je serai guéri probablement dans un an.
Du reste, le bon Dieu m’a fait la grâce de m’habituer à l’état où je suis tombé. Je ne souffre pas beaucoup ; seulement, ma vie est une défaillance continuelle ; je n’ai plus la force de travailler à quoi que ce soit. Quand je me portais bien, j’aimais surtout l’indépendance et l’activité, et c’est précisément par là que je suis frappé, étant réduit à une oisiveté à peu près complète et surtout à la dépendance la plus humiliante dans toutes les circonstances de la vie. C’est ainsi que Dieu se plaît à éprouver ses créatures pour leur bien, je le sais, et m’y résigne de mon mieux. Quoique je ne sois qu’un bien petit chrétien, j’espère l’être assez pour comprendre qu’il est bon de souffrir ici-bas. Puis je sais aussi qu’il y a beaucoup d’autres personnes encore plus à plaindre que moi, atteintes d’infirmités beaucoup plus cruelles et surtout plus prématurées. Pour moi, j’étais déjà mort politiquement et socialement avant d’être malade. Si j’avais été atteint il y a vingt ans comme je le suis maintenant, j’aurais peut-être été inconsolable ; mais, à vrai dire, depuis 1852, je n’ai plus fait que végéter.
Ce qu’il y a de plus triste dans mon état, c’est le sombre qui en résulte pour mes pauvres filles qui grandissent au milieu des ennuis et des gémissemens d’une infirmerie. Madeleine, qui va bientôt avoir dix-neuf ans, et que sa mère ne veut ou ne peut mener dans le monde, en prend très gaîment son parti ; elle est très agréable sous tous les rapports, et m’a été bien secourable pendant ma maladie. La petite Thérèse ne fera sa première communion que l’année prochaine ; elle a un naturel plus sérieux, plus énergique que ses aînées, et j’imagine souvent qu’elle finira comme Catherine. Celle-ci va toujours très bien : toutes les fois que je la vois, elle me semble l’incarnation de la paix et de la joie. Merci mille fois, chère Comtesse, des précieux détails que vous me donnez sur vos fils. Ce que vous me dites de l’aîné me donne bon espoir. J’en conclus qu’il pourra jouer dignement son rôle de citoyen d’un grand et noble pays, où il y aura fort à faire dans les orages qui se préparent. Ai-je besoin de vous dire avec quel intérêt passionné j’ai suivi tout ce qui s’est passé en Hongrie depuis deux ans, et surtout ce beau couronnement, qui m’a charmé à tous les points de vue ? Je suis donc tout à fait avec Deak et Beust en ce qui touche la Hongrie. Je suis d’ailleurs convaincu que l’Église sortira rajeunie et cent fois mieux portante qu’autrefois des épreuves qu’on lui prépare en Autriche et qui l’obligeront à vivre de la vie moderne. J’ai vu, de mes yeux vu, le misérable état où elle était tombée sous Metternich, et je ne sache rien au-dessous ! Dans vingt ans d’ici, et peut-être plus tôt, les catholiques de l’Autriche auront repris honorablement leur rang à côté de ceux de France, de Belgique, de Hollande, d’Amérique. Il est plus clair que le jour que les conditions de l’alliance entre l’Église et l’État doivent radicalement changer, et que partout où l’Église prend résolument son parti de ces changemens, elle s’en trouve très bien, c’est-à-dire aussi bien qu’elle peut l’être dans ce pauvre monde. Mais voilà ce que l’on ne veut pas comprendre à Rome, où l’on croit toujours à l’ancien régime, aux empereurs, aux rois, aux gouvernemens. Malgré tant de mécomptes, souvent mérités, l’on s’obstine à s’appuyer sur le roseau qui a toujours percé la main qui s’y repose.
Adieu, très chère Comtesse, gardez-moi le secours de vos prières et de votre fidèle amitié.
MONTALEMBERT.